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i,^^'-
RICHARD WAGNER
SA VIE ET SES OEUVRES
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
3o EXEMPLAIRES NUMEROTES A LA PRESSE
SUR PAPIER JAPON IMPERIAL
'KTlrtV-ï
ADOLPHE JULLIEN
RICHARD WAGNER
SA VIE ET SES OEUVRES
OUVRAGE ORXÉ
1)K (H AT OR/ K I.Il'HOC.R \PH I l-;S () H I (1 1 N A I, KS
PAR M. FANTIN-IjATOUR
DE
Quinze Portraits de Richard Wagner
DE Q UA TRE EA UX -FORTE S
ET DE 12 0 GRAVURES, SCÈNES D ' O P É R A S , CARICATURES
VUES DE THÉÂTRES, AUTOGRAPHES, ETC.
LIBRAIRIE DE L'ART
PARIS I LONDRES
JULES RoiAM, Knnj-:ini
29,CITEDANTIN,20 j
1886
Droits de traduction et de reproduction réservés
(;n.Bi:Ri' woon >!i c:
175, STRAND, I 75
tM
A MON AMI
FANTIN-LATOUR
AVANT-PROPOS
ûiLA tantôt quatre ans que Richard Wagner tomba.
coniDie foudroyé. Sa mort remonte-t-el/e asse^i loin
pour qu'on puisse se mettre au point convenable afin
de juger l'homme en toute impartialité? L'heure
a-t-elle enfin sonné d'accorder a ce grand génie la
pleine justice que ses plus acharnés détracteurs lui
avaient promise pour après sa nu)rt et qui semble
ne devoir venir qu'après la leur? Apparemment, car la masse des
auditeurs français, sans plus s'occuper de ces mesquines rancunes
d'écrivains embourbés dans leur prose ou de ces petits intérêts de
commerce, a fait franchement réparation à Richard Wagner des injures
qu'on avait déversées sur lui de son vivant, et le public français, pris
dans son entier, s'est montré beaucoup plus généreux, plus juste à son
égard que certains individus jaloux, fanatiques ou rancuniers. On peut
dire aujourd'hui que Wagner, même en France, a conquis sa place au
soleil : il n'y compte presque plus que des admirateurs. Autrefois,
c'était se singulariser que de le défendre ; à présent, c'est vouloir attirer
sur soi l'attention que de le décrier.
Cette réhabilitation ne s'est produite indiscutable et frappante
qu'après que la mort du maître eut calmé toutes les susceptibilités ;
mais, déjà depuis un certain temps, il était aisé de prévoir, à des
signes certains, que le vent de la fortune allait tourner, et les nombreux
écrivains qui s'ingénient à se mettre toujours d'accord avec les préfé-
rences momentanées du public avaient pu ménager savamment leur
conversion afin d'arriver à louer le plus superbement du monde un
vm AVANT-PROPOS
hoinaïc, un artiste, auquel ils avaient, depuis des années, injligé les
souffrances les plus cruelles. Le public, en niasse, n'a pas de ces petits
calculs; il change en un jour, comme si les écailles lui tombaient des
yeux, et s'inquiète peu qu'on lui jette ses jugements d'hier à la face.
Il les nie, alors, et de la meilleure foi du monde. Il n'en va pas de
même avec les gens qui tiennent une plume, et ce n'est pas une mince
affaire, à leui'S yeux du moins, que de s'accorder avec eux-mêmes et
d'essayer de donner le change à leurs lecteurs ébahis sur la fermeté,
sur le bien fondé de leurs jugements.
Cet clan du public vers un génie trop longtemps méconnu a néces-
sairement provoqué une abondante éclosion de publications : livres,
articles et brochures, toutes plus louangeuses les unes que les autres,
sur le compte de Richard Wagner. A l'excès du blâme a succédé, par
instants, l'exagération de l'éloge, et l'aveuglement de la haine a fait
place, en plus d'un cas, à l'aveuglement du fétichisme. Quel déluge
d'articles ou d'études critiques, historiques, anecdotiques, apologétiques,
ditliyrambiques sur Richard Wagner, depuis l'époque de la représenta-
tion de Tannhœuser à Paris! Et cependant, oit trouver les renseigne-
ments circonstanciés qu'on est toujours désireux de posséder sur un
homme de génie, et qu'on serait en droit de demander à tout ouvrage
un peu sérieux, en dehors de la chronique courante? A peu près nulle
part, si l'on se restreint au.x écrits publiés en langue française, car
l'étude si intéressante de Gasperini, outre qu'elle s'arrête après Tristan
et Iseult, est très sobre et très peu sûre en fait de renseignements his-
toriques. Et depuis lors, combien d'écrivains français ont prétendu nous
entretenir de Richard ^]'agner, qui nous ont resseri'i à la file les
mêmes développements de rhétorique, assaisonnés d'un grain de poésie,
d'un soupçon d'esthétique ! Aujourd'hui, la mode est à la philosophie
et l'on n'entend rien à ^]\^gner si l'on croit que ses ouvrages sont faits
pour être exécutés. Que non pas ! on les commente afin de les rendre
inintelligibles et l'on .se tient pour satisfait.
C'est qu'il est singulièrement plus facile et plus expéditif de laisser
courir sa plume à l'aventure et d'enfiler des mots à perte de vue sur un
homme ou sur une œuvre sans avoir entendu f œuvre ni étudié l'homme,
que de rechercher les circonstances de la vie d'un artiste qui ont accom-
pagné la production de ses ouvrages, que de contrôler en quelque sorte
AVANT-l'ROPOS ix
SCS œiirrcs par sa vie et de toujours tendre au juste point de critique
et d'éloge, eu fuyant également l'hyperbole louangeuse, dittyrambique,
et le blànie amer, injurieux. Des analyses de pièces sur le nu)de
lyrique, on en rencontre autant et plus qu'on n'en désire, à mon sens ;
7uais il serait injininwnt nu)ins aisé de trouver un ouvrage où l'existence
et les (vuvres du hardi novateur fussent racontées, étudiées avec suite ;
oit l'on put suivre à la fois la J'ie de l'homme et la carrière de l'artiste,
en le pi-enant à sa naissance pour le conduire jusqu'à sa mort.
Non seulement il n'existe aucun ouvrage de ce genre en notre
langue, mais, même à l'étranger, on n'en saurait découvrir un seul qui
satisfit aux conditions d'indépendance et d'impartialité nécessaires pour
qu'un pareil travail offre quelque intérêt et puisse être utilisé de con-
fiance. En effet, les ouvrages allemands conformes à ce plan général
sont conçus dans un esprit tellement admiratif et rédigés dans un style
à ce point laudatif qu'on y devine à chaque page et l'influence directe
et le contrôle permanent du maître ou de ses représentants. Tel auteur,
ou tel autre, en prenant la plume, a dépouillé sa personnalité propre et
s'est mis en quelque sorte à la dévotion de l'artiste dont il allait
raconter la vie et qu'il devait juger aussi; dès lors, non seulement
ses appréciations perdent toute portée, mais les faits matériel.^ les plus
simples sont présentés de telle façon qu'on se méfie, instinctivement, et
qu'on ne les accepte qu'après vérification minutieuse. A chaque page,
on sent le livre de parti, le dithyrambe, et de tels ouvrages, à ce qu'il
semble, sont sans utilité pour la gloire du maitre : ils ne le font pas
connaître, ils lui nuisent au contraire, et le rendent quelque peu déplai-
sant par l'exagération de l'éloge et l'abus des coups d'encensoir.
Le mieux, avec un tel génie, est de raconter tout uniment sa vie,
de juger ses actes et ses œui'res aussi simplement que s'il était mort
depuis cinquante ou soixante ans, et de ne pas l'écraser sous des éloges
hyperboliques qui risquent de le rendre ridicule au.x yeux des gens
sensés ; c'est en un mot d'écrire à son sujet un livre d'histoire, non un
livre de combat ou de parti. Wagner, au degré de gloire oit il est
monté, n'a plus besoin qu'on rompe des lances pour lui ; il saura bien
achever sa victoire par la toute-puissance de son génie et de ses œuvres.
Donc, point de lii're de combat. Point de livre de parti, non plus ;
car ce serait montrer un esprit singulièrement étroit que de rallumer
s AVANT-PROPOS
de vieilles querelles éteintes, en rééditant, pour le plaisir de taquiner
les gens, toutes les pauvres raisons imaginées naguère par des opposants
de parti pris. Et puis à quoi cela conclurait-il?
Rien ne nie serait plus facile, assurément, que d'être désagréable à
tant d'écrivains qui menèrent l'attaque autre/ois contre Richard Wagner,
et je serais amplement muni pour cette petite guerre. Il n'est pas rare
à présent de voir des personnes recueillir dévotement les articles qui
se publient sur le maître qu'elles admirent; mais ce goût est de mode
récente et ne s'est développé que depuis la mort de Wagner. Qu'on
remonte seulement de quelques années en arrière, et l'on ne trouvera
pas trace de collection de ce genre. A plus forte raison si l'on recule
de dix, quinze ou vingt ans : combien l'idée, en ce temps, aurait paru
singulière et la recherche sans intérêt ! Nous ne sommes pis, je crois
bien, plus de deux qui ayons, de longue date, et l'un aidant l'autre,
imaginé de réunir à peu près tout ce qui s'imprimait sur Richard
Wagner chaque fois qu'une œuvre de lui passionnait l'opinion ou qu'il
surgissait dans le numdc musical une querelle à son sujet.
Nous agissions en simples collectionneurs quand nous entreprenions
cette besogne fastidieuse, et nous ne soupçonnions pas quelle utilité,
quel prix, une telle réunion d'articles acquerrait par la suite. Aujour-
d'hui, qu'il s'agisse de la représentation de Rienzi à Paris, de l'appa-
rition des Nibelungcn à Bayreuth, sur lesquels nous avons précieu-
sement colligé les moindres bribes des journaux français et quantité
d'articles importants de tous les pays d'Europe et du Nouveau- Monde ;
qu'il soit question du tumulte soulevé aux Concerts populaires lorsque
M. Pasdeloup y fit exécuter la marche funèbre de Siegfried, ou bien
du confit provoqué tout dernièrement par l'annonce de la représen-
tation de Lohengrin à l' Opéra-Comique , — on trouve, immédiatement là,
sous la main, non seulement tous les articles -petits et grands des
critiques de profession, mais encore les moindres facéties, les plus
minces saillies échappées à la plume de chroniqueurs en gaieté qui ne
s'en souviennent déjà plus et qui ne riraient guère, aujourd'hui, si l'on
s'amusait à les leur rappeler.
Quel riche arsenal oii puiser s'il eût été dans mon pi'ojet de blesser
avec leurs propres armes ceux-là mêmes qui s'acharnèrent le plus
contre Richard Wagner! Mais je répugnais absolument à donner à mon
AVANT-PROPOS xi
livre lin caractère de représailles. Il vie plaisait d'observer une impar-
tialité stricte entre Richard Waffncr et ses anciens détracteurs, sans
user des textes que J'ai'ais entre les mains pour divertir la galerie aux
dépens de ceux-ci ; c'eut été leur faire injinimcnt trop d'honiwur que
de leur prêter une nouvelle vie à l'abri du i^rand nom de Wagner.
Donc, silence à peu près complet sur les gens qui prirent part aux
polémiques d'antan, et trêve aux personnalités. Avant tout, un livre
d'histoire exact, complet si faire se peut, volontairement dépourvu de
solennité, où l'anecdote vérifiée aurait sa place, oii la louange et la
critique parleraient un langage accessible à tous, un lii're enfin tel que
devait l'écrire un admirateur de la veille, mais un admirateur indé-
pendant et qui n'a jamais voulu frayer avec personne ayant tenu de
près à Richard ^^^agner.
Je tiens à le déclarer. C'est, selon moi, une condition indispensable
quand on essaie d'apprécier un artiste de cette taille, que de j(niir d'une
indépendance absolue et de n'avoir pas la plus petite obligation à qui
serait en droit de vous la faire payer, si peu que ce fût. L'homme a
vécu, l'œuvre est immortelle : il y a là tous les éléments nécessaires
pour le jnger, sans compter qu'on peut, de surcroit, se renseigner
auprès de gens ayant pénétré dans l'intimité du maître, et c'est de quoi
je ne me suis pas fait faute. Mais il y a loin de là à solliciter le
moindre renseignement auprès de persoimcs qui, par échange, auraient
pu demander que je soumisse le livre entier à leur approbation. Admi-
rateur de Wagner, certes, je crois l'être; et depuis que j'ai coinniencé
d'écrire — // y a près de vingt ans — je n'ai jamais cessé de le
défendre avec énergie, au risque de m' attirer les attaques railleuses de
gens qui me reprocheraient volontiers, maintenant, d'avoir été tiède et
circonspect ; mais autre chose est d'improviser un article de critique
militante presque aussitôt oublié, autre chose de composer un volume
d'histoire auquel l'auteur prétend qu'on se puisse reporter en toute
sécurité.
Je me suis donc efforcé de faire un ouvrage entièrement impartial
non seulement envers Richard Wagner, mais aussi eni'crs ccu.x qui,
pour une raison ou pour une autre, ont prétendu le l'ouer à ianitnad-
version publique ; il appartenait à l'historien de disceriwr le bien ou
le mal fondé de ces attaques, leur origine i)itércsséc ou leur but caché.
XII AVANT-PROPOS
et de prononcer ensuite, en connaissance de cause, entre l'artiite et ses
ennemis. C'était là un travail indispensable à faire avec un homme tel
que Richard Wagner, mais un travail très délicat, comme on peut
croire, et d'autant plus malaisé qu'il ne se trouve absolument rien de
pareil dans tous les écrits biographiques consacrés au maître : avec
tous les écrivains de France ou d'Allemagne et même avec AI. Dann-
reuther, dont la notice anglaise est un des meilleurs travaux qui soient
sur Richard Wagner, il n'y a jamais d'e.xamen calme ni de jugement
modéré. Pas de moyen ternie : ou c'est tout l'un ou c'est tout l'autre;
ou }]^agner est un misérable ou c'est un martyr. Eh mon Dieu!
l'absolu n'est pas de ce monde, et pour arriver à la vérité relative en
ce qui concerne Richard Wagner et ceux dont il a subi les attaques
sans demeurer en reste avec eux, il ne suffit pas de lancer de grands
mots; il faut examiner de près la question sous toutes ses faces, sans
idée préconçue, autant que possible, et sans aveuglement.
Pour qu'un ouvrage ainsi entendu sur Richard Wagner mit bien
en lumière le génie auquel on tentait de rendre un juste hommage, il
fallait marquer mieux que par le récit, par des dessins, quelle oppo-
sition le maitre avait rencontrée en tout pays et quelle énergie il avait
dû dépenser pour venir à bout des nombreux obstacles qui se dressaient
devant lui, par sa faute asse^ souvent, par suite de son caractère absolu.
Rien non plus ne montre mieux que le dessin, qui saute aux yeux,
quel revirement s'est fait dans l'opinion publique au sujet de Richard
Wagner. La caricature, ici, devait donc venir en aide au texte écrit,
et comme nul compositeur, pas même Rossini ni Berlio^, n'a plus
inspiré la verve railleuse de ses contemporains, il n'y avait qu'à choisir
parmi toutes les caricatures écloses en Allemagne, en France, en
Angleterre, etc., mais en évitant toujours d'en reproduire qui fussent
trop grossières ou le moins du monde blessantes pour des personnes
encore vivantes.
C'est dire asse:[ que la caricature est avant tout à mes yeux un
document historique, abstraction faite de l'attaque plus ou moins vive, du
trait plus ou moins envenimé qu'elle dirige contre l'homme et l'artiste.
Au surplus, la caricature est devenue, en ce siècle, une des formes de
la célébrité, im gage éclatant de renommée, et Wagner, qui le savait
bien, ne devait pas voir d'un ccil indifférent ce déluge de croquis face-
AVANT- PROPOS xui
tieux sur liii-miniic cl sur ses (vuvrcs : en frappant les regards des
innombrables gens qui n'auraient jamais eu le loisir ou le goût de lire
un article, ils aidaient plus à répandre son nom que des centaines
d'écrits n'auraient pu faire. En aucun cas il n'a été réclamé contre la
parodie écrite ou dessinée, et si jamais crayonneur satirique arait cru
dei'oir lui demander permission de le tourner en charge, il n'aurait sans
doute pas répondu comme notre grand Lamartine, qu'on ne doit auto-
RICHARD WAGNER VERS 184O.
Son premier portrait, dessiiii^ par Ernest Kietz, à Paris.
riser personne à faire grimacer le visage de l'homme, seule créature
faite à l'image de Dieu.
A cette série de caricatures devaient répondre une série de scènes
de pièces et une autre de portraits. Pour les premières, je me suis
astreint à donner toujours au moins une gravure contemporaine des
représentations originales, afin de mieux conserver à chaque pièce le
cachet du temps; pour les seconds, j'ai cherché à réunir les portraits
les plus rares et ceux auxquels le nom de l'artiste ou la date de la pein-
ture donnaient une importance particulière : tels ceux d'Herkomer et
de Renoir. Il ne m'a pas été facile — le croirait-on ? — ■ d'ordonner
XIV AVANT-PROPOS
exactement cette longue série de portraits. J'avais bien pour quelques-
uns la date précise; par exemple pour celui de Wagner à quarante
ans. que la nmison Brcitkopf et Hartel me convuuuiquait aimablement,
et pour ceux qui ont été faits à Paris ou à Londres ; mais impossible
d'obtenir un renseignement sur pour les autres, même auprès des per-
sonnes qui, par leur situation, devraient tout savoir de Richard
Wagner : leurs réponses étaient vagues ou manifestement erronées. De
sorte que j'ai dû, pour intercaler ces portraits douteux entre ceux dont
je savais pertinemment la date, me guider surtout sur les modif cations
de la physionomie et sur les changements de la mode dans les vête-
ments. Aurai- je établi, de la sorte, un ordre relativement exact pour
tous les portraits insérés dans le texte ? Je l'espère un peu, mais ne
saurais le garantir.
J'ai reçu au dernier monient le premier portrait de Wagner, par
Kiet^, que je demandais vainement à tous les échos, et je m'estime
encore heureux de pouvoir le faire figurer dans cet Avant-Propos. Ce
portrait fut dessiné à Paris, en US40 ou 1841 , par Ernest Kiet^, un
jeune artiste de Dresde qui étudiait la peinture à l'atelier de Delaroche et
que Wagner eut la bonne fortune de trouver à Paris lors de son premier
séjour che{ nous : voilà donc Wagner à vingt-sept ou vingt-huit ans.
Quant au portrait que j'ai donné à la page 45, en supposant que
c'était le premier et peut-être celui de Kiet{, il est postérieur tout au
plus de deu.x ou trois ans, comme on en peut juger par la physiono-
mie, et nous donne bien Richard ^]\^gner aux environs de la trentième
année; la date indiquée est donc la bonne. Il parait que Kiet^, l'auteur
du premier portrait de WagJier , après avoir p>assé la plus belle partie
de sa vie à Paris, de iS'So à l'S'yo, est aujourd'hui retiré dans sa
ville natale. C'est son frère , le sculpteur Gustave Kiet^, qui a fait à
Bayreuth même, en i<S-;3, les deux bustes en marbre blanc qui ornent
le rei-de-chaussée de Wahnfried.
Pour préparer un pareil ouvrage, absolument neuf de toutes pièces^'
il m'a fallu, tant pour l'illustration que pour le texte, recourir à
nombre de gens, écrire à bien des personnes en vue d'obtenir d'elles
un renseignement utile, et je me félicite de n'ai'oir rencontré presque
partout qu'obligeance et bon vouloir. Pour la partie caricaturale, qui
avait une si grande importance à mes yeux, je dois beaucoup à
AVANT-PROPOS xv
M. John Gyand-Carlcrct, auteur de l'excellente Histoire de la Carica-
ture en Allemagne, en Autriche, en Suisse; et M. Eiuerich Kastner,
le grand collectionneur )vagnérien de Vienne, m'a été pareillement d'un
précieux secours. En général, tous les directeurs de journaux de
caricatures ou de publications satiriques se sont montrés des plus
aimables, aussi bien ceux de France : du Charivari, du Triboulct, etc.,
que les éditeurs allemands, comme ceux du Kikeriki et du Floh, à
Vienne; comme AI M. Braun et Schneider, des Fliegende Bketter, à
Munich; comme M. Heck, de Vienne, pour les portraits-charges de Gus-
tave Gaul, etc., etc. M. A. Hofmann, propriétaire du Kladderadatsch,
de Berlin, à défaut de caricatures dans le corps même de ce journal,
mettait à ma disposition toute une brochure humoristique : Schulze et
Millier à l'Anneau du Nibelung, dont les plaisants croquis sont dus au
principal dessinateur de cette feuille célèbre, M. W. Schol^. Le
Punsch, de Munich, m'a été aussi très utile à consulter pour le temps
du séjour de Wagner dans cette ville; mais j'adresse ici mes remer-
ciements à un journal disparu, à un auteur mort, car l'année iNjS a
vu s'éteindre à la fois cette feuille satirique et son rédacteur-dessina-
teur, Martin Schleich.
Si je rentre en France, il m'est dou.x de remercier M, Charles
Nuitter pour son obligeance accoutumée à m'ouvrir les Archives de
l'Opéra, puis mon ami Georges Charpentier, qui possédait les originaux
de certains dessins^ comme le portrait de Renoir; MM. Charai'ay
frères, qui m'ont communiqué un portrait essentiel, et surtout tel autre
de mes amis, dont la bibliothèque jvagnérienne, plus fournie encore que
la mienne en articles, gravures ou documents originaux, était toute à
ma disposition. Du reste, par scrupule d'historien, j'ai toujours indiqué
très exactement — quand je l'ai pu troui'er — l'origine des pièces,
portraits et caricatures qu'il me paraissait bon de reproduire ; et de
même, j'ai successipement noté au courant du récit tous les ouvrages
qui m'avaient été le moins du monde utiles dans mon travail. J'aurais
eu mauvaise grâce à passer sous silence les différents livres français
oit il avait été déjà parlé de ce rare génie, et, plutôt que d'en négliger
un seul, il m'a plu de les nommer tous sans faire ici métier de critujue
et sans discerner entre leur plus ou moins de valeur : cela, d'ailleurs,
saute aux yeux.
XVI AVANT-PROPOS
Tel qu'il est, avec des imperfections inéi'itables, je soumets cet
ouvrage aux admirateurs éclaires de Richard Wagner, eu les priant
d'excuser les fautes qui ont pu ni'échapper. C'est p>oiir eux surtout
qu'on l'a fait ; mais il ne me déplairait pas non plus d'intéresser les
gens de bonne foi pour qui l'œuvre ivagnérienne est encore lettre close,
et de jouer auprès d'eux le rôle modeste — • ou immodeste, comme on
voudra — que Gœthe assigne aux traducteurs : « Ce sont, dit-il, des
entremetteurs {élés qui nous vantent les irrésistibles charmes d'une
beauté demi-voilée : ils font naître un désir brûlant de connaître
l'original. »
Et nmintenant que j'ai tout dit, une courte fanfare comme à Bay-
rcuth ; que le rideau s'entr'ouvre et que le maitre lui-même, avant la
représentation de sa propre vie — la vie agitée d'un héros de l'art, ■ — -
vienne intercéder auprès du public en faveur de son nouvel historien !
WAGNER SALUANT.
{Puck, Je Lcipzii;, 3 septembre i<S7'3.J
RICHARD WAGNER
SA VIE ET SES OEUVRES
CHAPITRE PREMIER
MOZART ET RICHARD WAGN'ER EN FACE DES FRANÇAIS
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L y a dix ans juste, au moment où la tétralogie allait
être exécutée à Bayreuth, le Fi^nro de Paris publia
certain article auquel on voulut bien prêter quelque
attention. Dix années révolues n'ont rien fait perdre
de son actualité à ce plaidoyer en faveur d'un homme
accusé de fautes qu'il ne fut pas seul à commettre
et dont on prétend le charger seul : aussi semble-t-il
à Fauteur qu'il ne saurait mieux commencer ce tra-
vail étendu sur Richard Wagner qu'en reproduisant ici, sans y rien
changer, cette courte étude à laquelle il n'a jamais été répondu que
par de vaines déclamations. Mais les faits sont clairs et les textes
sont là; il n'y a si beau mouvement oratoire qui tienne contre d'aussi
irréprochables témoins.
Donc, mettons que nous sommes encore au mois d'août 1876.
Les fêtes musicales qui vont avoir lieu à Bayreuth et qui, triomphe
ou échec, n'en resteront pas moins une des tentatives artistiques les
plus audacieuses qui se puissent voir, tiennent aujourd'hui tous les regards
de l'Europe musicale attachés sur cette ville de Bavière et font encore
un héros, pour quelques jours, de ce Richard Wagner, tant admiré des
uns, tant abhorré des autres, et tant bafoué par la foule indiftcrente et
badaude.
1 RICHARD WAGNER
Ne serait-ce pas le moment dexaminer en toute justice, sans parti
pris d'indulgence ni de sévérité, les griefs si souvent formulés contre ce
compositeur par ceux qui transportent cette question purement musicale
sur le terrain brûlant de la politique, sans vouloir se rappeler que d'autres
ont écrit et fait pis encore contre nous qui n'en sont pas moins admirés
et loués par toute la France? La question de génie ou de talent n'est
pas à discuter ici et toute dissertation serait oiseuse à la veille de faits
décisifs. Aussi nous abstiendrons-nous de juger, d'examiner môme les
théories et les créations du novateur allemand, si grand attrait que cet
examen réfléchi put nous offrir.
En effet, la nature artistique de Richard "Wagner est tellement
complexe, son génie musical révèle une telle vigueur et exerce une
telle attraction, qu'à défaut d'une connaissance approfondie de ses œuvres,
on a recours aux comparaisons les plus étranges pour le juger en bien
ou en mal. Cette année môme, presque le même jour, un compositeur
allemand l'assimilait à Napoléon III, tandis qu'un journaliste français le
comparait à M. de Bismarck. Et tous deux, le musicien et le littérateur,
l'Allemand et le Français, croyaient avoir tout dit sur le compte de
Richard Wagner par ce seul rapprochement.
Conservons ces deux portraits qui se contredisent l'un l'autre, au
moins à titre de curiosité.
M. Ferdinand Hiller, directeur du Conservatoire de Cologne et ami
intime de Mendelssohn, — cette vieille amitié explique sa haine vivace
contre "Wagner, — écrivait à la Deutsche Rundschau :
« Wagner ressemble en beaucoup de points à Napoléon III. Comme
celui-ci, il eut toujours foi en son étoile, malgré les circonstances les
plus contradictoires ; tous les moyens qui pouvaient le mener au but de
ses aspirations, il les a employés avec une constance et une énergie tout
en dehors qu'aucun musicien n'a possédées avant lui au même degré.
Un autre point de contact entre Napoléon et lui, c'est qu'il a su enchaî-
ner indissolublement ses partisans au succès de sa cause, et qu'à l'égard
de ceux dont la personnalité lui portait ombrage, il a fait de la confis-
cation à son profit. Il est arrivé ainsi au suprême pouvoir. Comme
couronnement de sa brillante carrière, à l'Exposition universelle de 1867,
succédera, en 1876, l'Exposition de Bayreuth. Wagner aura-t-il aussi un
Sedan? C'est difficile à croire : d'abord, jusqu'ici, rien ne nous annonce
la venue sur le terrain musical d'un Bismarck ou d'un Moltke ; ensuite,
dans les arts, les victoires ne sont généralement pas aussi rapides que
dans l'ordre militaire. Mais sa cause finira pourtant par être vaincue,
car elle ne repose que sur des principes faux, comme la puissance
jadis incontestée de Napoléon III. »
RICHARD WAGNER 3
Que disait, trautre i^art, le XIX' Siùclc?
« Richard Wagner est la volonté, l'énergie, l'opiniâtreté incarnées;
comme tous ceux qui s'attachent obstinément à la poursuite d'une idée
fixe, on l'a traité longtemps de maniaque. Aujourd'hui, Bismarck et lui,
ces deux hommes dont les caractères, sinon les génies, ont tant de traits
de ressemblance, sont les dieux de l'Allemagne. L'élite des Germains
gallophobes et mélomanes est prosternée à leurs pieds. Bismarck et
Wagner ont fait preuve, dans deux sphères d'action bien différentes,
du même esprit absolu et systématique, de la même ténacité passionnée,
de la même fougue de tempérament, de la même absence de scrupules
sur le choix des moyens. Uiiiu'tc que le diplomate a conquise par adresse
ou de vive force dans la politique, l'artiste a essayé de la réaliser dans
l'art. »
De ces deux parallèles, le second est peut-être moins forcé que le
premier, mais il ne prouve pas davantage pour ou contre l'auteur de
Tristan et Iseult.
L'animosité a surtout redoublé contre Richard Wagner depuis qu'on
apprit, par simple hasard, qu'il avait écrit contre la France, au prin-
temps de 187 1, certaine comédie-charge politique intitulée: Une Capi-
tulation. Sur ce sujet, il conviendrait de ne pas crier si fort, pour ne
pas mettre en évidence notre ignorance prolongée. Quelques gens s'occu-
pant de critique ou d'histoire musicale connaissaient depuis longtemps
cette grossière plaisanterie que le public l'ignorait encore ; — et il a fallu
pour la lui révéler qu'un touriste-écrivain voyageât au « pays des
milliards » et y fit cette découverte inattendue.
Cette lenteur dans l'information et cette façon d'apprendre les choses
au bout de cinq ans ne sont guère à notre honneur. Ou cette publi-
cation hostile avait une importance capitale, et nous en devions être
informés dès le premier jour ; ou elle ne signifiait pas grand'chose, et
alors il eût été sage de ne pas faire tant de bruit autour d'elle. Attacher
pareille 'importance à une parodie bien inoffensive en sa grossièreté,
c'était faire ressortir d'autant plus notre manque de prévoyance et d'in-
formations.
On fait encore un crime à Richard Wagner d'avoir composé en 1871
une marche triomphale pour le couronnement de l'Empereur d'Alle-
magne. Il aurait mieux fait de s'abstenir, assurément, lui qui a vécu
plusieurs années en France ; mais n'est-ce pas le lot de tous les musi-
ciens de célébrer les succès militaires de leur pays — et encore
n'attendent-ils pas toujours des succès très avérés. Et puis, les Fran-
çais seraient-ils bien venus à blâmer un compositeur allemand d'avoir
célébré le triomphe de l'Allemagne, eux qui ont si bien applaudi
4 RICHARD WAGNER
MM. Félicien David et Gounod chantant les victoires futures de la
France, eux qui n'ont jamais reproché à l'Italien Spontini de célébrer
dans des cantates officielles l'oppresseur de sa patrie et de lui consa-
crer mcnie, sur son ordre, un grand opéra comme Feniaiid Cortei?
Weber agit autrement et mieux que Spontini, lui qui se lit le Tyrtée
des armées allemandes pendant la campagne de i8i3, lui qui mit en
musique les chants de guerre les plus haineux contre le drapeau enva-
hisseur, le nôtre, et contre un conquérant justement abhorré. Mais
Weber alla dans ce sens plus loin que Wagner ; il ne composa pas
seulement sa cantate de victoire : Combat et triomphe, après la bataille
de Waterloo, — comme Wagner fit pour le couronnement de l'Empereur;
— il avait déjà, au plus fort de la guerre, lancé contre nous ces chants
patriotiques qui enflammaient l'ardeur des combattants.
Et pourtant, qui songerait aujourd'hui à proscrire Weber de France,
à nier son génie, parce qu'il fut notre ennemi acharné et victorieux?
Personne même n'y songea lorsque, douze ans après cette explosion de
haine, il passa par Paris pour aller diriger à Londres son Oberou.
Toute la société française le reçut alors avec un empressement bien
flatteur, et ne voulut se rappeler qu'une chose : c'est qu'elle devait
honorer le génie, oi!i qu'il allât, d'où qu'il vînt.
Richard Wagner a donc beaucoup moins fait contre la France que
Weber. Mais, dit-on, il n'a pas seulement composé une marche de
triomphe : il a aussi déversé l'injure sur un peuple abattu, pour venger
son amour-propre offensé de l'échec que ce peuple avait autrefois infligé
à son Tannhœiiser .
Mais un autre compositeur allemand nous a pour le moins aussi
maltraités, aussi injuriés pour nous remercier de notre bon accueil, de
nos bravos ; et ce compositeur jouit aujourd'hui de la gloire la plus
pure, comme homme et comme musicien, même en France, où tout le
monde ignore ce qu'il pensait de nous. La révélation que nous allons
faire déflorera peut-être l'idéale image du tendre Mozart, mais, si grande
surprise qu'elle cause à ses dévots admirateurs, elle n'atteindra en rien
son génie ni son œuvre. Elle prouvera cependant qu'on peut détester
et injurier la France avec la nature aimante d'un Mozart, comme avec
l'esprit rancunier d'un Wagner. ■
Et d'abord, en quoi Mozart, dont on a voulu faire le modèle de
toutes les vertus, différait-il du commun des hommes? Avait-il vrai-
ment cette droiture inflexible, cette honnêteté qu'effaroucherait la seule
pensée d'un biais ou d'un faux-fuyant, celui qui, après avoir vendu sa
Symphonie concertante et deux ouvertures à Legros, directeur du Con-
cert spirituel, écrivait tout naïvement : « Il croit en être le seul pos-
RICHARD WAGNER 5
sesscur, mais ce n'est pas vrai, car je les ai encore toutes fraîches
dans la tête, et je les écrirai de souvenir aussitijt mon retour à la
maison. « — Le trait fait plus d'honneur à sa mémoire qu'à sa déli-
catesse.
Était-il d'une nature si aimante, et gardait-il une reconnaissance
invariable des services rendus, ce jeune homme qui osait bien déverser
l'injure et la calomnie sur Grimm, qui avait été son plus dévoué pro-
tecteur lors de son premier voyage à Paris avec ses parents? L'enthou-
siasme de Grimm s'était singulièrement refroidi, il est vrai, quand il
avait vu revenir ce présomptueux garçon de vingt-deux ans, doué d'une
vanité prodigieuse, et auquel manquaient, d'ailleurs, toutes les qualités
de souplesse et d'amabilité nécessaires pour réussir à Paris ; mais il
lui avait encore accordé une constante amitié, sinon une protection
bien efficace.
Et ne l'eùt-il pas fait que rien n'autorisait Mozart à écrire cette
dénonciation si pleine de colère et d'aigreur, que le seul souvenir des
services passés devait l'empêcher de parler de Grimm en ces termes
grossiers : « ...Le plus grand bienfait qu'il m'ait accordé consiste en
quinze louis d'or qu'il m'a prêtés, par petites sommes, durant la maladie
de ma mère. A-t-il peur de les perdre? S'il a un doute à ce sujet, il
mérite vraiment qu'on lui mette le pied... car ce serait montrer de la
méfiance à l'endroit de mon honnêteté (la seule offense qui pût me
mettre en rage) et de mon talent. »
Avait-il enfin ce profond respect de la famille, était-d même doué
d'un esprit si délicat, celui qui terminait ainsi certaine lettre à un parent
respectable :
« Je vous souhaite, mon cher oncle, une bonne santé et 1,000 coniyli-
inents à ma cousine. Je suis de tout mon cœur,
« Àlonsieur, votre ini'ariable cochon,
ic 'W. A. Mozartin'. »
On a raillé, on raille encore 'Wagner de son esprit tudesque et de
« ses plaisanteries d'éléphant ». Elles sont le plus souvent assez lourdes,
d'accord, mais elles sont moins crues que celle-ci et ne s'adressent pas
à un homme d'âge.
Cette courte digression sur le caractère et l'esprit de Mozart ne
nous vise pas, il est vrai, nous autres Français, et elle atténuera sim-
plement l'idéal qu'on s'est plu à se former de lui, de ce jeune homme
I. Les mots ici soulignes sont en français dans l'original, Mo,^arl recourant volontiers à notre
langue pour faire de jolies plaisanteries de ce genre.
r. RICHARD WAGNER
chaste, timide et respectueux, qui n'était rien moins que tout cela.
Mais voici qui nous touche davantage et qui va bien surprendre nos
lecteurs, car les biographes et traducteurs de Mozart l'ont soigneu-
sement caché jusqu'à ce jour.
Plusieurs de ses lettres, écrites de Paris, renferment quelque marque
de mépris, quelque injure à notre adresse, — et voici les premières
dans sa lettre du 9 juillet 1778 : il lui suffit de quelques lignes pour
nous décocher trois lardons. Après avoir parlé de son ballet des Petits
Riens, dont il a seulement, dit-il, composé six morceaux sur douze, le
reste n'étant, d'après lui, qu'un arrangement de « misérables airs fran-
çais », il arrive à dire : « I>e maître de chapelle Bach sera bientôt
ici, et je crois qu'il vient en vue d'écrire un opéra. Ces Français sont
et seront toujours des ânes; ils sont incapables de produire et force leur
est de recourir aux étrangers. » Le compliment vaut son prix, surtout
venant d'un jeune homme dont l'orgueil souffrait de ne pas voir les
scènes françaises lui faire la place assez large.
Près d'un mois plus tard, Mozart écrivait à son père, en date du
3i juillet : « ...Il n'y a pas de milieu : il me faut écrire un grand
opéra ou n'en écrire aucun. Si je n'en compose qu'un petit, mon béné-
fice sera insignifiant, car en ce pays tout est taxé, sans compter que
si l'opéra n'a pas la fortune de plaire à ces nigauds de Français, c'est
une affaire finie ; je n'aurais plus de commandes, j'en retirerais peu et
ma réputation en souffrirait. Que si je compose un grand opéra, je
gagnerai plus d'argent, je serai dans mon genre spécial et j'aurai plus
de chances de succès, parce qu'un grand ouvrage offre plus d'occasions
d'enlever les applaudissements. Je vous garantis que je n'hésiterai
pas un moment si j'obtiens la commande d'un ouvrage. Le diable a
forgé cette langue, c'est vrai, et je comprends trop bien les difficultés
qu'elle a présentées à tous les compositeurs; mais, malgré tout, je me
sens en état de les vaincre aussi bien qu'eux. Au contraire, quand je
me figure — et cela arrive souvent — que mon opéra ira bien, alors
je me sens tout feu, tout mon être frémit et je brûle d'apprendre aux
Français à connaître les Allemands, à les estimer et à les craindre.
D'où vient donc que jamais Français n'est chargé de faire un opéra?
Pourquoi faut-il toujours recourir à des étrangers? Le plus grand obstacle
pour moi proviendrait des chanteurs. Mais ma résolution est prise : je
ne chercherai aucune querelle, seulement si l'on me pousse à bout, je
saurai bien me défendre. Je souhaite, d'ailleurs, de m'en tirer sans
duel, car je n'ai aucun goût à ferrailler avec des nains. »
Mozart, qui avait très à cœur cette question pécuniaire, y revient
encore dans sa lettre du 1 1 septembre, celle-là même où il arrange si
RiciiAki) vva(;ni:i< 7
bien son protecteur Grimm : « Je n'ai pas voulu repousser tout net la
proposition de Noverre, parce qu'on aurait pu penser que je manquais
de confiance en moi-même. A la vérité, mes conditions étaient inaccep-
tables, mais je le savais d'avance, car tel n'est pas l'usafrc ici. Voici
comment les choses se passent, vous le savez sans doute déjà. L'opéra
terminé, on le répète : s'il n'est ])as du goût de ces patauds de Fran-
çais, on ne le donne pas, et le compositeur en est pour sa peine ; s"il
est jugé bon, au contraire, on le met en scène, et s'il réussit, le gain
est en raison du succès ! Vous le voyez : on ne peut compter sur rien. »
Anes, niais, nigauds, patauds : nous n'avons que l'embarras du
choix entre les épithètes dont Mozart nous gratifie; il ne nous traite
vraiment guère mieux que ne fera par la suite l'auteur de Lo/icngrin.
Et encore y a-t-il entre eux cette différence que Richard Wagner
nous maltraitera de l'étranger, lorsqu'il sera retourné dans son pays,
après qu'un de ses principaux ouvrages, bon ou mauvais, aura été sifflé
chez nous sans qu'on en perçut une note, tandis que Mozart nous déco-
chait toutes ces aménités dans des lettres écrites de Paris même, alors
que la société l'accueillait avec une bienveillance marquée, malgré son
humeur revêchc et son orgueil, alors que son ballet des Petits Riens
obtenait du succès à l'Opéra, et que deux symphonies faisaient applaudir
son nom au Concert spirituel. Différence essentielle, et qui n'est pas,
ce nous semble, à l'avantage de Mozart.
Mais ce n'est rien encore, et, dans la haine qu'il a vouée- à Paris,
Mozart va jusqu'à traiter la société française, ses mœurs et sa santé
d'une façon qui défie toute excuse ou toute atténuation. Ces passages,
il faut le répéter, ont été patriotiquement écartés par les critiques ou
historiens français de Mozart, qui n'ont pas voulu réveiller le public de
sa béate confiance au chantre de donna Anna, ni défigurer le délicieux
idéal qu'il s'était formé du cœur et de l'esprit du doux Wolfgang.
Mozart, qui pouvait avoir bon cœur, mais qui était d'une légèreté
incroyable, commence de cette façon allègre sa lettre du i8 juillet, la
deuxième qu'il écrive après la mort de sa mère, arrivée quinze jours
auparavant : « J'espère que vous avez reçu mes deux précédentes let-
tres. Nous ne parlerons plus de ce qui en faisait le sujet ; c'est passé,
nous n'y changerions rien. « Et, après cette parole stoïque, il ajoute
en parlant d'une visite par lui rendue au célèbre chanteur Raaf, qui
était alors à Paris : « Lorsque j'eus achevé de jouer — et Raaf, pen-
dant tout le temps, n'avait cessé de m'applaudir très vivement et très
sincèrement, — j'échangeai quelques mots avec Ritter. Je lui marquai,
entre autres choses, comble'n le séjour de Paris était peu plaisant pour
moi, même sans parler de la musique, car, lui dls-je, je ne trouve ici
8 RICHARD WA(;NER
aucun soiilcigement (dédommagement?), aucun entretien, aucune relation
agréable et honnête avec le monde, particulièrement avec les femmes
qui, pour la plupart, sont des p ', et les rares qui font exception
n'ont aucun savoir-vivre. Ritter n'a pu faire autrement que de me don-
ner raison... »
Des femmes, passons aux jeunes gens.
Deux jours après, Mozart, apprenant qu'un capitaine du nom de
Hopfgarten a été tué dans une escarmouche entre les troupes du roi
de Prusse et celles de l'archiduc Maximiîien, écrit à son père : « Serait-ce
par hasard le brave baron Hopfgarten, que nous avons connu à Paris
avec M. de Bosé ? Ce serait bien douloureux, mais mieux vaudrait
encore qu"il eût rencontré un trépas glorieux au lieu de mourir dans
son lit, d'une maladie honteuse, comme la plupart des jeunes gens de
Paris. Impossible de causer ici avec un homme qui n'ait été trois ou
quatre fois ou qui ne se trouve encore gratifié de quelque galanterie
de ce genre. Dès le berceau, les enfants naissent infectés; je ne vous
apprends rien de nouveau, d'ailleurs, et vous saviez tout cela de
longue date aussi bien que moi. Croyez-moi cependant, si j'ajoute que
la contagion n'a fait que croître et embellir. «
Bien qu'il ait été sifflé chez nous aussi fort que Mozart y fut
applaudi, Wagner ne s'est jamais permis, en somme, de porter des
accusations aussi odieuses contre la soi-disant infamie de la société
française. On a pu lui reprocher, non sans raison, d'avoir décrié après
coup les amateurs parisiens auxquels il était venu demander la gloire
et qui l'avaient accueilli par des huées, mais Mozart lui-même, le
pur Mozart, que venait-il faire au milieu d'un peuple qu'il jugeait si
corrompu — dans son âme et dans sa chair ?
Compositeur, Richard Wagner s'est montré moins hostile à la
France que ne le fut Weber; homme, il nous a moins injuriés que ne
le fit Mozart : — et cependant on accumule sur lui toutes les rigueurs
dont on fait grâce à ses deux compatriotes. Outre que ces excommuni-
cations vengeresses n'ont aucune valeur quand elles ne frappent pas
tous les coupables, elles sont absolument temporaires, et s'effacent au
bout de quelques années ou de quelques mois. Si ce n'était que l'amour-
propre français, froissé de voir notre jugement ne pas faire loi dans
les autres pays, s'obstine à opposer l'insuccès de Tauiihœiiser à Paris
aux triomphes éclatants de Tannhœuser et de Lohengrin sur tant d'autres
scènes du monde, il y a longtemps que Wagner serait rentré en grâce
auprès de nous, — quitte à nous remercier ensuite par des compli-
ments à la façon de Mozart.
I. Mo/îart, eu ilclicat, ijcrit le mol allciiiaïui en toutes lettres.
RICHARD wa(;ni<:r 9
Mais qu'importe, après tout? La postérité n'a cure des écrits ni des
pensées de l'homme, voire de l'homme lui-mc'me, quand il saisit de
juger l'œuvre, et elle fait en cela preuve de sagesse et d'impartialité.
Elle oubliera donc les injures de Wagner aussi vite qu'elle a oublié
celles de ses prédécesseurs. Et, si l'auteur de Lnhengrin et de Tristan
possède vraiment le génie musical — ce qui n'est plus à démontrer
partout ailleurs qu'en France — on peut le tenir pour assuré : ses torts
envers nous ne lui nuiront pas plus, en définitive, que des torts sensi-
blement plus graves n'ont nui à Weber et à Mozart.
-^•^
P O R T K A I T - C H A K (J K DE WAGNER, PAR G 1 (. L
[Eclipse, 5 novembre 187Ô.)
CHAPITRE II
LA JEUNESSE KT LES PREMIERS ESSAIS DE RICHARD WAGNER
LES FÉES ET LA NOVICE DE PALERME
SÉJOURS A MAGDEBOURG, A KŒNIGSBERG, A RIGA
iCHARD Wagner est né à Leipzig le 22 mai i8i3,
dans une vieille maison, la « Maison du Lion rouge
et blanc )i, au n" 88 de Hause Briihl '. Il était le
neuvième et dernier enfant d'une famille de toute
petite bourgeoisie. Son grand -père était simple com-
mis à la douane de Leipzig et son père occupait le
modeste emploi de greffier de police : ce dernier
avait reçu une bonne éducation ; il entendait bien
les langues, en particulier le français, ce qui l'avait fait choisir par le
maréchal Davoust pour organiser la police de la ville pendant l'occu-
pation française; il avait un goût très vif pour la poésie et le théâtre,
il prenait même plaisir à jouer la comédie, et c'est ainsi qu'il repré-
senta certain jour avec des amis les Complices, de Gœthe, dans un
salon particulier de Leipzig. Après les batailles acharnées des 18 et
19 octobre iSi3, qui se livrèrent sous les murs de la ville et qui
alTranchirent rAllcmagne du joug odieux de Napoléon, il se déclara à
Leipzig une fièvre pernicieuse provoquée par l'énorme quantité de
morts, de blessés et de malades accumulés dans la ville ou alen.our,
et cette épidémie emporta le greffier Frédéric "Wagner le 22 novembre,
six mois jour pour jour après la naissance de Richard. Celui-ci avait
donc de qui tenir pour le théâtre ; et il ne fut pas le seul de la famille
à hériter des goûts du père, car sa sœur Rosalie acquit une notoriété
réelle comme tragédienne, et son frère Albert, l'aîné, acteur et chan-
teur à Wiirzbourg, à Dresde, puis régisseur à Berlin, eut deux filles
qui devinrent cantatrices et dont l'une a même illustré le nom de
Johanna Wagner en méritant d'être comparée à la Schrœder-Dcvrient.
La mère de Richard Wagner se retira à Eisleben, où elle vécut
deux ans dans un état voisin de l'indigence, en s'aidant d'une modique
I. C'est la grande rue coiiimerçame de Leipzig, au centre Je la ville. Le 22 mai 187?, à l'uccasion
du soixantième anniversaire de la naissance du maître, on plaça une plaque conimeinorative sur
cette vieille masure qui menace ruine aujourd'hui et qu'il va falloir démolir, malgré le projet pieux
l'orme par quelques admirateurs de la racheter et de la remellrc à neuf: les architectes de la ville uni
jugé celte restauration inutile et impraticable.
RICIIARO \va(;ner
1 1
pension que lui faisait TKtat; au bout de ce temps, elle se remaria
avec un ami de son mari, le comédien Louis Geycr, et s'en vint avec
toute sa famille habiter Dresde où celui-ci tenait un bon rang dans la
troupe royale. Apres avoir eu des succès proloni^és à Leipzig, ce Geyer,
qui n'était pas seulement un comédien estimable, mais qui avait aussi
tàté du métier d'auteur dramatique et cultivait la peinture avec un
talent relatif, marqua tout de suite une affection particulière au bambin.
Malheureusement, il mourut que Richard n'avait encore que sept ans.
Wagner cependant se souvint toujours de son second père ; il parlait
de lui avec un respect affectueux, il gardait précieusement son portrait
à côté de celui de sa mère et fut très touché lorsqu'à Bayrcuth, pour
fêter son soixantième anniversaire, on organisa en famille la représen-
tation d'une des petites pièces de Geyer : le Massacre des enfants à
Bethléem. La veille même de sa mort, Geyer avait dit au petit Richard
de lui jouer deux ariettes, dont la Couronne l'irginale, du Freischi'it^,
qu'on lui avait apprises sur le piano ; comme l'eniant ne s'en tirait pas
mal, il murmura d'une voix faible à l'oreille de sa femme : « Aurait-il
des dispositions pour la musique? » Et le lendemain matin, comme il
était mort, sa femme, en rappelant aux enfants combien de preuves il
leur avait données d'une affection vraiment paternelle : « Il aurait
voulu faire quelque chose de toi », dit-elle à Richard. L'enfant se sou-
vint toujours de cette parole et eut à cœur de la réaliser.
Personne, alors, n'aurait songé à faire un musicien de Richard Wa-
gner, — son second père en aurait voulu faire un peintre, s'il n'avait
été tout à fait rebelle au dessin, — et quand il eut neuf ans, sa mère,
aidée par un frère de son second mari, le plaça à l'école de la Croix,
afin qu'il fît de sérieuses études classiques. C'était alors un enfant
volontaire et fantasque, à la fois impétueux et tenace et qui s'enflam-
mait ou se dépitait pour un rien. « J'ai grandi, disait-il par la suite,
en dehors de toute autorité, sans autres guides que la vie, l'art et moi-
même. » Et il était de ceux auxquels une telle indépendance est tout
à fait nécessaire. Il s'adonna surtout à l'étude du grec et devint l'élève
favori du professeur Sillig. 11 aimait aussi beaucoup la mythologie et
l'histoire ancienne ; mais il avait peu de goût pour le piano, que lui
enseignait par-dessus le marché son professeur de latin ; la technique
de l'instrument lui répugnait et il s'amusait à jouer de mémoire au
lieu d'étudier, si bien qu'un jour son professeur lâcha prise en décla-
rant qu'on ne ferait jamais rien de lui. Et, par le fait, Wagner ne
put jamais apprendre à jo-uer proprement du piano. Son professeur
parti, il n'en continua pas moins à répéter de souvenir, avec des doigtés
extravagants, deux ouvertures qui constituaient alors tout son bagage
12 RICHARD WAGNER
musical : celle de la Flûte euchaiitée et surtout celle du Freischitt\,
qu'il venait d'entendre au théâtre et qui lui avait cause sa première
grande impression musicale. 11 ne jouait d'ailleurs ces deux morceaux
que pour lui-même, et, comme il était incapable d'exécuter régulièrement
une gamme, il conçut dès lors une aversion instinctive pour tout ce
qui n'était que virtuosité ; mais l'enfantine admiration qu'il portait à
"Weber était si grande qu'il courait à la fenêtre aussitôt qu'approchait
l'heure où celui-ci passait devant la maison pour se rendre au théâtre :
il le contemplait avidement, avec une sorte de terreur religieuse, et
conservait précieusement son image au fond du cœur.
"Weber, qui exerçait de prime abord une telle influence sur un en-
fant de neuf ans, était alors chef d'orchestre à l'Opéra de Dresde, où,
depuis 1817, il combattait pou-r l'art allemand contre la musique ita-
lienne, ayant toute la cour contre lui et ne parvenant à faire exécuter
le Freischiit^ dans le théâtre qu'il dirigeait, qu'un an après son écla-
tant succès à Berlin. Weber, à ce qu'il paraît, entrait volontiers causer
avec la charmante et intelligente M""" Geyer, dont les douces manières
et le caractère enjoué avaient un charme spécial pour les artistes, mais
il ne fut jamais et d'aucune façon le maître de Wagner : en effet, il
mourut à Londres alors que Richard n'avait pas plus de treize ans et
ne s'occupait nullement de musique; mais il avait éveillé son instinct
musical, ainsi que Wagner se plaisait à le reconnaître. « Malgré une
éducation scientifique sérieuse, écrit-il dans sa Lettre sur la musique
en 1860, j'avais dès ma première jeunesse vécu en relations étroites,
continuelles avec le théâtre. Cette partie de ma vie tombe dans les
dernières années de Charles-Marie de Weber ; il dirigeait alors en
personne dans la ville que j'habitais, à Dresde, l'exécution de ses
opéras. Je reçus de ce maître mes premières impressions musicales ;
ses mélodies me remplissaient d'enthousiasme, son caractère et sa na-
ture exerçaient sur moi une vraie fascination; sa mort dans un pays
éloigné remplit de désolation mon cœur d'enfant. ))
Le petit pécule amassé par Geyer avait été vite absorbé et sa veuve
s'était de nouveau trouvée dans la gène. Alors, trois de ses enfants
s'étaient tournés vers le théâtre, et sa fille, Rosalie, en particulier avait
conclu un bel engagement comme « première amoureuse » au Stadt-
theater de Leipzig. En 1827, M"'" Wagner, veuve Geyer, se décida à
aller vivre auprès d'elle avec ses plus jeunes enfants, et Richard dut
entrer au collège Nicolaî; mais on ne l'admit qu'en troisième tandis
qu'il avait déjà commencé sa seconde à Dresde, où il passait, dit-il,
pour un bon élève de lettres, iii litteris, ayant traduit par goût, en
dehors des heures de classe, les douze premiers chants de VOdyssée,
RICHARD \VA(iNKR ,3
et ayant eu 1 honneur ilc icm|)(>t ter le prix tlans un concoui^s poétique
ouvert pour déploier la moit cfun de ses camarades: sa pièce avait
même été imprimée après qu'on en eut retiré beaucoup de pathos. -11
avait alors décidé dans sa petite tète qu'il serait poète et s'était mis à
l'étude de Shakespeare afin d'arriver à le lire dans le texte orii^inal ;
comme il avait une facilité exceptionnelle pour les vers allemands, il
avait entrepris une traduction métiique du monologue de Roméo, puis
il avait fabriqué des tragédies imitées de l'antique dans le genre de
MAISON NATALE DE RICHARD WAGNEK, A LEIPZIG.
celles d'Apel, puis une autre inspirée par Hainlct et le Roi Lear, où
plus de quarante individus mouraient coup sur coup, si bien qu il en
avait du ressusciter quelques-uns pour fournir au dénouement.
L'humiliation qu'il éprouva à se voir classé en troisième à Leipzig
le dégoûta des études classiques et le rejeta du côté de la musique.
Justement, cette année-là, Beethoven mourut et l'audition de ses sym-
phonies aux concerts du Gcwandhaus, sous la direction du célèbre
Matthaji, lui causa la plus , profonde impression. « Un soir, dit le héios
de sa nouvelle : Une Visite à Beethoven, ayant entendu une symj)ho-
nie de Beethoven, j'eus un accès de fièvre, je tombai malade, et, aj^rès
14 RICHARD WAGNER
mon rétablissement, je devins musicien. « C'est là du roman, mais l'histoire
a quelque analogie avec ce récit : « La mort de Beetlioven suivit de
près celle de Weber, dit-il plus sérieusement dans sa Lettre sur la
musique; ce fut la première fois que j'entendis parler de lui, et c'est
alors que je fis connaissance avec sa musique, attiré, si je puis le dire,
par la nouvelle de sa mort. Ces impressions sérieuses développaient en
moi une inclination de plus en plus vive pour la musique. Ce ne
fut que plus tard, cependant, lorsque déjà mes études m'avaient fait
comprendre l'antiquité classique et inspiré quelques essais poétiques,
que j'en vins à étudier la musique plus à fond. »
Son projet, en cultivant la musique, était d'adjoindre à sa fameuse
tragédie aux quarante-deux victimes une partition semblable à celle
diEgniont, qu'il venait d'entendre; il se figura qu'il lui suffirait d'étudier
l'harmonie huit jours pour composer une œuvre analogue et il s'absorba
dans la lecture du Traité d'iiarmouie de Logier, qu'il avait acheté à
un libraire ambulant; mais il avait beau faire, il ne parvenait pas
à se graver tout cela dans la tète. Alors, il résolut d'avouer sa nou-
velle vocation à sa famille, aussit('it qu'il serait venu à bout de compo-
ser quelque chose, une sonate, un air, un quatuor. On combattit d'abord
sa résolution comme un caprice passager chez un sujet qui n'avait
même pas pu apprendre à jouer du piano, mais on lui donna cependant
un bon maître, Gottlieb Mûller, plus tard organiste à Altenburg.
Celui-ci eut fort à faire avec un élève épris d'Holfmann et dont la
cervelle était troublée à ce point par tant d'inventions bizarres, qu'il
rêvait en plein jour et voyait apparaître la note fondamentale, la tierce
et la quinte avec lesquelles il avait des entretiens mystérieux'. A la fin,
le maître d'harmonie, ne voulant pas perdre la tête à son tour, planta
là son élève en déclarant, comme avait fait le professeur de piano :
« qu'on ne tirerait jamais rien de ce garçon-là ».
Cette prédiction deux fuis répétée ne troubla nullement le vision-
naire, qui écrivit bravement une ouverture et l'alla porter à Dorn,
chef d'orchestre du théâtre royal, avec lequel sa sœur Rosalie avait
pu le mettre en rapport. Celui-ci accepta l'ouverture et la mit en répé-
titions, malgré les rires de l'orchestre et de Matthœi ; bien plus, il la
maintint sur le programme, et la fit exécuter entre deux actes d'une
pièce. Le public tout surpris n y distingua qu'un roulement de tim-
bales qui revenait toutes les quatre mesures, obstinément, jusqu'à la fin,
si bien qu'elle demeura célèbre, après une seule audition, sous le nom
I. Ces lectures, toutefois, ne furent pas perdues, car les Frères de Sérapioii contiennent un récit
du tournoi poétique de la Wartbourg et quelques germes des Maîtres chanle::rs se trouvent dans un
autre conte d'Hoffmann : Maître Martin, le tonnelier de Xurembenr.
KICIIAKI) \va(;n'i;r ,5
d'Oiii'ciitirc aux timbales. « Cette ouverture, écrit Wagner, était bien
le point culminant de ma lolic. Pour en faciliter lintelligence, j'avais
eu ridée d'écrire avec trois encres différentes : les cordes en rouL'^e,
les cuivres en vert et les bois en noir. Le tissu en était si compliqué
que la Neupième Symphonie de Beethoven eût semble, à côté, une
sonate de Pleyel. »
Le contre-coup de la révolution qui renversait en France le trône de
Charles X se fit sentir dans toute TEurope et particulièrement en Saxe,
où le roi se vit contraint d'octroyer une constitution à ses sujets. « Du
coup, me voici révolutionnaire, écrit Wagner, et parvenu à la conclu-
sion que tout homme tant soit peu ambitieux ne devait s'occuper exclu-
sivement que de politique. Je ne me plaisais plus qu'en la compagnie
d'écrivains politiques; j'entrepris aussi une ouverture sur un thème poli-
tique. C'est dans ces circonstances que je quittai le collège pour entrer
à l'Université, non plus pour me vouer à une étude de faculté (car on
me destinait encore à la musique), mais pour suivre les cours d'esthé-
tique et de philosophie. Je profitai aussi peu que possible de cette
occasion de m'instruire; en revanche, je m'abandonnai à tous les écarts
de la \\c d'étudiant, et je le fis, à vrai dire, avec tant d'étourdcrie et si
peu de retenue que j'en fus bientôt dégoûté '. » Ce révolutionnaire et ce
viveur n'avait pas plus de dix-sept ans.
Lorsque Wagner eut assez goûté des plaisirs, il comprit qu'il était
temps pour lui de se livrer à l'étude régulière et suivie de la musique.
Il avait précédemment quitté l'école Xicolaï pour l'école Thomas où ses
études philologiques n'avaient pas marché beaucoup plus vite; en i83o il
entra à l'Université de Leipzig comme étudiant en philosophie et en
esthétique ; il eut alors le bonheur de rencontrer un excellent professeur
en la personne de Théodore Weinlig, cantor à l'église Saint-Thomas.
Cet admirable musicien sut tout de suite gagner la confiance du jeune
garçon et le mit dans le droit chemin, ce dont Wagner lui fut toujours
reconnaissant, car tout à la fin de sa vie il disait encore à ses amis :
a Weinlig n'avait pas de méthode spéciale, mais c'était un esprit clair et
pratique. On ne peut pas, à proprement parler, enseigner la composi-
tion ; on peut montrer comment la musique est graduellement arrivée
à être ce qu'elle est et guider ainsi le jugement d'un jeune homme,
mais c'est là de la critique historique qui ne peut pas avoir de résultats
pratiques. Tout ce qu'on peut faire est d'indiquer un modèle à suivre
dans le travail, c|uelqucs morceaux particuliers, donner un devoir dans ce
sens et corrioer ensuite la besogne de l'élève : ainsi fit ^^'einIio■avec moi...
I. .\utohiogrj\.^]iic, irailuiLc par M. «-^aiuillo Bcnoii dans les Souvenirs Je R. W'agi.cr. Un vol. in-iS,
Charpciilicr, i{)!S4.
,6 RICHARD WAGNER
La véritable leçon consistait dans son examen patient et attentif de ce
que j'avais écrit : avec une bonté infinie, il mettait le doigt sur les
passages défectueux et m'expliquait le pourquoi des changements qui lui
paraissaient désirables ; je vis rapidement où il tendait et je ne tardai
pas à trouver le moyen de le satisfaire. Il me renvoya en me disant :
« Vous avez appris à vous tenir sur vos propres jambes, allez'. »
C'est Weinlig et non pas Weber, comme on Ta trop souvent répété,
qui dit un jour à Wagner : « Il est probable que vous n'aurez
jamais de fugue à écrire ; mais sachez en écrire une : à ce prix-là vous
acquerrez l'indépendance et tout le reste vous sera facile. » Il travailla
avec tant d'ardeur sous la direction de Weinlig, que celui-ci le congé-
diait au bout de six mois : il avait appris, grâce à lui, à connaître
et à admirer profondément Mozart; mais Beethoven avec ses symphonies,
surtout la neuvième , était toujours son dieu. Après cette période
d'études, il composa différents morceaux : d'abord une polonaise et une
sonate pour piano qui eurent l'honneur d'être éditées par la célèbre
maison Breitkopf et Ha;rtel, puis une ouverture de concert avec fugue,
une autre encore, et surtout une symphonie en cjuatre parties où lui-
même avouait s'être beaucoup inspiré de Beethoven, et de certains mor-
ceaux de Mozart. Dorn, écrivant plus tard à la Nouvelle Ga{ette de
musique de Schumann, a noté d'un trait amusant cet enthousiasme de
Wagner pour Beethoven : « Je doute, dit-il, que jamais jeune musicien
ait vécu dans une intimité plus étroite avec Beethoven que Wagner à
dix-sept ans. Il avait copié de sa main les ouvertures et les grandes
compositions instrumentales du maître ; il dormait avec les quatuors
sous son oreiller, il chantait les lieder et sifflait les concertos, car son
talent de pianiste ne fut jamais bien brillant ; bref, il était possédé d'une
« fureur teutonique « qui, jointe à une bonne éducation, à une rare
activité d'esprit, promettait de donner de riches fruits-. »
Pendant l'été de i8'32, Wagner accomplit un double pèlerinage artis-
tique: il alla visiter d'abord la ville musicale par excellence, celle où Mozart
et Beethoven avaient vécu, mais il fut terriblement dé^u en n'enten-
dant à Vienne que refrains de Zampa et pots-pourris sur Zampa ; il
s'enfuit au j^lus vite et repassa par Prague, où Mozart avait trouvé joie
et succès. En allant à Vienne, il espérait sans doute y découvrir une petite
place et s'était muni des partitions de sa symphonie et de son ouverture;
1. Entretien particulier avec M. Dannrcutlier, rapporte par celui-ci dans le Dictionnaire de musique
de Grovc, art. ^^'a^nel■.
2. Dans le courant de l'année i83o, il fit une transcription pour piano de la Neuvième Symphonie
de Beethoven, qu'il olVrit à la maison Schott, par lettre du G octobre, et en i83i, se sentant sur de lui
pour pareille besopne, il écrivit une lettre très inodcste au bureau de musique (maison Petcrs), où il
faisait des offres de service en qualitJ de correcteur d'épreuves et d'arranpcur : c'est le métier qu'il
fera plus tard k l'aris.
RICHARD \VA(;NKR ,7
il fut plus hcLircLix à l^ragiic, oîi il lia connaissance avec le savant
Dionys Weber, qui dirigeait le Conservatoire et qui lui procura le
plaisir d'entendre enfin sa symphonie à Torchestre. Ce premier petit
succès avait engagé Wagner à tàter de la musique théâtrale : à Prague
même il avait composé un poème effroyablement tli^amatique, intitulé
la Noce ; et, sitôt de retour à Leipzig, il en avait écrit le premier morceau,
un septuor, que son maître Weinlig approuvait ; mais sa sœur Rosalie
ayant trouvé le livret détestable, il déchira le tout et attendit une autre
occasion d'aborder l'opéra. Cependant il avait donné son ouverture et sa
symphonie aux directeurs des concerts du Gewandhaus, et le président
du comité, le conseiller aulique Frédéric Rochlitz, lui avait écrit de le
venir voir : « Mais vous êtes un tout jeune homme, s'écria-t-il en le
voyant entrer, je m'attendais à voir un homme âgé, à en juger par
l'expérience du compositeur ! » 11 lui proposa alors de faire essayer sa
symphonie par une société nouvelle : Eiiîerpc, le jour de Noël i832,
et cet essai ne satisfit guère l'auteur ; mais il eut la chance d'être loué,
dans le Journal du Monde élégant, par un littérateur assez bien posé,
Henri Laube, et quinze jours après, le 8 janvier i833, sa symphonie
avait Thonncur d'être exécutée au Gewandhaus sous la direction d'Au-
guste Pohlentz : son ouverture y fut également jouée au concert du
3o avril. Ces deux productions reçurent un assez bon accueil et posèrent
Wagner à Leipzig, surtout grâce à l'appui d'Henri Laube, excellent
garçon mais cerveau brûlé, qui n'était pas sans exercer grande influence
sur ce musicien de vingt ans. Cette symphonie était réellement sa
première ceuvre et l'article de Laube était le premier qu'on fit sur
lui'.
Wagner a raconté gaiement ces souvenirs lorsque, cinquante ans plus
tard, étant à Venise avec sa famille, il eut l'idée de célébrer le cinquan-
tenaire de ses débuts comme compositeur, en faisant entendre à sa
femme et à son beau-père « cette production de jeunesse surannée »,
ajoute-t-il en riant. L'exécution, confiée aux professeurs et aux élèves du
lycée San Marcello, eut lieu à la Noël de 1882, pour célébrer aussi
l'anniversaire de naissance de M""-' Wagner, et provoqua chez l'auteur
un intéressant retour sur lui-même. Il reconnaît que cette symphonie
découlait tout droit de Beethoven, que l'andante, en particulier, n'aurait
jamais vu le jour sans l'andante de la symphonie en ut majeur et sans
l'allégretto de la symphonie en la, puis il continue ainsi : « Si l'œuvre
I . Histoire d'une syinplionie, Jans les Souvenirs de R. Wagner. En iS34-J'5, dans nnc visite à Lcipzii;
il avait prié Mcndeissohn, alors chef d'orcliestre des concerts du Gewandhaus, sinon de lire, au moins de
garder cette symphonie — et jamais Mendelssohn ne lui en reparla. Cet ouvrage aurait été de la sorte
entièrement perdu si l'on n'avait un beau jour retrouvé les parties séparées dans une vieille valise
oubliée à Dresde par Richard Wagner au moment de sa fuite en 1840.
i8 RICHARD WAGNER
portait la marque de Richard Wagner, tout au plus la trouverait-on
dans cette confiance illimitée qui, dès cette époque, l'empêchait de
douter de rien... Cette confiance en moi-même, je ne la tirais pas
seulement de ma sûreté de main comme contrapuntiste (qualité qui,
dans la suite, me fut contestée plus que toute autre par un musicien
de la cour à Munich, Strauss), mais aussi d'un grand avantage que
j'avais sur Beethoven. En effet, tout en m'arrêtant au point de vue de
sa deuxième symphonie, j'étais alors complètement familiarisé avec
l'Héroïque, avec celles en ut mineur et en la majeur, toutes œuvres
dont le maître n'avait nulle idée ou tout au moins n'avait qu'une idée
fort vague lorsqu'il écrivit sa deuxième symphonie. » Ainsi s'explique
à ses yeux, et sans vanité, la flatteuse exclamation de Rochlitz.
Cependant, il visait toujours au théâtre et cherchait un poème à
mettre en musique : il en refusait même un sur Kosciuszko, le héros
de la révolution polonaise, que lui offrait son ami Henri Laube. Son
frère Albert, qui avait une jolie voix de ténor, était alors acteur,
chanteur et régisseur au théâtre de Wi^irzbourg ; Richard alla passer
toute une année auprès de lui et accepta volontiers la place de chef
des chœurs, moyennant dix florins par mois. L'expérience de son frère
en matière théâtrale lui fut d'une réelle utilité ; la Société de musique
exécuta plusieurs de ses morceaux et, comme son poste était fort peu
absorbant, il eut tout le temps de composer là son premier grand
opéra. Cet opéra des Fées était tiré dune fable de Gozzi, intitulée
la Femme serpent : il s'agit d'une fée qui s'est éprise d'un mortel et
veut, pour lui, renoncer à l'immortalité; mais il faut que son amant
ait confiance en elle, si cruelle qu'elle se montre à son égard ; il
succombe et la fée est changée en crapaud dans le conte de Gozzi, en
statue dans l'opéra de Wagner. Pour la reconquérir et retrouver le
bonheur, l'amant devra, dans la fable, baiser l'immonde animal; dans
la pièce, il lui rend la vie par l'ardeur et la beauté de ses chants.
Ainsi Wagner, dès cette époque, avait l'esprit hanté par ce mythe
éternel de Psyché qui devait plus tard lui fournir le sujet deLohengrin;
dans les deux drames, en effet, la confiance absolue reposant non sur
des faits, mais sur la persuasion intérieure, est présentée comme une
condition nécessaire de l'amour'. Pour la musique, elle reflétait, de
son propre aveu, la triple influence de Beethoven, de Wcbcr et de
Marschner : on en avait essayé plusieurs fragments en famille, à
Wûrzbourg, en 1834, et il semblait à l'auteur qu'il y avait beaucoup
de parties satisfaisantes et que le finale du second acte était spéciale-
I. RicluirJ Wagner d'après lui-mcmc\ par M. G. Noulflai'il, d'aprù-s Richard W'agiicr's Icbcn iind
U'irlicn, de M. Glasenapp. Un vol. in-i.S, chez l'isclibachcr, iSS5.
RICHARD WAGNER ,g
ment destiné à produire un grand elFet ; mais il ne put en faire
répreuve. Dès son retour à Dresde, il avait bien proposé cet ouvrage au
directeur Ringelhardt, qui l'avait accepté; le journal de son ami Laube
avait bien annoncé qu'aussitôt après le Bal masque, d'Auber, on jouerait
le premier opéra d'un jeune compositeur appelé Richard Wagner ;
mais quand le Bal masqué fut à bout de succès, le directeur, sans
plus songer aux Fées, monta / Capuletti e Montecchi, de Bellini.
Si Wagner ne put jamais faire exécuter cet opéra à Leipzig, ni
ailleurs, c'est qu'on n'avait d'oreilles, alors, que pour la musique
étrangère, pour les opéras français et italiens, au grand détriment des
productions alleniandcs : Wagner tout le premier était captivé par la
Muette de Portici et se passionnait pour / Capuletti e Montecchi ,
moins à cause de la musique, il est vrai, que pour le jeu pathétique et
superbe de M""-' Schrœder-Devrient, qui vint chanter à Dresde au prin-
temps de 1S34. Il vit alors pour la première fois cette artiste incompa-
rable qui devait exercer sur lui une très grande influence et lui suggérer
l'idée de cette intime union de la musique avec le drame à laquelle il
tendit bientôt de tous ses efforts. Il le disait encore à la fin de sa vie :
l'exemple de la Dcvrient avait été son constant idéal, et, chaque fois
qu'il concevait un rôle, il l'avait devant les yeux. L'impression qu'elle
produisit sur le jeune admirateur de Beethoven, malgré la pauvreté de
la musique de Rellini, fut extrêmement profonde ; mais quand ensuite
on représenta la Muette à Leipzig, Wagner fut tout surpris de voir
que les scènes saisissantes et l'action rapide de cet opéra produisaient
grand effet et tenaient le public haletant sans l'aide d'une artiste hors
ligne, comme la Schrœder-Devrient. Cela le fit réfléchir : certes, la
musique héroïque de Beethoven demeurait toujours l'idéal à ses yeux ;
mais avait-il chance de produire quelque chose de pareil sur le théâtre ?
Au contraire, ne pouvait-il pas s'inspirer à la fois d'Auber et de Bellini,
pour combiner leurs différents mérites, et n'arriverait-il pas plus vite
ainsi au succès immédiat et palpable après lequel il courait ? Que
fallait-il donc pour réussir ? Imaginer d'abord un scénario d'action vive
et animée, écrire ensuite une musique facile à chanter et qui fût de
nature à saisir l'oreille du public. Vite, il se mit au travail.
Il avait vingt ans, il était dans les dispositions les plus joyeuses
du monde et se sentait le diable au corps. Aussi, rompant avec le
mysticisme abstrait de la première jeunesse, c'est la beauté matérielle
et la femme qu'il entreprit de chanter lorsqu'il conçut son second
opéra, Défense d'aimer, pendant un séjour de vacances à Tœplitz, en
Bohême. Il avait emprunté le sujet de cet ouvrage à la pièce de
Shakespeare, Mesure pour mesure ; mais il en avait totalement changé
20 RICHARD WAGNER
le caractère, en ne songeant qu'à bafouer le puritanisme hypocrite et
à glorifier l'amour sensuel. Cette pièce, d'une intrigue assez vive et
hardie, où se donnent librement cours toutes les passions juvéniles qui
fermentaient dans ce corps et ce cœur de vingt ans, a cela de parti-
culier qu'elle forme une antithèse absolue avec le précédent sujet traité
par Wagner et c][ue ses deux premiers opéras, les Fées et Défense
d'aimer, fixent déjà les deux pôles entre lesquels son génie allait
évoluer. Comme il l'a noté lui-même, les tendances si contraires de
ces deux drames arriveront à se fondre dans Tannhœuser : il entend
par là l'idée de sacrifice et de renoncement qui triomphe dans le Vais-
seau faiilânie, dans Lohengriti, dans Parsifal, et l'indomptable appétit
de jouissance physique qui prévaut dans la Walk) vie et dans Tristan.
Pendant l'automne de 1834, Richard Wagner, pour subvenir aux
besoins de l'existence, accepta la place de directeur de la musique au
théâtre de Magdebourg. Il commençait donc à vivre de son art, et son
nouveau métier lui plut beaucoup dans les premiers temps ; le monde des
coulisses, les rapports fréquents avec les chanteurs et surtout avec les
chanteuses n'étaient pas pour déplaire à quelqu'un de son âge et de
son tempérament. Il s'acquittait d'ailleurs de sa tâche à souhait, et
pendant plus d'un an qu'il resta à Magdebourg, il devint un e.xcellent
chef d'orchestre et fit de son mieux pour que le théâtre prospérât.
Le directeur, par exemple, ayant décidé de monter Lestocq, d'Auber,
que Wagner trouvait du reste charmant, — il ne changea pas d'avis
jusqu'à la fin, — celui-ci se donna beaucoup de mal pour faire réussir
cet ouvrage : il renforça, par plusieurs choristes pris dans l'armée, le
bataillon russe qui vient soutenir la révolte, et, grâce à ce nombre
inusité de chanteurs, il obtint un grand effet de sonorité qui, pendant
quelc^ues soirées au moins, attira la foule au théâtre ; • — • et puis ce fut
tout. Wagner continuait de composer au milieu des devoirs de sa
charge et de distractions de toutes sortes. Il faisait exécuter sous sa
direction son ouverture des Fées et une autre qu'il venait d'écrire en
i835 sur un drame d'Apel, Christophe Colomb; il composait à la volée
un morceau pour célébrer le jour de l'An i835, en reprenant simple-
ment le thème de l'andante de son unique symphonie, puis bâclait des
chansons pour une farce fantastique intitulée l'Esprit de la montagne,
et la faveur qu'il obtenait avec de telles productions le confirmait dans
l'idée qu'il n'était nullement besoin de se montrer bien scrupuleux pour
forcer le succès : combien de compositeurs, des mieux assis, pensent
encore aujourd'hui de même et ne changeront jamais de visée I
Il achevait aussi de mettre en musique la Défense d'aimer, en
se proposant toujours Auber comme modèle, en rêvant toujours de la
RICHARD \VA(;N1:R 21
Schrœdcr-Dcvricnt limir le vù\c pi-incipal : il avait eu d'abord l"cspoii-
de faire accepter cet opéra par le directeur de Leipzig-, en dédomma-
gement des J'\'cs, mais la démarche avait été inutile et il s"était rabattu
sur Magdebourg. Le théâtre de cette ville était alors dirigé par un
nommé Bethmann, toujours à deux doigts de la faillite, malgré une
petite subvention fournie par la cour de Saxe, et qui avait l'habitude
de disparaître les jours de paiement. La troupe était dans la situation
la plus précaire au printemps de i836 et déjà les acteurs lâchaient pied
pour aller chercher fortune ailleurs; certains, cependant, consentaient
à rester par égard pour Wagner et celui-ci faisait des efforts surhumains
pour devancer la faillite. Il avait bien droit à une représentation à son
bénéfice pour le dédommager des frais d'une tournée qu'il avait faite.
Tannée précédente, afin de recruter de nouveaux chanteurs; mais le
directeur ayant déboursé quelque argent pour la mise en scène, il fut
convenu que ce dernier aurait pour lui toute la recette de la première
représentation et Wagner toute celle de la seconde. Il n'y avait plus
que douze jours avant la clôture. Ce n'étaient que répétitions au théâtre,
répétitions chez les artistes; toute la ville était en émoi, et cependant
nul ne savait son rôle et les ensembles allaient tout de travers. A la
répétition générale, cela marcha presque, grâce à Wagner qui condui-
sait, gesticulait, chantait et criait pour tout le monde ; mais à la
représentation (29 mars i836) qui avait attiré grande aftluence, et qui
rapporta gros au directeur, ce fut une confusion épouvantable et per-
sonne, absolument, n'y put rien distinguer : c'était tant pis pour le
musicien qui croyait avoir fait un bel ouvrage et tant mieux pour le
poète dont la pièce si libre aurait très bien pu être arrêtée par le
commissaire, s'il en avait pu percevoir tous les détails. Rien que le
premier titre. Défense d'aimer, avait déjà paru trop libre à ce fonction-
naire pour que la pièce pût être jouée pendant la Semaine sainte et il
n'avait autorisé la représentation qu'en exigeant un autre intitulé : la
Novice de Païenne, et sur l'assurance réitérée de "Wagner que le sujet
en était emprunté à un « drame très sérieux » de Shakespeare.
O roueries des auteurs ! ô naïveté des censeurs !
La seconde représentation de la Novice de Palernie allait clore
la saison théâtrale et "Wagner, qui devait à son tour encaisser toute
la recette, avait fait hausser le prix des places. Quelle ne tut pas sa
surprise en constatant, c^uelques minutes avant le lever du rideau,
qu'il n'y avait dans la salle que trois personnes : ses propriétaires,
mari et femme, et un juif polonais en costume de gala! Par sur-
croît de malheur, dans là coulisse, au môme instant, le mari de la
première chanteuse tombait à bras raccourcis d'abord sur le second
22 RICHARD WAGNER
ténor, puis sur sa femme, et les rouait si bien cb coups, pour les
mieux apparier, qu'ils eussent été incapables de paraître en public.
Le rideau se leva et le régisseur annonça solennellement aux trois
spectateurs que, par suite d'empêchements imprévus, la représen-
tation ne pouvait avoir lieu. Wagner, par le récit plein dhumour
qu'il a fait de cette représentation manquée et de l'odyssée antérieure
de la Novice de Païenne, montre que ces contre-temps n'avaient pas
le moins du monde ébranlé sa confiance de débutant. Il n'avait pas
été, d'ailleurs, trop mal jugé. Le journal de Magdebourg, tout en
déplorant la hàtc apportée aux répétitions et le résultat final : une
exécution brusquée où les acteurs ne savaient même pas leurs rôles,
estimait que si le compositeur arrivait à faire jouer son opéra dans une
ville plus importante et dans des conditions plus favorables, il avait
chance de réussir : « 11 y a beaucoup de qualités là dedans, disait
l'écrivain ; ce qui me plaît, c'est que cela vibre ; c'est de la vraie
musique et de la vraie mélodie, comme on en désirerait trouver plus
plus souvent chez nos compositeurs. » En d'autres termes, Wagner
avait tellement subi l'influence des musiciens français et italiens, sur-
tout d'Auber et de Bellini, qu'il n'avait presque plus rien d'allemand :
c'est là sans doute ce qui le faisait accueillir avec faveur dans son pays.
Sur le moment, Richard Wagner, tout fier de l'approbation donnée
à son opéra, revint à l'assaut pour faire jouer la Novice de Païenne
à Leipzig. 11 raconte avec agrément que le directeur du théâtre de
cette ville, — c'était toujours Ringelhardt, — avait une fille en âge
de débuter et qu'afin de le mieux séduire , il lui fit valoir quel avan-
tage il y aurait pour sa fille à faire son apparition dans un joli rôle
de jeune personne et dans un opéra nouveau. Le directeur, par mal-
heur, n'était pas aussi facile à duper que le commissaire de Magde-
bourg, et, dès qu'il eut parcouru la pièce, il répondit sévèrement à
l'auteur : « Je ne sais si le magistrat de Leipzig autoriserait la repré-
sentation d'un semblable ouvrage et j'en doute fort par respect pour
son autorité ; mais, en tout cas, apprenez, monsieur, qu'une personne
comme ma fille ne saurait y figurer. » Wagner battit en retraite devant
ce père chatouilleux et s'en fut présenter son ouvrage à Berlin, non pas
à l'Opéra royal, mais au théâtre plus modeste de la Résidence, où il
fut très aimablement reçu, sans rien obtenir. C'est dans ce court voyage
à Berlin qu'il vit pour la première fois Spontini dirigeant une repré-
sentation de Feniand Corte^. Il fut très frappé de reff"et que le vieux
maître obtenait en accusant très fort le rythme et en y faisant corres-
pondre les évolutions sur la scène avec une précision mathématique ;
mais surtout la partition de Fer)iand CortCy produisit sur lui une
Kl c; Il A Kl) WAONKK 23
imiiression profonde et nui se retrouva très vivace deux ans ]")lus lard
quand il entreprit la composition de Rien^i .
Donc la Novice de Paleiine était repoussée à droite et à gauciie '
et Wayncr, qui n'avait que des dettes en ijuittant Magdcbourg — ce fut
là le refrain de toute sa vie, — sollicitait une place auprès de son
ancien ami Dorn, devenu cantor et directeur de la musique religieuse dans
la petite ville russe de Riga. Mais Wagner n'était pas seul à caser; il
demandait aussi un emploi pour sa fiancée, la jolie comédienne Wilhelmine
Planer, dont il s'était épris à Magdebourg, et qu'il n'avait pas voulu
épouser faute d'argent, mais avec laquelle il avait conclu des fiançailles à
longue échéance. En attendant et comme elle était engagée en qualité de
f( première amoureuse » à Kœnigsberg, il la suivit dans cette ville avec
l'intention de devenir chef d'orchestre, et il y organisa des concerts au
théâtre. 11 obtint enfin le poste qu'il désirait et, sitôt nommé, il épousait
Minna Planer le 24 novembre i836 : « J'étais amoureux, dit-il plus tard
dans une lettre à ses amis; je me mariai par obstination et je rendis
malheureux moi-même et autrui, tourmenté par les ennuis de la vie
domestit]uc pour laquelle je ne possédais pas le nécessaire. C'est ainsi
que je tombai dans la misère dont les effets tuent tant de milliers
d'individus. »
11 ne resta pas plus d'une année à Kœnisberg, en proie à mille
soucis, malheureux, tourmenté, tourmentant les autres, n'écrivant que
deux ouvertures : une sur Rule Britannia, une autre intitulée Polonia,
puis il alla s'établir à Riga, où Dorn avait pu obtenir un emploi pour sa
femme au théâtre, un autre pour sa belle-sœur Thérèse Planer, et pour
lui la place de premier directeur de la musique. 11 fut d'abord ravi d'un
poste beaucoup plus avantageux que ceu.x qu'il avait occupés jusque-là; il
donna dix concerts dans lesquels il fit exécuter, non sans succès, son
ouverture de. Christophe Colomb et celle sur Rule Britannia; il écrivait
aussi plusieurs airs avec vocalises et choisissait la Norma pour être repré-
sentée à son bénéfice le 11 décembre iSSy', puis, tout à coup, il prit ses
fonctions en grippe, en même temps qu'il sentait s'éveiller les premiers
scrupules de sa conscience d'artiste. En écrivant ses précédents ouvrages,
il le dit lui-même, il ne s'était pas montré très scrupuleux sur le choix des
I. 11 utilisci'ci pkis tard une mclodic religieuse de Li Sovicc de J'jlcnnc pour exprimer, dans
Tjniihii'iiscr, le respect et le recueillement des pèlerins admis auprès du Saint-Père; c'est la mélodie
que répètent alternativement les instruments à vent et à cordes dans l'introduction du 3° acte.
■2. Son admiration pour Bcllini, arrivée au plus haut point, s'épanchait dans un article qu'il
publiait dans le Spectateur de Riya, du 7/10 décembre 1837. « Le chant, le chant et encore le
chant, ô Allemands! Le chant est le langage par lequel l'homme doit se communiquer musicalement,
et on ne vous comprendra pas si ce larTgagc n'est pas formé et conservé aussi indépendant que toute
autre langue cultivée doit l'être, l.e reste, ce qui est mauvais en liellini, chacun de vos maîtres d'école
de village peut le faire mieux; cela est connu, il est donc tout à fait hors de propos de se moquer de
ces défauts. Si Uellini avait fait son apprentissage chez un maitre d'école de village allemand, il
24 RICHARD WAGNER
moyens à employer pour emporter le succès; mais voilà-t-il pas qu'un beau
jour, en voulant composer la partition d'un opéra-comique en deux actes,
r Heureuse Famille d'ours, arrangé d'après un conte des Mille et une
Nuits, il s'arrête avec dégoût, relit ses morceaux et s'aperçoit qu'il fait
tout simplement de la musique à la Adam. A dater de ce jour, il prend
en horreur la position de chef d'orchestre dans une ville de province, en
face d'un public impropre à juger toute œuvre nouvelle parce qu'il a
perdu sa clairvoyance en n'entendant jouer que des ouvrages à réputa-
tion déjà faite et, dès lors, pour se mettre en garde contre une défail-
lance qui le pousserait à user des moyens d'exécution qu'il a sous la
main, il décide d'entreprendre un ouvrage de proportions trop vastes
]30ur qu'on le puisse monter sur un petit théâtre. Et puisque c'est de
Paris que viennent alors tous les opéras applaudis en Allemagne, il
tourne les yeux vers Paris et brCde d'y venir débuter.
Du temps qu'il était à Kœnisberg et que, besogneux et misérable,
il voyait danser devant ses yeux les 3oo,ooo fr. que Meyerbeer, disait-on,
venait de gagner avec les Huguenots, il avait été pris du désir fou
d'aller tenter fortune à Paris. 11 avait justement cru trouver un bon
sujet d'opéra dans une nouvelle de Henri Kcenig : la Grande Fiancée,
il en avait aussitôt tracé le plan et l'avait envoyé à Scribe, espérant que
celui-ci n'aurait rien de plus pressé que d'écrire le poème et de le faire
accepter à l'Opéra; naturellement, il ne reçut jamais de nouvelles de
Scribe; aussi, quand en lisant le Rien{i, de Buhver, il y crut découvrir
un sujet d'opéra préférable au précédent, il se garda bien de renouve-
ler pareille tentative. Il entreprit de faire tout lui-même, et le poème
et la partition '. C'est pendant l'été de i838 qu'il commença à écrire
le poème de Rien{i et il y mit. d'autant plus de feu qu'il voulait sortir
par un coup d'éclat des ennuis d'une existence assez précaire;
en rentrant à Riga, les vacances finies, il alla se loger à l'écart,
hors des remparts, pour mieux rompre avec les mesquineries de la vie
théâtrale et se mieux consacrer à la composition de son opéra; par
une heureuse coïncidence, il eut alors à faire étudier le Joseph, de
aurait sans domc appris à faire mieux; mais il est bien à craindre, en même temps, qu'il n'eut
désappris son chant. » Lire l'article entier traduit dans la Revue wagnérieiiite, de Paris (fe'vricr nSSG).
On peut rappeler à ce propos la fine boutade de Rossini, qui disait à Bellini lui-même : « 11 est bien
heureux, Vincenzo caro, que tu ne saches pas la musique; car, si tu la savais, tu en ferais de bien
mauvaise. »
I. Plus tard, quand il fut maître de chapelle à Dresde avec Reissiger, comme celui-ci attribuait
l'insuccès de sa musique à la pauvreté des livrets qu'ij avait eus, Wagner s'offrit à lui rimer
son ancien scénario de la Grande Fiancée; mais Reissiger ayant trouvé scabreux démettre en musique
un poème auquel Richard Wagner avait renoncé, ce fut Kiltl, directeur du Conservatoire de Prague,
qui en hérita par la suite, et son opéra fut représenté à Prague, le 19 février 1848, sous le titre de
liianca e Giuseppe ou les Français à Nice : il eut du succès, car on le reprit en 1868 et 1870, et on
le joua à Francfort en 1S73.
RICHARD WACiNRR 25
Méhul, qui éleva ses pensées, dit-il, et l'aida à se corriger des erre-
ments passés. Ce n'est pas qu'en entreprenant Rien{i il songeât le
moins du monde à s'écarter des formes usuelles de l'opéra, mais en
écrivant le poème il s'était efforcé de ne pas le faire aussi banal
que les livrets habituels, et, quant à la musique, il voulait composer
une œuvre grande, forte, élevée, le contraire, en un mot, de ce qu'il
avait fait jusqu'à ce jour. 11 a très bien expliqué lui-même en quel état
singulier il se trouvait, comment le grand opéra était alors comme une
lunette à travers laquelle il voyait tout et ne voyait exactement que
ce qu'elle pouvait embrasser; dans toutes les parties de son opéra,
c'était bien son sujet qui le guidait de préférence, mais ce sujet, il le
déterminait lui-même inconsciemment, d'après la seule forme qui tlottàt
alors devant ses yeux : celle du grand opéra.
Plein d'ardeur au travail, il composa d'arrache-pied pendant tout
l'hiver, si bien qu'au printemps de 1S39 il avait terminé les deux
premiers actes de Rien^i. Mais à ce moment même expirait l'engage-
ment qui le liait au théâtre de Riga, et comme il était tout à fait
dégoûté de courir ainsi de ville en ville en qualité de chef d'orchestre,
comme d'autre part le poète Karl de Holtei allait céder la direction
du théâtre à un simple ténor, il n'hésita pas. 11 réunit un peu
d'argent, retourna à Kœnigsberg, oîi il fit le grand effort de payer ses
dettes, puis décida sa femme à partir avec lui pour Paris où il ne con-
naissait absolument personne. Mais c'était l'inconnu, et l'inconnu,
ce pouvait être avant peu la fortune et la gl(.>ire — avec Jxieiiii.
LE SOMMEIL DE BRUNEHILD
Tiiii de Sc/iull^e et Millier à l'Anneau Ju Nibelun^, iStii.
CHAPITRE III
TROIS ANNEES A I' A R I S
|, u lieu de prendre la route de terre, et probablement
par économie, Richard Wagner s'embarqua avec sa
femme et son chien, un magnifique chien de Terre-
Neuve, car il avait déjà la passion de ces animaux,
sur un vaisseau voilier en partance de Pillau pour
Londres. Cette traversée, qui dura plus de quatre
semaines et qui fut féconde en accidents, ne lui sortit
jamais de la mémoire ; à la hauteur des côtes de
Norwège, et par trois fois, le vaisseau fut assailli par d'épouvantables
tempêtes qui forcèrent le capitaine à se réfugier dans le port le plus
voisin. Ce passage à travers les brisants des côtes norwégiennes pro-
duisit sur son imagination une impression merveilleuse, et ce fut au
milieu des éléments déchaînés qu'il entendit les matelots chanter avec
effroi cette légende du Hollandais volant, qui lui entra si profondément
dans l'esprit. Wagner passa huit jours à Londres, ne s'occupant que
de courir la ville et vivement intéressé par sa visite au Parlement, mais
ne mettant pas le pied dans les théâtres ; puis il traversa la Manche.
Une fois débarqué à Boulogne, il apprit que Meyerbeer y faisait une
maison de bains de mer, et il demeura tout un mois dans les environs,
pour lier connaissance avec le célèbre compositeur et s'en faire un
appui. Meyerbeer, d'ailleurs, accueillit son compatriote avec une grande
bienveillance ; il examina les deux actes terminés de Rienii , s'en
déclara satisfait et demanda au jeune voyageur s'il avait de quoi vivre
à l'aise un bon bout de temps, pour aller ainsi tenter la fortune à Paris.
Sur sa réponse négative, il hocha fortement la tète ; il n'en promit
pas moins à Wagner de le soutenir autant qu'U serait en son pouvoir,
mais il l'avertit charitablement que des démarches par lettres ne pour-
raient guère aboutir dans un cas pareil où une insistance personnelle
et de tous les jours devrait seule avoir quelque effet : cela dit, il lui
remit des lettres de recommandation pour Anténor Jolly, directeur de
la Renaissance, où Ton jouait à la fois des drames et des opéras-
comiques, pour Léon Pillel, directeur de l'Opéra, l'éditeur Schlesinger
et Habeneck. Par le fait, tout ce que Wagner put obtenir à Paris, il
le dut à ces gens-là, et par ricochet à Meyerbeer. « Savez-vous ce qui
RICHARD WACiNKR 27
me rend déliant à l'égard de ce jeune homme, disait Henri Heine, c"cst
que Meyerbeer le recommande. » Va ce trait, aussi piquant pour le
protégé que pour le protecteur, est tout ce qu'il a jamais laissé percer
de son sentiment sur Richard Wagner.
Wagner arriva à Paris au mois de septembre 1S39 et s'en alla
prendre un appartement garni dans la rue de la Tonnellerie, auprès
des Halles, dans un quartier peu hanté des artistes, mais où il devait
pouvoir vivre à très bon marché. 11 commence aussitôt sa tournée de
visites à travers Paris ; il voit d'abord toutes les portes s'ouvrir devant
lui, grâce au patronage de Meyerbeer, et chaque soir il rentre en son
logis ravi de l'accueil qu'on lui fait de droite et de gauche, déjà sûr
d'un succès immédiat. Alors tout l'enchante, l'admirable mise en scène
de l'Opéra accroît son désir d'y voir bientôt représenter Rieu^i ; d'ail-
leurs, il ne doute pas un instant de réussir et ne croit pas que cela
puisse tarder : aussi se hàte-t-il de terminer entièrement cet ouvrage,
au prix de privations quotidiennes. 11 voyait tout en rose également
du côté de la Renaissance, où le directeur, par égard pour Meyerbeer,
avait accepté de représenter sa malheureuse Novice de Païenne, si
vite expédiée en un soir à Magdebourg. Dumersan le vaudevilliste
avait été chargé d'en traduire le poème ; il s'était acquitté de sa tâche
avec tant de bonheur que ces nouveaux vers paraissaient à Wagner
s'adapter mieux à sa musique que ceux qu'il avait faits lui-même ; enfin
le jeune musicien se croyait tellement sur du succès avec un opéra
bien conçu dans le goût français sur un sujet tant soit peu léger, qu'il
n'hésita pas à quitter le vieux quartier des Halles, pour s'installer
rue du Helder, au n° 25, dans le cœur du Paris élégant et artiste. De
son côté, l'éditeur Schlesinger n'avait pas moins bien travaillé pour le
protégé de Meyerbeer : il obtenait d'Habeneck que la Société des
Concerts du Conservatoire essaierait une ouverture que son jeune ami,
désirant mettre tout le drame en musique, avait entrepris de composer
pour le Faust, de Goethe, et Wagner, tout heureux de la bonne nou-
velle, en travaillait avec plus de joie et d'ardeur.
Wagner n'habitait pas depuis six mois Paris, car tout cela se pas-
sait dans les premiers mois de 1840, qu'il était assuré déjà d'avoir un
opéra joué à la Renaissance et une ouverture exécutée au Conser-
vatoire, en attendant Rien{i. Tout à coup, changement de décor. 11
avait terminé son ouverture dès le mois de février, on l'essayait à la
fin de mars, et l'éditeur Schlesinger se hâtait d'insérer dans la Gaiette
musicale la petite note suivante : « Une ouverture d'un jeune compo-
siteur allemand d'un talent très remarquable, M. Wagner, vient d'être
répétée par l'orchestre du Conservatoire et a obtenu des applaudisse-
28 RICHARD WAGNER
ments unanimes. Nous espérons entendre incessamment cet ouvrage et
nous en rendrons compte. » La vérité était que les sociétaires exécutants
avaient déclaré cette ouverture « une longue énigme « et qu'ils avaient
décidé de ne pas la jouer. Restait la Novice de Païenne, dont la repré-
sentation était attendue d'un jour à l'autre. Un beau matin, vers le
milieu d'avril, Anténor Jolly réunissait tous ses artistes et employés,
pour leur annoncer qu'à bout de ressources et malgré le succès récent
de la Chaste Suzanne, il se trouvait dans la nécessité de fermer le
théâtre ; et de deux. On ne peut dire exactement ce que valait alors
l'ouverture de Faust, puisque "Wagner l'a complètement remaniée après
avoir terminé l'Or du Rhin; mais il est bien difficile de croire qu'elle
fût inférieure à celles de Rienii ou du Vaisseau fantôme, qui sont
contemporaines, et quand on voit que la Société exécutait à la
même époque une ouverture de Jeanne d'Arc , par Moschelès , il
semble qu'elle aurait pu se montrer plus accueillante envers Richard
Wagner : celui-ci, tout déconfit, mit de côté son ouverture qu'il fit
exécuter telle quelle à Dresde en 1844, et ne pensa plus jamais à com-
pléter son Faust musical. Il est donc strictement vrai que si nous
n'avons qu'une ouverture au lieu de toute une partition de Faust, nous
sommes redevables de cette perte aux musiciens chevronnés du Conser-
vatoire en 1840 '.
Une autre tentative avait encore échoué. On s'occupait fort à Paris
de la Pologne et une grande représentation pour les Polonais sans tra-
vail avait été organisée au théâtre de la Renaissance par les soins de
la princesse Czartoryska, qui avait recruté chanteurs et choristes dans
le grand monde, et chez laquelle on avait répété tout l'hiver. La fête
était fixée au vendredi 3 mars et l'on y devait représenter un Duc de
Guise qui n'était autre que le Henri III et sa cour, de Dumas, arrangé
en opéra par un noble amateur et mis en musique par le jeune de FIo-
tow : la principale interprète était une toute jeune fille, appelée Anna
de Lagrange, et qui devait rendre ce nom célèbre. Wagner, se rap-
pelant qu'il avait composé une ouverture de Polonia, qui pouvait être de
circonstance et qu'il avait vainement proposée aux concerts Valcntino, la
I. Wagner remania cette ouverture à Zurich en iS55, puis il eu dirigea la première exe'cution
à Munich en 18G5. Il y a mis comme épigraphe les vers suivants du drame de Gœthe : « Le Dieu qui
habite mon àme peut la bouleverser jusque dans ses profondeurs; mais celui qui trône hors de moi ne
peut rien faire jaillir de mon sein. Aussi l'existence m'est-elle un fardeau, la mort me fait envie et la
vie m'est odieuse, u Sous sa forme détiniiive, cette ouverture, tout empreinte de douleur et de passion, est
une création du premier ordre, une œuvre à part dans l'œuvre entier de Wagner. Elle n'est pas traitée,
en cfTet, en long crescendo, comme les magnifiques ouvertures du Vaisseau fantôme, de Tannhaniser et
des Maîtres CJianteiirs ; elle est d'une conception non pas plus admirable, mais plus libre, qui lui
permet de suivre de près toutes les phases du drame et de les traduire avec une vérité saisissante.
Un chef-d'œuvre, en un mot, seulement comparable à l'ouverlure île Faust que Schumann écri\it
en i853.
RICHARD \VA(]N1-:R 2g
porta bravement au chef crorchcstrc du tliéàtrc, nommé Duvinagc : celui-ci
promit de s'en occuper; mais on n'avait que l'aire d'un pauvre diable
au milieu de tout ce beau monde, et son ouverture ne fut même pas
mise en question'. Wagner voyait donc s'évanouir à la fois ses diverses
chances de succès. De plus, il avait épuisé toutes ses ressources pen-
dant qu'il travaillait pour devenir célèbre et avait dû acheter à crédit
les meubles nécessaires pour remplir son nouveau logis; mais avant de
payer ses meubles il lui fallait d'abord gagner de quoi vivre avec sa
femme : il n'y avait plus à s'occuper du chien, qui avait été volé avant
leur emménagement rue du Heldcr.
L'éditeur Schlesinger fut encore sa providence; il lui commanda
plusieurs articles pour son journal, la Revue et Galette musicale, dont
le premier : Sur la musique allemande, parut au mois de juillet 1840;
puis, comme il s'était rendu acquéreur de la partition de la Favorite,
représentée au mois de décembre de cette même année, il chargea
Richard Wagner d'en faire la réduction pour piano, besogne ingrate,
à coup sûr, sinon compliquée, mais que Wagner était trop heureux de
trouver puisqu'elle allait lui donner de quoi manger. Du reste, il s'en
allait frapper à toutes les portes : après des démarches réitérées
auprès du directeur des Variétés et peut-être avec l'appui de
Dumersan , le traducteur de la Novice de Palerme, il était chargé de
mettre en musique un vaudeville que ce même Dumersan venait d'écrire
avec Dupeuty : la Descente de la Courtille; mais, dès les premières
répétitions, les acteurs déclaraient sa musique inexécutable et l'on y
devait renoncer. Cette folie de carnaval fut jouée le 20 janvier 1841,
et ne contenait même pas la chanson: Allons à la Courtille, un instant
populaire et que tout le monde, à la file, attribue à Wagner : double
erreur, à ce qu'il parait.
I. Wagner quitta Paris sans réclamer cette ouverture ; quelle fut sa surprise en apprenant,
quarante ans plus tard, qu'elle e'tait entre les niains de M. Pasdcloup! Un de ses amis de Paris
entreprit de rétablir la suite des faits, et il y parvint après ujic minutieuse enquête menée avec la
prudence et la sagacité d'un juge d'instruction. Voici par quelle série d'aventures a dû passer
Polonia. Duvinage avait gardé près de vingt ans cette ouverture non réclamée, lorsqu'un beau
jour M. Henri LitolfF, qui donnait des leçons de piano à sa fille (aujourd'hui M™" Théodore
Dubois), le pria de la lui confier : Duvinage y consentit. Litolft, sans doute à bonne intention, la
remit, par la suite, àM.Arban, qui désirait la jouer à ses concerts du Casino, et celui-ci, pour l'essayer,
avait chargé le copiste du Théâtre Italien d'en détacher les parties. Puis Arban l'avait complètement
oubliée, le copiste aussi, si bien qu'elle traînait dans les amas de vieux papiers de Ventadour et que
l'éditeur Choudens, ayant acheté toute cette musique en bloc après la déconfiture de la direction
Escudier (avril 1870), fut tout étonné de découvrir un manuscrit de Wagner dans ce fouillis de
musique non classée. Il parla de cette ouverture à M. Pasdcloup qui se la fit prêter, ne la joua jamais
et l'avait à son tour mise au rebut, quand elle lui fut réclamée au nom de Wagner, d'abord par la
personne qui avait fait toutes ces recherches, puis par M. Nuitter. C'est ainsi qu'en 1881 Wagner
rentra en possession d'une œuvre de jeunesse, égarée depuis 1840, et qu'il la fit exécuter cette année
à Palerme pour célébrer l'anniversaire de sa fciinuc : il remercia ses amis de Paris de la peine prise
avec une véritable effusion.
3o RICHARD WAGNER
Wagner essayait aussi de percer en composant des romances sur
des paroles françaises ; il aspirait à la vogue de M'"" Loïsa Puget, à
la réputation de Schubert, et mettait d'abord en musique une traduc-
tion faite exprès pour lui des Deux Grenadiers, de Henri Heine, com-
position un peu pénible, très inférieure à celle que Schumann avait
écrite un an plus tôt sur la même poésie, et dont les artistes ne vou-
lurent pas. Ensuite, il écrivit l'Attente, de Victor Hugo, Mignonne,
de Ronsard, Dors, mon enfant, toutes œuvres simples et charmantes
dans leur petit cadre et qu'on goûte aujourd'hui, mais qu'il ne put
môme pas produire alors, faute de chanteurs pour les chanter, d'édi-
teurs pour les publier : elle étaient, à la lettre, trop bonnes pour le
marché. 11 toucha bien quelques francs pour Mignonne, quand elle fut
imprimée dans la Galette musicale, et cette mélodie, ensuite, reparut
avec les deux autres dans le supplément de VEuropa, de Lewald ; il
faut voir à ce propos en quels termes pressants Wagner, dans une
lettre d'avril 1841, soumet ces trois romances à l'éditeur du journal et
le supplie de les lui payer le plus vite et le plus cher possible, puisque
les prix variaient pour de telles productions, entre 5 et g florins
(12 fr. 5o et 22 fr. 5o). Et comme il s'y prend bien pour l'apitoyer:
« Un farceur qui se donne pour meilleur qu'il n'est! voilà comme on
me traite ici. » Ici, c'est-à-dire à Paris. Cependant ses articles, qui
dénotaient une personnalité originale et énergique, avaient un réel
succès dans un cercle restreint, et la nouvelle intitulée : Une Visite à
Beethoven, publiée à la fin de 1840, avait assez frappé les lecteurs par
un mélange de poésie et de raillerie, d'enthousiasme et d'amertume,
pour que Berlioz, bon juge à cet égard, ne crût pas trop faire en la
signalant dans le Journal des Débats. Il rendait compte, en bon colla-
borateur, d'un concert organisé par la Revue et Galette musicale, ce
journal infatigable, qui donnait tant de choses à ses abonnés : beaux
concerts, bons articles de critique, jolis portraits d'artistes, nouvelles
charmantes, etc., et il ajoutait de lui-même : « On lira longtemps celle
de M. Wagner intitulée Une Visite à Beethoven. « Berlioz ne croyait
sûrement pas dire aussi vrai'.
l'out en travaillant pour Schlesinger, il poursuivait sans désemparer
l'achèvement de Rienii, non plus en vue de l'Opéra de Paris • — il
se défend après coup d'y avoir jamais pensé — mais pour l'Opéra de
Dresde, où chantaient des artistes de premier ordre, la Schrœder-
Devrient, Tichatschek, etc., et il arrivait au bout de sa tâche en
I. Les articles de Wagner pour la Ga:;ette musicale étaient traduits par Duesherg, chargé de
rédiger toutes les nouvelles d'Allemagne pour ce journal. Quant à savoir ce que ses articles ou ses
arrangements lui furent payés, ce serait bien impossible, car Wagner, toujours à court d'argent, a
peut-être reçu quatre ou cinq fois le prix stipulé pour ses travaux.
Kl en A Kl) \va(;ni:u 3,
novembre 1840. Alors, encouragé par ses succès d'écrivain et surtout
presse par la misère qui atteignait au degré le plus aigu, il écrivit tant
et plus d'articles pour vivic, et c'est juste à ce moment-là, au commence-
ment de 1841, qu'il publiait cette nouvelle si amère et si douloureuse :
Un Musicien étranger à Paris, où, se mettant lui-même en scène,
avec son bien-aimc chien de Terre-Neuve, il décrit d'une plume viru-
lente tous les espoirs qu'il avait follement caressés, toutes les douleurs
qu'il avait éprouvées, y compris la perte de son chien, avant d'arriver
au découragement final, en attendant la mort libératrice de son héros.
« C'était un homme excellent, dit-il en parlant de ce héros, qui n'est
autre que lui-même, un digne musicien né dans une petite ville d'Al-
lemagne, mort à Paris, oij il a bien souflfert. Doué d'une grande ten-
dresse de cœur, il ne manquait pas de se prendre à pleurer toutes les
fois qu'il voyait maltraiter les malheureux chevaux dans les rues de
Paris. Naturellement doux, il supportait sans colère de se trouver
dépossédé par les gamins de sa part des trottoirs si étroits de la capi-
tale. Malheureusement, il joignait à tout cela une conscience d'artiste
d'une scrupuleuse délicatesse; il était ambitieux sans aucun talent pour
l'intrigue; de plus, dans sa jeunesse, il lui avait été donné de voir une
fois Beethoven, et cet excès de bonheur lui avait tourné la tète de telle
sorte qu'il ne put jamais se retrouver dans son assiette pendant son
séjour à Paris. » Ce personnage imaginaire est tellement calqué sur
lui-même, avec son amour pour les bêtes, que, dans le dialogue qui va
suivre et qu'on dirait inspiré du Neveu de Rameau tant par la forme
que par le lieu de la scène, le café de la Rotonde, on retrouve exactement
tout ce qu'il vient de faire à Paris en pure perte : longues attentes dans
les antichambres des directeurs, mélodies écrites dans le style de
Schubert sans que personne en voulût essayer, refus d'une ouverture
composée par un disciple de Beethoven par ceux-là mêmes qui sem-
blaient le mieux goûter ce grand maître, etc. A quoi, l'ami sceptique
et désillusionné, dans la bouche duquel il a dû mettre quelques-uns
des conseils que Meyerbeer lui avait donnés, répond vivement : x Per-
mets que je t'arrête ici. Beethoven est déifié, tu as parfaitement raison;
mais fais bien attention que sa réputation et son nom sont maintenant
choses reçues et consacrées. Mis en tête d'un morceau digne de ce
grand maître, ce nom sera bien un talisman assez puissant pour en
révéler les beautés à l'instant et comme par magie, mais à ce nom
substitues-en un autre, et tu ne parviendras jamais à rendre les direc-
teurs de concerts attentils aux passages les plus brillants de ce même
morceau. » Wagner, comme on le voit, mordait à belles dents.
Cependant Maurice Schlesinger, qui ne pensait (}u'à consoler le
32 RICHARD WAGNER
pauvre musicien de sa déconvenue au Conservatoire, eut l'idée de faire
exécuter une composition de lui dans un de ces concerts que la Ga-
icttc musicale olTrait à ses abonnés, et ce beau projet fut mis à exécution
le jeudi 4 février 1841 : sou choix s'était fixé sur FouverLure de Columbus
(Christophe ColombJ, qu'on avait modestement mise en tète du pro-
gramme. Il en fut naturellement rendu compte dans le journal même
de Schlesinger. « Ce morceau, qui a plutôt le caractère et la forme
d'une introduction, disait le critique Henri Blanchard, mérite-t-il bien
la désignation d'ouverture que l'auteur a si bien définie dernièrement
dans ses articles de la Gaiette musicale ? A-t-il voulu peindre l'infini
de la pleine mer, de l'horizon qui semblait sans but aux compagnons
du célèbre navigateur, par le trémolo aigu des violons ? Les entrées
d'instruments de cuivre reviennent trop uniformément et avec trop
d'obstination ; d'ailleurs, leurs discordances qui choquaient les oreilles
exercées et délicates n'ont pas permis d'apprécier à sa juste valeur le
travail de M. 'W^agner, qui, malgré ce contre-temps, nous a paru l'œuvre
d'un artiste ayant des idées larges, assises, et connaissant bien les
ressources de l'instrumentation moderne. » Il est assez curieux d'ap-
prendre ainsi que dans cette œuvre, écrite à vingt-deux ans, Wagner
usait déjà des trémolos de violons à l'aigu et des fulgurantes attaques
de cuivres dont il s'est si souvent et si merveilleusement servi. Cette
exécution bien modeste eut quelque écho en Allemagne, grâce à Schu-
mann qui mentionna le concert dans son journal, en insistant sur ce
point que, parmi les numéros du programme, il y avait une ouverture
de Richard Wagner, « un jeune Saxon, écrit-il, qui restait silencieux
depuis longtemps et qui, par bonheur, se remet à composer ». Encou-
ragé par ce petit succès, Wagner se hâta d'envoyer son ouverture à
Londres, espérant que Jullien la pourrait exécuter dans ses concerts-
promenades; mais l'excentrique chef d'orchestre n'en voulut pas, et
quand le facteur des messageries Lafitte et Caillard rapporta le rou-
leau au compositeur, celui-ci était dans une telle misère qu'il ne put
pas payer le |iûrt de Londres à Paris, et que le facteur remporta
tranquillement son paquet : l'ouverture était perdue à jamais '.
Wagner, dans sa détresse, allait jusiiu'à se présenter comme choriste
dans un petit théàtic du boulevard : « Je m'en tirai, dit-il, encore
plus mal que Berlioz lorsqu'il se trouva dans une situation semblable :
I. Ce Jiiiail miscjiablu a utij racunle par Wagner liii-inciuc, vers irSSo, à un lIc mus amis, qui
voulut alors s'informer de ce que ce rouleau mis au débarras avait bien pu devenir depuis quarante ans.
I-es messageries n'existaient plus; après avoir cherché dans tout Paris, il découvrit que le vieux
M. Caillard, très âge, mais ayant toute sa tète, logeait à sa porte : il se promit de l'aller voir, attendit
quelques jours par négligence et comme il descendait un matin, il vit qu'on tendait de noir la maison
voisine. 11 s'inlurmc... le vieillard était mort.
RICHARD \VA(iNER 33
le chef d'orchestre qui devait m'cxamincr découvrit tout de suite que
je ne savais pas chanter le moins du monde et déclara qu'il n'y avait
rien à tirer de moi. « Heureusement pour lui qu'il y avait alors à Paris
une assez nombreuse colonie d'Allemands, — artistes, savants, lettrés, —
pour la plupart assez pauvres, mais pleins de cœur et d'élan, et qui
contribuèrent sûrement à soutenir, à faire vivre à peu près Wagner et
sa femme pendant ce terrible hiver. Mais, en dehors de ce cercle, il se
sentait tout isole dans Paris et c'était encore parmi les musiciens qu'il
comptait le moins d'amis, chacun s'agitant, se démenant pour son
propre compte et n'ayant pas le temps de lier commerce avec autrui.
D'ailleurs, il n'était porté vers aucun d'entre eux. De Meyerbeer, alors
souverain maître à l'Opéra avec Robert le Diable et les Huguenots, il
eut tout d'abord, sans la manifester, l'opinion qu'il exprima plus tard
quand il crut que les sentiments de reconnaissance ne devaient pas
rempêcher de distinguer entre l'homme et l'artiste. Pour Halévy, il
jugea que son bel enthousiasme avait duré juste le temps d'obtenir un
grand succès qui le tirât de pair; après quoi il n'avait plus pensé qu'à
écrire des opéras pour faire fortune, en imitant la négligence et le
laisser-aller d'Auber, sans avoir conscience, hélas ! qu'il n'avait pas su,
comme son modèle, acquérir un semblant de style, appréciable dans ses
productions les plus lâchées. En ce qui regardait Auber lui-même, il
ne le jugea pas plus favorablement, quoiqu'au temps de la Muette il
l'eut défendu par opposition à Rossini et à -l'école italienne. 11 n'eut
aucun rapport avec lui ; cependant il essaya de le louer un jour dans la
Galette musicale au détriment de Donizetti, Rossini, etc., mais le direc-
teur Edouard Monnais refusa son article et ne voulut pas entendre
parler de patriotisme frani^-ais dans une question purement musicale, ou
plutôt commerciale, car Schlesinger, éditant à la fois la Muette, Guil-
laume Tell et la Favorite, entendait que son journal vantât également les
trois compositeurs. Le seui pour lequel Wagner éprouva quelque attrait,
en dépit de son naturel hérissé, ce fut Berlioz. « 11 y a entre lui,
dit-il, et ses confrères de Paris, cette différence essentielle qu'il ne
compose pas sa musique pour de l'argent. Mais il ne peut écrire pour
l'art pur, le sens du beau lui manque. Il reste complètement isolé
dans sa tendance : il n'a personne à ses côtés qu'une troupe d'adora-
teurs qui, platement et sans le moindre jugement, saluent en lui le
créateur d'un nouveau système de musique, et lui ont complètement
tourné la tète : eux exceptés, tout le monde l'évite comme un fou. »
C'était le seul qu'il appréciât.: peut-être est-il opportun de le répéter.
C est à Paris qu il rencontra pour la première fois Franz Liszt, et
les premiers rapports entre ces deux artistes, qui devinrent si grands
5
34 RICHARD WAGNER
amis par la suite, furent des plus réservés et manquèrent tout à
fait de liant. Wagner marquait un franc dédain pour la réputation
bruyante du grand pianiste ; il détestait la virtuosité pure et jugeait
que Liszt se laissait entraîner par le public jusqu'à donner des preuves
du plus mauvais goût, jusqu'à exécuter, par exemple, une fantaisie sur
Robert le Diable, dans un concert organisé pour élever un monument
à Beethoven ; il déplorait la différence qu'il y a entre la situation du
compositeur dramatique, qui ne peut se révéler qu'à un auditoire en
partie composé d'amateurs, et celle du virtuose qui triomphe aisément
devant n'importe quelle assistance; il se comparait alors au célèbre pianiste
et en arrivait à considérer son propre isolement en face du public,
non plus comme un mal, mais comme un bien, comme une garantie
contre la dangereuse amitié de ces profanes. Et quand il avait
bien ruminé ces idées dans sa tète, il remontait dans sa chambre et
là, tout seul, les jetait sur le papier; il intitulait cet article hardiment :
Du métier de virtuose et de l'iiidépeudauce du compositeur, et le portait
à la Gaiette musicale où il parut en 1840. Dégoûté par le monde
musical de Paris, il renonçait, dans ces moments de désespoir, à ce
qui était autrefois son désir farouche : conquérir Paris, et tombait
dans un douloureux abattement, comme excédé par les exercices de
Liszt et de Chopin, les chants de Duprez et de M'"" Dorus-Gras, les
trilles sempiternels de Rubini. Duprez et Rubini l'avaient entièrement
dégoûté de la mauvaise musique qu'ils chantaient d'ordinaire et qu'un
auditoire dit d'élite, recruté dans l'aristocratie et la finance^ applau-
dissait de confiance. Il ne trouvait aucun intérêt aux luxueuses repré-
sentations de l'Opéra qu'il fréquenta peu, d'ailleurs, faute d'argent, et
ne voyait là qu'un prétexte à mise en scène et à décorations : « Qui
n'a vu, disait-il, la Juive d'Halévy que dans telle ou telle ville d'Alle-
magne, ne parviendra jamais à se figurer comment et pourquoi cet
ouvrage a pu charmer les Parisiens, w L'Opéra-Comique, à tout
prendre, aurait pu le contenter mieux que l'Académie de musique et
les Italiens, au moins par le talent des chanteurs ; mais ce qu'on
écrivait alors ]wur ce théâtre lui parut absolument détestable : « Où
s'est enfuie, hélas ! la grâce de Méhul, de Nicolo, de Boïeldieu
et du jeune Auber, devant les ignobles rythmes de quadrille qui font
rage aujourd'hui ? »
Malgré quelques satisfactions passagères, comme le succès d'un
article ou l'exécution d'une ouverture, qui n'apportaient pas grand
soulagement à sa pauvreté, "Wagner, trompé dans ses espérances, souffrait
cruellement à tous égards, par les soucis et les privations de la vie
matérielle et par les cruelles déceptions d'un légitime amour-propre.
RICHARD WAGN F. R 33
Un rayon de soleil éclaira suliitemcnt son existence et l'artiste abattu
se reprit à vivre, à vouloir triompher du sort coûte que coûte. Avec
la lettre de recommandation de Meyerbecr à Habeneck, il avait dû
trouver bon accueil au Conservatoire, et les concerts de la Société
vouée au culte de Beethoven lui procuraient un doux réconfort. Il
pouvait au moins assister aux répétitions et chaque fois il se délectait
d'une symphonie de Beethoven rendue en perfection : c'est seulement
là, dit-il, qu'il ressentit une satisfaction sans mélano-e. Et voilà qu'un
jour il entend, ô merveille ! une incomparable exécution de la .Sy??;^?/?o;?/e
ai'ec chœurs, une exécution telle qu'il n'en avait jamais soupçonné
de pareille aux concerts du Gewandhaus, à Leipzig. Kmu , ravi,
haletant d'enthousiasme, il se sent transporté de dix ans en arrière,
en écoutant l'œuvre préférée de son adolescence, et croit la com-
prendre enfin pour la première fois, tant il en pénètre les beautés^
infinies ; il sent alors la lumière se faire en son esprit, il rejette au
loin ridée de se traîner dans les sentiers battus de Ricu^i, il se réjouit
d'avoir été repoussé de l'Académie de musique où il se serait à jamais
perdu dans un genre inférieur et conventionnel, il entrevoit l'idéal de
sa vie à la lueur du chef-d'œuvre de Beethoven '. « Ce fut, dit-il,
pour finir, comme une écaille qui me tomba des yeux, comme si un
rideau venait de se lever. »
Il ne sait quoi célébrer davantage, de l'admirable application des exé-
cutants ou de l'énergie déployée par Habeneck qui, après avoir fait tra-
vailler tout un hiver cette symphonie sans que son orchestre y vît plus
clair, s'était acharné à la remettre à l'étude pendant deux ou trois hivers
et n'avait lâché prise qu'après en avoir fait pénétrer le sens à tous ses
musiciens : « D'ailleurs, ajoute-t-il, Habeneck était un chef de la
vieille roche ; il était vraiment le maître et tout lui obéissait. >> Par
surcroît de bonheur, le Freischùti dans sa forme originale fut repré-
senté pour la première fois à Paris, le 7 juin 1841, un Freischuti
subissant, il est vrai, les lois du Grand-Opéra français, augmenté de
récitatifs et de ballets, mais sans qu'on en eût retranché une seule
note, et mis en scène avec un respect religieux par Berlioz, le Frcischiiti
enfin auquel il avait dû les premiers ravissements de sa jeunesse. Ah !
pour le coup, il n'hésite plus, et cette double apparition de la patrie
allemande incarnée en Beethoven, en Weber, rend comme par miracle
à l'exilé toute son énergie : « O ma splendide patrie, combien je dois
I. Les concerts du Conservatoire entraient dans leur treizième année en 1840. Il y avait alors huit
concerts par saison, de quinzaine en quinziiine, à partir de janvier. C'est au concert du 8 mars 1840
que Wagner dut entendre la 5_)-m^/ioHie avec chœurs et il put la re'entendre encore le 2 mars 1841 et le
9 janvier 1842, car on l'exécuta une t'ois par an durant les trois hivers qu'il passa à Paris : ensuite, on
ne la joua plus qu'en 1849.
36 RICHARD WAGNER
t'aimer, combien je dois rêver de toi, ne fût-ce que parce que le
Freischïtty est né sur ton sol ! Combien je dois aimer le peuple alle-
mand qui aime le Freischiïti, qui encore aujourd'hui, croit aux
merveilles de la plus naïve des légendes, qui sent encore aujourd'hui,
à l'âge d'homme, les terreurs mystérieuses et douces qui agitèrent son
cœur dans sa jeunesse 1 O toi, aimable rêverie allemande ! rêveries
des bois, rêveries du soir, des étoiles, de la lune, du clocher du village
qui sonne le couvre-feu ! Combien est heureux qui peut vous com-
prendre et croire, sentir, rêver, divaguer avec vous ' ! »
Et tout aussitôt il se mit à l'œuvre, il voulut faire jaillir les idées
qu'il sentait confusément bouillonner dans sa tête et qu'il avait déjà
jetées sur le papier en les prêtant audacieusement à l'auteur de Fidelio,
dans sa visite imaginaire à Beethoven. « ...Les sons des instruments,
sans qu'il soit possible pourtant de préciser leur vraie signification,
préexistaient dans le monde primitif comme organes de la nature
créée, et même avant qu'il y eût des hommes sur terre pour recueillir
ces vagues harmonies. Mais il en est tout autrement du génie de la
voix humaine : celle-ci est l'interprète direct du cœur humain, et traduit
nos sensations abstraites et individuelles. Son domaine est donc essen-
tiellement limité, mais ses manifestations sont toujours claires et précises.
Eh bien ! réunissez ces deux éléments ; traduisez les sentiments vagues
et abrupts de la nature sauvage par le langage des instruments, en
opposition avec les idées positives de l'âme représentées par la voix
humaine; et celle-ci exercera une influence lumineuse sur le conflit des
premiers, en réglant leur élan, en modérant leur violence. Alors le
cœur humain s'ouvrant à ces émotions complexes, agrandi et dilaté
par ces pressentiments infinis et délicieux, accueillera avec ivresse,
avec conviction, cette espèce de révélation intime d'un monde surna-
turel... L'opéra n'est point mon fait (n'oublions pas que c'est Beethoven
qui est censé parler); du moins je ne connais pas de théâtre au monde
pour lequel je voudrais m'engager à composer un nouvel ouvrage. Si
j'écrivais une partition conformément à mes propres instincts, personne
ne voudrait l'entendre, car je n'y mettrais ni ariettes, ni duos, ni rien
de tout ce bagage convenu qui sert aujourd'hui à fabric^uer un opéra,
et ce que je mettrais à la place ne révolterait pas moins les chanteurs
que le public. Ils ne connaissent tous que le mensonge et le vide
musical déguisés sous de brillants dehors, le néant paré d'oripeaux.
Celui qui ferait un drame lyrique vraiment digne de ce nom passerait
pour un fou, et le serait en eftet, s'il exposait son œuvre à la critique
du public, au lieu de la garder pour lui seul. »
I. liiclidrd Wai^ner d'après lui-même, p. i ^î i .
1<K;HAR1) WAGNER 37
Et ce que Beethoven, censément, n'aurait pas osé tenter, Wai^ncr
l'entreprit. Un sentiment de révolte contre la destinée qui Faccablait
l'avait fait écrivain ; peu s'en fallut alors qu'il ne se donnât tout à la
satire écrite, mais le réveil de sa conscience d'artiste et le sentiment
de sa propre valeur le firent rentrer dans sa voie naturelle et se vouer
à la musique. Neuf mois durant, il n'avait fait que de vuli^aires arran-
gements d'opéras et des articles de journaux qui paraissaient, à Paris
dans la Galette musicale, à Dresde dans le Courrier du soir ou dans
VEuropa, d'Auguste Lewald, à laquelle il envoya, sous le pseudo-
nyme de Freudenfeuer [Feu de joie), une série de lettres intitulées
tantôt Amusements parisiens et tantcjt Mésaventures d'un Allemand
à ParisK Un instant il avait cru que la chance allait lui revenir
avec Mcyerbeer. Celui-ci était rentré à Paris juste comme Wagner
arrivait au dernier degré de la misère; il eut pitié du pauvre Allemand
et le recommanda avec tant d'insistance à Léon Pillet que ce dernier
laissa entrevoir à 'Wagner la possibilité d'écrire une partition pour
l'Opéra. Cette fois Richard Wagner ne se tint pas de joie ; il rentra
chez lui tout en fièvre et ne prit pas de repos qu'il n'eût terminé au
moins le scénario de l'ouvrage pour lequel il entrevoyait déjà une mise
en scène merveilleuse et telle qu'on n'en pouvait réaliser qu'à Paris.
Après avoir obtenu la permission de Henri Heine afin d'utiliser
l'emprunt qu'il avait fait lui-même à une pièce anglaise du même
titre, il écrivit avec bonheur l'ébauche du Hollandais volant, dont il
avait fait, dit-il, la connaissance intime en pleine mer, au plus fort de
la tempête, et il la fit tenir bien vite à Léon Pillet. Mais Meyerbeer
était parti dans l'intervalle, et le directeur, frappé de la couleur
poétique et de l'originalité du sujet, proposa simplement à l'auteur de
le lui acheter pour le faire mettre en musique par un autre. Et
c'était tout à son avantage, ajoutait le bon aptkre : un tel opéra ne
pourrait pas arriver à la scène avant quatre ou cinq ans, par suite d'ar-
rangements antérieurs ; or, Wagner se lasserait de le colporter ainsi de
tous côtés, tandis que, ayant devant lui tout le temps nécessaire, il en
composerait un autre et se consolerait aisément de ce léger sacrifice.
Anéanti, Wagner tenta vainement de se débattre et répondit qu'il
réfléchirait. Pendant qu'il réfléchissait, il apprit que Léon Pillet
avait déjà parlé de cette ébauche comme lui appartenant et que,
I. Dans un de ces articles, il raille agréablement Scribe, qu'il représente à son lever, prenant
son chocolat en donnant audience à nombre de visiteurs et menant de front la confection de vingt
pièces avec autant de collaborateurs, dilférents. Dans un autre, il parle longuement de Berlioz qu'il
qualifie de musicien génial. « Celui qui veut entendre de sa musique, dit-il assez plaisamment, est
oblige de se déranger tout exprès et d'aller à lui, car il n'en trouverait nulle part, pas même aux
endroits où l'on rencontre cote à cote Mozart et Miisard. »
38 RICHARD WAGNER
s'il ne cédait pas son scénario de bonne grâce, il en serait dépouillé
par adresse. Après tout, l'argent qu'on lui donnerait en échange
assurerait son existence au moins pendant quelque temps et lui per-
mettrait de composer en toute liberté d'esprit, puisqu'il voulait revenir
à la musique ; il accepta donc, tout en gardant la propriété pour l'Alle-
magne, et céda son ébauche à L.éon Pillet pour cinq cents francs'.
Alors, foin de la critique et tout à la composition. Le printemps
de 1841 était proche : autant pour fuir ses créanciers, qui devenaient
intraitables, que pour composer plus librement, loin des soucis et du
bruit de la ville, il alla loger à Meudon, près des grands bois qui
l'attiraient, dans une maisonnette habitée en partie par le propriétaire,
un vieillard de quatre-vingts ans, n'en paraissant pas plus de quarante,
légitimiste ardent qui aimait fort à parler de l'ancienne cour et qui
avait perdu, à la révolution de Juillet, une pension de mille francs
sur la cassette royale : il faisait de la peinture, exécrable il est
vrai, mais cela suffisait à rassurer 'Wagner, la peinture n'étant pas
d'habitude un métier bruyant. Voilà-t-il pas qu'un beau jour, comme
il goûtait délicieusement la tranquillité de la campagne, il entend dans
la cave un biuit épouvantable ; il se précipite et trouve le vieillard en
train de confectionner une machine où il avait savamment combiné
les sons de la harpe avec ceu.x du piano : le peintre était un collection-
neur-inventeur d'instruments ! Wagner eut toutes les peines du monde à
le dissuader de cet abominable accouplement; il finit par y réussir et put
se donner en pai.x à la composition du Hollandais volant. Sa première
idée avait été de traiter ce sujet pour le concert dune seule haleine,
en « ballade dramatique » ; il le reprit, le découpa tant bien que mal
en trois actes pour le théâtre, et, une fois tout le poème écrit et
versifié, il entreprit la musique. Alors, en face du piano qu'il avait fait
venir pour son travail, il fut pris d'une inquiétude mortelle : après tant
de mois passés à écrire, à critiquer ou à déranger les œuvres des
autres, était-il encore capable de composer lui-même? Il tournait autour
de l'instrument avec une véritable angoisse; il l'ouvre enfin, l'essaie et
produit d'un seul jet la chanson des fileuses et le -chœur des matelots.
Fou de joie, il se lève et lance au ciel un cri de triomphe : il est
toujours musicien ! En sept semaines, tout l'opéra fut composé ; mais
quand il en fut arrivé là, de nouveau les soucis matériels l'accablèrent,
et quoiqu'il portât l'ouverture à peu près achevée dans sa tête, il dut
attendre, avant de la pouvoir fixer sur le papier, deux grands mois.
I. Le Hollandais volant, arrangé en opéra français en deux actes par Paul Fouchcr et devenu le
Vaisseau fantôme avec musique de Diestch, fut représenté à l'Opéra le 9 novembre 1S42. Wagner avait
déjà quitté Paris et n'apprit que de loin l'insuccès de cet opéra qui dut lui faire un certain plaisir :
on ne le put jouer que onze fois.
■■I r-..'\' n .' 'i
RICHARD WACN ER
Kl cil A kl) WAGNKR 3^
S'ctaicnt-ils assez complctcmcut réalises les fâcheux; pronostics qu'un
an plus tôt il mettait dans la bouche de son ami le donneur de conseils !
« Le public 1 tu as raison. Je suis d'avis qu'avec ton talent tu pourrais
espérer de réussir, si tu n'avais affaire qu'au public seul ; mais c'est
précisément dans le plus ou moins de facilité d'arriver jusqu'à lui
que tu te trompes lourdement, mon pauvre ami. Ce n'est pas la
concurrence des talents contre laquelle tu auras à combattre, mais
bien celle des réputations établies et des intérêts particuliers. Ls-tu
bien assuré d'une protection ouverte et influente, alors tente la lutte ;
mais, sans cela, et surtout si tu manques d'argent, tiens-toi soioneu-
sement à l'écart, car tu ne pourras que succomber, sans même avoir
attiré sur toi l'attention publique. Il ne sera pas question de mettre à
l'épreuve ton talent et tes travaux. Oh ! non, ce serait là une faveur
sans pareille ! On pensera seulement à s'enquérir du nom que tu
portes, et, comme ce nom est dénué de toute réputation, comme de
plus il ne se trouve inscrit sur aucune liste de propriétaires ou de
rentiers, il vous faudra végéter inaperçus, toi et ton talent Bref,
ou l'on te laissera te morfondre à attendre en vain l'exécution de ta
musique, ou bien, si tes compositions sont conçues dans cet esprit
audacieux et original que tu admires tant dans Beethoven, on ne
manquera pas de les trouver boursouflées, incompréhensibles, et l'on
se débarrassera de toi par ce beau jugement. »
Aussitôt qu'il avait eu terminé son Rieii^i, en novembre 1840, Wagner
l'avait adressé à l'Opéra de Dresde. Une lettre de Meyerbeer à l'inten-
dant royal, baron de Liittichau, en date du 18 mars, avait été décisive,
et le 18 juillet 1841, la Ga:{ettc musicale annonçait la réception de
l'ouvrage en ajoutant qu'il entrait sur l'heure en répétitions pour être
représenté avant la fin de l'année. On assure, ajoutait le journal, que
la direction va faire des frais considérables pour monter avec un luxe
extraordinaire cet opéra « qui contient des effets scéniques de toute
beauté », car les personnes qui ont examiné la partition en disent
beaucoup de bien et comptent sur un grand succès. Ces personnes-là,
ne serait-ce pas Wagner tout seul? Dès qu'il eut rtni le Hollandais
volant, il essaya de le faire accepter à Leipzig et à Munich ; mais de
ces deux villes on lui répondit par un refus, en ajoutant même, de
Munich, que pareil ouvrage ne pouvait pas convenir à la scène alle-
mande, et Wagner, en transcrivant cet arrêt du directeur, M. de Kiistner,
ajoute ironiquement : « J'aurais cru cependant qu'il convenait seule-
ment à l'Allemagne, car il s'attaquait à des cordes qui ne vibrent que
dans un cœur allemand. » Il adressait alors son manuscrit à Meyerbeer,
qui occupait à Berlin le poste de maître de chapelle, et celui-ci, toujours
40
RICHARIJ WAGNER
empressé pour son jeune ami, manœuvrait si bien qu'il pouvait bientôt
envoyer une réponse favorable à Wagner. Le 3 avril 1842, la Galette
musicale annonçait cette nouvelle en profitant de Toccasion pour expli-
quer que, si la représentation de Bien^i à Dresde avait subi des retards,
c'était uniquement à cause de l'importance de la mise en scène : il
était très important aux yeux de Wagner de ne laisser naître aucun
doute à cet égard.
Dès qu'il avait appris que Rien{i serait représenté à Dresde, il aurait
voulu partir et regagner sa chère Allemagne, où tout semblait devoir
lui sourire ; mais ses dernières ressources avaient été absorbées pen-
dant sa retraite à la campagne ; il n'avait plus un sou vaillant. Il rentra
misérable à Paris, s'alla modestement loger rue Jacob, 14, dans une
maison précédemment habitée par Proudhon; puis il revint demander
de la besogne à Schlesinger, et quelle besogne! Il réduisit pour le piano
le Giiittarero, la Reine de Chypre, en tira les fantaisies, les qua-
drilles qui s'y trouvaient en puissance, et passa tout un dernier hiver à
travailler dur pour amasser l'argent nécessaire au voyage. Aussitôt
qu'il l'eut gagné, le 7 avril 1842, il partit allègrement pour Dresde et
sentit son cœur déborder de joie en touchant du pied la terre alle-
mande : il oubliait dans ce doux transport les trois longues années
de misère qu'il venait de traîner à Paris et dans lesquelles il avait failli
perdre plus que la vie à ses yeux : la force créatrice et le ressort moral.
^'r^TTf
H E R R RICHARD WAGNER
essaie sa t' musique de l'avenir n sur les oreilles sensibles de Jolin lUiIl
[Eiili\ictc. de Londres, H) mai 1S77.)
CHAPlIRi; IV
RIKNZl I:T le hollandais volant, a DRESDE.
assez erand
lENzi fut représenté à Dresde le 20 octobre 1S42.
Dès que Wagner avait mis les pieds dans cette ville,
il s'était senti dans un milieu favorable, entouré
d'amis et de gens prompts à défendre son opéra
contre les hésitations qui entravent toujours une
œuvre de débutant. L'Opéra de Dresde était un des
meilleurs de l'Allemagne, et le théâtre, nouvellement
reconstruit par l'architecte Gottfried Semper, était
g»...»^ pour contenir seize cents personnes : on n'avait rien
négligé pour qu'il se rapprochât le plus possible de l'Opéra de Paris,
et même on avait fait venir des artistes français pour décorer la salle
et brosser les décors. A la tête se trouvait l'intendant royal, baron de
Lùttichau, homme aimable, mais médiocrement doué pour les beaux-
arts, et la troupe alors comptait au moins trois artistes hors ligne : le
baryton Wœchter, le célèbre ténor Tichatschek, enfin l'illustre Schrœ-
der-Devrient, cette artiste de génie et cette femme de cœur que Wagner
rêvait depuis si longtemps d'avoir pour interprète. Elle était malheu-
reusement déjà avancée dans la carrière, et, tout en courant le monde,
à force de chanter indistinctement chefs-d'œuvre et platitudes depuis
vingt années, elle avait contracté certains plis défectueux que Wagner
et Berlioz sont d'accord pour signaler, — comme l'habitude d'intro-
duire des interjections parlées dans le chant, d'exagérer son importance
en scène, afin de tout écraser de sa personnalité, etc. ; — mais elle
n'en restait pas moins, malgré ces défauts qui allaient grossissant avec
l'âge, une artiste d'une inspiration supérieure et tout animée du démon
tragique : elle allait précisément chanter dans Rien{i.
Mais comment cet opéra, signé d'un compositeur allemand, avait-il
pu trouver grâce auprès de ses juges, dans une ville où l'on n'aimait
que ce qui provenait de France ou de l'étranger ? « Lorsque le manus-
crit de Rien{i était arrivé à Dresde, il s'en était fallu de peu qu'il ne
fut rejeté sans examen. Le -timbre de Paris intrigua l'intendant royal,
qui se décida à en prendre connaissance en présence du maître de cha-
pelle Reissiger, du chef des chœurs Fischer et du ténor Tichatschek.
6
42 RICHARD WAGNER
Le nom était inconnu, la partition d'une épaisseur énorme : aussi
le directeur et le maître de chapelle opinaient- ils pour un refus.
Mais le ténor, que les journaux de Dresde comparaient à Duprez, fut
séduit par l'accent héro'ique de la composition. Il entrevit pour lui une
création dans le oenre des grands rôles de la Muette et de Guillaume
Tell, et, de concert avec Fischer, il finit par faire accepter l'ouvrage '. »
Et 'Wagner, à son arrivée à Dresde, y avait été reçu par ces deux
partisans avec une sympathie, une cordialité qui lui parurent d'autant
plus douces après tant de déboires et d'humiliations. « Je n'oublierai
jamais, a-t-il dit, le bien que me fit cet accueil ; c'étaient les premiers
encouragements qu'eût jamais rencontrés le jeune artiste si rudement
secoué par le destin. »
Cet opéra, que Richard 'Wagner avait si bien réussi à tailler sur
le patron de notre Opéra, avec beaux décors, grands ballets, pompeux
cortèges, hymnes de guerre et invocations religieuses, était par cela
même dans le goût du jour à Dresde, où l'on ne désirait, comme dans
la plupart des grandes villes d'Europe en ce temps, que des pas-
tiches de l'opéra français ornés d'une musique assez banale, mais
longuement développée et de sonorité puissante : il eût fallu partout
et toujours de l'Halévy. Dès que les répétitions commencèrent, Wagner
éprouva une satisfaction toute nouvelle pour lui à voir l'intérêt que
les chanteurs prenaient à leurs rôles, le zèle dont ils faisaient preuve
et les compliments qu'ils lui décernaient plus chaleureusement de jour
en jour. Enfin arriva le jour de la représentation (20 octobre 1842); ce
fut un réel triomphe et pour Wagner et pour les principaux inter-
prètes : pour le ténor Tichatschek, admirable dans le rôle du tribun ;
pour M"'" Schrœder-Devrient, un Adriano très pathétique , et pour
M"'' Wûst, une touchante et séduisante Irène. Les rôles de Stefano
Colonna et de Paolo Orsini étaient tenus par Dettmer et Waechter ;
ceux de Raimondo, Baroncelli et Cecco del Vecchio par Reinhold,
Joachim Vestri et Cari Risse. Dès le lendemain matin, Wagner,
effrayé de la longueur du spectacle, qui avait duré de six heures à
minuit, arrivait au théâtre pour indiquer des coupures; mais cjuand il
revint dans l'après-midi vérifier si elles étaient bien portées sur toutes
les parties, le copiste s'excusa de n'avoir rien fait par suite des récla-
mations indignées des chanteurs : « Je ne laisserai rien arracher de
mon rôle, s'écriait Tichatschek; c'est trop ravissant. » Et tous fai-
saient chorus avec lui. Durant les dix jours suivants, deux représen-
tations furent données devant des salles regorgeant de monde, avec le
I . Richard Wagner, par L. Bernardini, d'après Richard M'agncr's Icbcn titid n'irkcn, du M. Glasenapp
(Leipzit;, 18S2).
RICHARD WAGNER 43
prix des places augmenté, et, lorsqu'à la troisième, Reissiger remit un
bâton d honneur au jeune musicien, ce fut un enthousiasme fou dans
la salle. En un mot, Wagner était le héros du jour, — à Dresde, au
moins.
A Leipzig, où dominait l'influence toute classique de Mendelssohn,
son succès était moindre. Le 26 novembre 1842, dans une soirée
donnée au Gewandhaus par Sophie Schrœder, la nièce de M""" Devrient,
Tichatschek et M'"' Devrient vinrent chanter, l'un la prière de Rienzi,
l'autre l'air d'Adriano. Tout aussitôt, Henri Laube entreprit de vanter
son ami ; par malheur, comme ces fragments étaient précédés d'un
duo du Templier, de Marschner, il les confondit ensemble et déclara
bravement que a ces trois morceaux étaient bien secs et pauvres
d'idées ». En revanche, il demanda au jeune auteur quelques notes
sur lui-même — ce fut là l'embryon de son autobiographie, — et il
les publia dans le Journal du monde élégant, avec un portrait de
Wagner par Kietz : c'était le sceau mis à sa célébrité. « Eh quoi !
dira-t-il plus tard dans la Communication à mes amis, moi, naguère
isolé, abandonné, sans feu ni lieu, je me trouvais tout à coup aimé,
admiré, contemplé même avec étonnement ! De plus, par l'effet de ce
succès, je trouvais une base solide et durable de bien-être dans ma
nomination, aussi inattendue que surprenante, de maître de la chapelle
royale de Saxe. N'était-il pas naturel que je m'abandonnasse à de
douces illusions, destinées pourtant à être dissipées par un douloureux
réveil ? »
Dès le 3o octobre, la Ga:{ette musicale de Paris annonçait que
l'opéra de son ancien collaborateur avait remporté un succès d'éclat à
Dresde et que jamais l'enthousiasme du public ne s'était manifesté par
des bravos aussi bruyants, Tauteur ayant dû reparaître en scène trois
et quatre fois;, puis, dans un numéro suivant, le même journal insérait
une longue lettre à laquelle on peut supposer sans trop d'invraisem-
blance que Wagner n'était pas étranger. L'enthousiasme du public ne
fait qu'augmenter, y disait-on en substance, et Ton ne revient pas de
voir un jeune homme, inconnu jusqu'ici, s'élancer si haut d'un seul
bond et se placer d'emblée à côté des illustrations musicales ; mais ce
qui étonne au plus haut point, c'est de trouver réunies dans le même
artiste deux qualités aussi diverses que celles de poète et de musi-
cien. Il y aurait un long récit à faire des ennuis et contrariétés subis
par l'auteur avant d'arriver à la représentation de sa pièce, et, dès les
premières répétitions au piano, ce ne fut qu'un cri contre l'excessive
difficulté de sa musique. Pareille chose s'était déjà vue, et l'on se
souvient des interminables discussions soulevées par Fidelio, dont plu-
44 RICHARD WAGNER
sieurs morceaux avaient été déclarés inexécutables ; mais Beethoven était
alors dans le plein de sa gloire ; il écrasait de son nom et de sa
volonté tout ce qui s'opposait à lui, tandis qu'un compositeur jeune et
sans réputation se trouvait désarmé en face d'artistes qui se déchaî-
naient contre une œuvre et refusaient de l'exécuter. Il ne se découragea
pas malgré tout ; il parvint à transformer ce mauvais vouloir en zèle,
en enthousiasme extraordinaire, et le succès colossal de l'ouvrage
récompense enfin tant d'eiïorts, car, malgré l'augmentation du prix des
places, maintenue jusqu'au delà de la septième soirée, on ne voit pas
l'afilucnce diminuer. Chanteurs excellents, mise en scène admirable,
recettes superbes, tout est à souhait, au dire du correspondant. Et
la musique ? 11 n'en dit pas long, c'est vrai, mais c'est soigné : « Pour
en signaler les nombreuses beautés, il faudrait donner une analyse
approfondie de la partition, tâche difficile que d'autres rempliront
mieux que moi. Je me bornerai à dire (et c'est l'opinion unanime des
connaisseurs dont je suis l'organe) que cette musique porte partout le
cachet de l'originalité, qu'elle abonde en motifs aussi neufs qu'inspirés,
qu'on n'y trouve point de réminiscences et surtout point de ces lieux
communs qui se rencontrent dans une foule de compositions modernes.
L'instrumentation, très riche, déploie tout le luxe de l'orchestre, sans
cependant couvrir les voix. Enfin, c'est l'œuvre, non d'un débu-
tant, mais d'un maître accompli. « Ce jugement, avec sa réserve
modeste en commençant, avec le rappel de Fidelio et de Beethoven
pour finir, équivaut à une signature au bas de l'article — et ce serait
celle de Richard Wagner'.
Rien{i ne diffère en rien des grands ouvrages français alors
applaudis, dont il reproduit exactement la coupe en airs, duos,
trios, etc.; si c'est comme une imitation, une exagération des opéras de
Spontini, dont Wagner s'inspire évidemment pour les récitatifs et la
déclamation générale, il faut reconnaître aussi que ce pastiche est
marqué , dans certaines parties , d'un cachet particulier et que le
style du compositeur commence à poindre par endroits. L'œuvre,
en son ensemble, est calquée sur toutes celles de la même époque,
et cependant l'auteur y essaie diverses formes auxquelles il aura
souvent recours par la suite, comme l'emploi fréquent des violons
à l'aigu, comme ces progressions mélodiques retombant sur un pianis-
I. Le portrait ci-contre est vraisemblablement le premier de Richard Wagner, gravé sur bois par
Kietz, en 1843, et reproduit plus tard en lithographie à Zurich, lors de son séjour en Suisse. C'est
alors que le maître aurait ajouté dessous une pensée manuscrite dont on peut rendre ainsi l'esprit,
sinon le texte exact : 0 Le créateur de l'œuvre d'art de l'avenir n'est autre que l'artiste du présent
qui pressent la vie de l'avenir et qui désire y participer. Celui-là qui, concevant ce désir, trouve en
scii-méme le moyen de le réaliser, vit déjà d'une vie nouvelle : seul, l'artiste a ce pouvoir. »
'"^^
^.-^^«'.
RICHARD WAGNER EN 1^43.
46 RICHARD WAGNER
siiuo délicieux, après avoir atteint leur maximum de sonorité; on y
surprend déjà cette habileté merveilleuse à manier Torchestre, à en
tirer des effets inconnus ; de plus, certains morceaux, comme la belle
prière de Rienzi, différents épisodes, comme la scène de l'interdit, de
tout point magnifique et par la musique et par la situation, révèlent
un futur maître en ce débutant. C'est ce que les auditeurs parisiens
auraient pu reconnaître en 18G9, au lieu de plaisanter; c'est ce que
sentirent, à ce qu'il paraît, quelques amateurs de Dresde en 1842,
puisqu'ils avouèrent « avoir subi un mouvement d'entraînement causé
par l'étrangeté des déterminations de la pensée, qui leur avait paru
annoncer un génie créateur destiné à diriger l'art dans des voies nou-
velles ». Et Fétis, dans sa haine contre l'auteur, rapporte cette appré-
ciation pour montrer combien Wagner, par la suite, avait trompé le
pronostic de ces connaisseurs : ceux-ci n'ont cependant pas si mal
jugé.
« Cet ouvrage où l'on trouve le feu, l'éclat que cherche la jeunesse,
écrit Wagner dans sa Lettre sur la musique, est celui qui m'a valu en
Allemagne mon premier succès, non seulement au théâtre de Dresde,
où je l'ai fait représenter d'abord, mais sur une grande partie des
théâtres où il est donné depuis lors avec mes autres opéras. Je l'ai
conçu et exécuté sous l'empire de l'émulation excitée en moi par les
jeunes impressions dont m'avaient rempli les opéras héroïques de
Spontini et le genre brillant du grand opéra de Paris, d'où ni'arri-
vaient des œuvres portant les noms d'Auber, de Meyerbeer et d'Halévy.
Aussi suis-je loin aujourd'hui d'attribuer à cette composition une
importance particulière; car elle ne marque encore d'une façon bien
claire aucune phase essentielle dans le développement des vues sur
l'art qui me dominèrent par la suite. Il ne s'agit, d'ailleurs, nulle-
ment ici de faire parade à vos yeux de mes triomphes de compositeur,
mais d'éclaircir une direction encore incertaine de mes facultés. Ce
Rienii fut achevé pendant mon premier séjour à Paris ; j'étais en
face des splendeurs du Grand-Opéra, et j'étais assez présomptueux
pour concevoir le désir, pour me flatter de l'espoir d'y voir représenter
mon ouvrage. Si jamais ce désir devait être accompli, vous ne pour-
riez à coup sûr vous empêcher de trouver, comme moi, singuliers les
jeux du sort qui, entre le désir et sa réalisation, a laissé s'écouler un
si long intervalle et accumulé des expériences qui ont si fort éloigné
ce désir de mon cœur. »
Aussitôt après le succès de Rieii{i, le théâtre de Dresde avait mis
en répétitions le Vaisseau fantôme, et quoique le personnel chantant
fût insuffisant au gré de Wagner, en particulier le ténor chargé du
lUCHARb WAGNKR 4-,
rôle d'Erik, la première représentation en fut donnée le 2 janvier 1843.
Le baryton Wa;chtcr représentait le Hollandais en grand artiste, et
M""" Schrœder-Devrient tenait le rùlc de Senta qui fut une de ses
créations les plus puissantes' : elle enleva le succès qui parut d'abord
devoir égaler celui de Ricnii, mais qui s'éteignit bientôt par la bonne
raison que le public ne retrouvait pas à un degré suffisant la pompe
théâtrale et le fracas musical qui l'avaient tellement charmé dans le
précédent ouvrage. A Paris, la Ga:{ette musicale, toujours prompte à
réloge en ce qui regardait Wagner, proclamait d'abord le succès dans
une note où il n'était question de rien moins que de « génie » ; à
la fin de février, alors que la chute était définitive, elle publiait un
bout d'article expliquant bien que le second opéra de Wagner avait
remporté un succès au moins égal au premier, plus grand peut-être eu
égard aux moyens d'exécution dont l'auteur avait pu disposer : « Dans
Rieii{i, la pompe du spectacle, les grands morceaux d'ensemble et les
effets dramatiques d'une action plus compliquée pouvaient éblouir le
public et militer en faveur de l'auteur. Rien de tout cela dans le
Hollandais, où, sauf la scène finale et l'effet du vaisseau fantastique,
tout est simple et dépourvu de ce que le public est habitué à ren-
contrer dans les opéras de nos jours. C'est tout uniment une ballade
mise en action. On pouvait craindre qu'une pièce de ce genre fût
peu goûtée ; mais il en a été tout autrement. Elle a fait une vive
impression sur l'assemblée nombreuse qui y assistait, et, dès le deuxième
acte, qui fut un véritable triomphe pour M™" Schrœder-Devrient, l'en-
thousiasme éclata dans toute la salle ; auteur et acteurs furent
demandés à grands cris et accueillis par des acclamations qui tenaient
du délire. » A beau broder qui écrit de loin.
Pour consoler un peu Wagner de cette chute, on se hâta de
reprendre Rieit{i; mais la déception n'en était pas moins cruelle pour
un auteur qui voyait tomber le premier, le seul opéra où il eût vrai-
ment mis quelque chose de lui-même, et réussir celui qu'il tenait à bon
droit pour un pastiche. Cependant, cinq mois ne s'étaient pas écoulés
que le Hollandais volant était joué à Riga avec succès, en mai 1843,
et qu'il paraissait dans le journal de Schumann, la JS^oiirclle Galette
de musique, un article où l'on saluait le nouvel opéra « comme un
signal d'espoir que le génie allemand cesserait bientôt d'être éternelle-
ment ballotté sur les flots de la musique étrangère et qu'il trouverait
définitivement en terre allemande un port hospitalier ». De plus, le
poème avait été soumis à Spohr, qui l'avait jugé un « maître-ouvrage »
I. Daland, Erik et la nuunicc Mary, c'étaient Deitnicr, Reinhold, c]ui avaient joué déjà dans
RwHyi, et M"" Wieehter.
48 RICHARD WAGNER
et qui avait désiré connaître la musique ; après Tavoir lue, il fit exé-
cuter cet opéra sur le théâtre de Cassel, le 5 juin, et annonça tout
aussitôt le succès à Wagner en l'engageant à a persévérer dans la
bonne voie )k On reconnaît là le vieux champion de l'art allemand
pur contre la musique d'outre-monts et d'outre-Rhin. Toujours est-il
que Spohr fut le seul musicien marquant de la génération antérieure
qui ait reconnu et salué dès l'aurore un musicien de génie en Wagner.
« Le Hollandais volant m'intéresse au plus haut point, écrivait-il à son
ami Luder au courant des répétitions. Cet ouvrage est plein d'imagina-
tion, de noble invention, bien écrit pour les voix, extrêmement difficile
et trop chargé d'instrumentation, mais rempli d'effets nouveaux ; à la
scène, il paraîtra sûrement intelligible et clair... J'en suis venu à
penser que, de tous les compositeurs de théâtre, Wagner est actuelle-
ment le plus richement doué. )i Ce double succès à Riga et à Cassel
décida enfin les directeurs du théâtre de Berlin à jouer un opéra
qu'ils paraissaient avoir reçu seulement par politesse envers Meyerbeer
et pour lequel Wagner s'était dérangé, allant de sa personne à Berlin,
sans rien obtenir. Finalement, le Vaisseau fantôme y fut représenté
au commencement de 1844; mais dès le second soir la salle était vide,
et l'on ne poussa pas plus loin'.
Dans le Vaisseau fantôme, Richard Wagner a véritablement fait
œuvre de poète-créateur, puisqu'il n'avait d'autres matériaux à utiliser
que les cinq ou six pages où Henri Heine résume le mélodrame de
Fitzball, qu'il avait vu jouer à Londres, plus la légende même
que les miitelots lui avaient racontée au milieu des tempêtes qui retar-
dèrent sa traversée de PlUau à Londres. Dans sa pensée première, on
le sait, cet opéra ne devait avoir qu'un acte; or, l'on peut voir par
là^ dit-il, que l'éclat de l'idéal parisien avait déjà singulièrement pâli
à ses yeux et que, pour déterminer la forme de ses pensées, il com-
mençait à puiser ailleurs que dans cette mer de publicité officielle qui
s'étendait devant lui. « Quelle valeur poétique peut être attribuée à ce
poème, je l'ignore, ajoute-t-il; ce que je sais bien, c'est que, dès lors,
je sentis, en le composant, une toute autre liberté qu'en traçant le
libretto de Rien^i; car, dans celui-ci, je ne songeais encore qu'à un
I. Voici ce que disait la Ga^eltc musicale de Paris dans son nume'ro du 4 février i''^44: « On a
représente' à Berlin l'opéra nouveau de Wagner : le Hollandais volant. Cet ouvrage a obtenu du succès ;
la première représentation a été dirigée par Meyerbeer; les deuxième et troisième par l'auteur. »
Remarquez ceci, d'après cette note émanant de qui l'on sait bien, la troisième représentation a déjà
eu lieu; mais dès le numéro suivant (11 février), le journal, s'apcrccvant qu'il a trop vite accueilli
cette nouvelle, la rectifie incidemment dans un entrefilet extrêmement louangeur : » La fortune de
notre ancien collaborateur Richard Wagner grandit tous les jours en Allemagne. On monte à Ham-
bourg son opéra de Rioi^i, pour une représentation que donnera pendant son congé le célèbre chanteur
de Dresde, Tichatschek. La troisicinc représentation du Hollandais errant est attendue à Berlin, et le
jeune compositeur vient de terminer un nouvel ouvrage intitulé : le Tannhœiiser. «
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5o RICHARD WAGNER
texte d'opcra qui me permit de réunir toutes les formes admises et
même obligées de grand opéra proprement dit : introductions, hnales,
chœurs, airs, duos, trios, etc., et d"y déployer toute la richesse pos-
sible Dans le Vaisseau fantôme, la seule chose c][ue je me fusse
principalement proposée était de ne pas sortir des traits les plus
simples de l'action, de bannir tout détail superflu et toute intrigue
empruntée à la vie vulgaire, et, en revanche, de développer davantage
les traits propres à mettre dans son vrai jour le coloris caractéristic^ue
du sujet légendaire, ce coloris me semblant tout à fait approprié aux
motifs intimes de l'action et, par conséquent, s'identifier avec l'action
même. »
C'est à partir de cet o|)éra que 'Wagner, d'instinct, changea de
sujets et qu'abandonnant, non sans esprit de retour, le terrain de
l'histoire, il fit une première excursion sur celui de la légende. 11 se
plut à dire, après coup, que cette résolution était dès lors définitive;
mais il oubliait lui-même, en parlant ainsi, qu'il eut de grandes hési-
tations jusqu'à la fin entre un sujet d'ordre légendaire ou un autre de
caractère historique, chaque fois qu'il dut entreprendre un nouvel
ouvrage. En adoptant la légende, il se débarrassait de tout le détail
nécessaire pour décrire et représenter le fait historique et ses accidents;
il se trouvait dès lors affranchi de l'obligation de traiter la poésie, la
musique surtout, d'une façon qu'il jugeait incompatible avec les moyens
d'expression de ces deux arts. La légende, à quelque époque ou nation
qu'elle appartienne, avait de plus, à ses yeux, la propriété de comprendre
exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement
humain et de le présenter sous une forme très saillante et dès lors
intelligible au premier coup tl'œil. C'est ainsi qu'une ballade, un
refrain populaire suffisent, dit-il, pour vous représenter en un instant
ce caractère sous ses traits les plus arrêtés et les plus frappants. « Au
résumé, le caractère légendaire assurait donc dans l'exécution un double
avantage du plus haut prix; car, d'un côté, la simplicité de l'action,
sa marche dont l'œil embrasse aisément toute la suite, permettent de
ne pas s'arrêter à l'explication des incidents extérieurs, et, de l'autre,
la plus grande partie du poème peut être ainsi consacrée au dévelop-
pement des motifs intérieurs du drame, parce que ces motifs éveillent
des échos sympathiques au fond de notre cœur. »
Voilà bien pour la légende en général remplaçant l'histoire, dans la
pensée de Wagner, comme cadre du drame musical ; mais quel motif
particulier, quelle affinité secrète avaient pu le pousser à choisir la
légende du Vaisseau fantôme? 11 y découvre une déformation du mythe
d'Ulysse dans l'antiquité, de la légende du Juif errant dans le monde
Kl cil A Kl) WACiNKK 5,
chrcticn, mythe et légende qui reposent sur un trait essentiel de la
nature humaine, à savoir lardent désir du repos éternel parmi
les tourmentes répétées de la vie. « Ainsi, tlit-il, dans le Vaisseau
fantôme, nous retrouvons, prodigieusement développé, le trait fonda-
mental du vieux mythe grec. Ce conte de matelots date de l'époque des
grands voyages de découverte. Le peuple y a (jpéré une fusion
remarquable des deux types précédents. Le navigateur hollandais est
condamné par le diable (symbole visible des flots et du vent) à errer
sans repos, de toute éternité, sur la mer : c'est là le châtiment de sa
témérité. Le terme de ses souffrances est la mort à laquelle il aspire
tout comme Ahasvérus. Mais cette délivrance, encore refusée au .luif
errant, il peut l'obtenir par le sacrifice d'une femme aimante et
courageuse qui se dévouerait pour lui. Le désir de la mort le pousse
donc à la recherche d'une femme. Mais cette femme n'est pas Pénélope,
réponse, la gardienne du foyer domestique; c'est la femme en général,
l'être encore inconnu, mais désiré, pressenti, en qui l'instinct du cœur
féminin se trouve développé à l'infini, en un mot, la femme de l'avenir. »
Perdu comme il l'était alors dans Paris qui grondait autour de lui
pareil à l'Océan, "Wagner se reconnaissait lui-même en ce malheureux
navigateur battu par l'orage, et il était dévoré de la même soif de
repos que son héros, du repos final auprès d'une femme, symbole du
foyer domestique et de la patrie idéale. « Un tel milieu, dit Wagner,
je ne le connaissais pas encore, je ne faisais que le désirer... Du reste,
mon Hollandais n'avait pas découvert le Nouveau-Monde, sa femme ne
pouvait le sauver qu'en mourant avec lui. Ln route donc, et en avant! ' »
Comment avait-il mis à la scène ce mythe où il se retrouvait lui-
même, et comment avait-il disposé pour le théâtre ce sujet, le seul
ouvrage de lui qui méritât alors le nom de poème, et le premier de
cette longue série qui s'étend du Vaisseau fantôme à ParsifaI? Par
une efi'royable tempête, deux vaisseaux cherchent abri dans une baie
hospitalière. Le premier qui aborde a pour patron un Inup de mer
norwégien que les vents ont rejeté à sept milles du port où il voulait
entrer : « L'orage touche à sa fin, dit-il à ses matelots, reposez-vous, nous
partirons demain ! y Et tout l'équipage s'endort bercé par la chanson de
quart du pilote qui rêve au pays, à la joie du retour et qui cède bien-
tôt au sommeil, en pensant à la bien-aimée absente. Alors, la tourmente
reprend avec une violence épouvantable, un autre vaisseau, secoué par
la mer en fuiic, un vaisseau noir aux voiles couleur de sang, aborde
à son tour et jette l'ancre avec un fiacas terrible. Un équipage de
fantômes exécute la manteuvrc sans nul bruit ; un hcmmc descend à
1. liiclmrd Vi'aL;nrr d\iprcs liii-iitciiu\ p. 1 J.S.
5, RICHARD WAGNER
terre et s'écrie avec douleur : « Le terme est passé ; il s'est encore
écoulé sept années ! La mer me jette à terre avec dégoût ... Ah !
orgueilleux Océan! dans peu de jours, il te faudra me porter encore !...
Nulle part une tombe ! nulle part la mort 1 telle est ma terrible sentence
de damnation. Jour de jugement, jour suprême ! quand luiras-tu dans ma
nuit ? )) C'est le Hollandais volant, le Juif errant de la mer ; c'est
l'antique blasphémateur, condamné à errer sur les eaux tant qu'il n'aura
pas trouvé une femme fidèle jusqu'à la mort : tous les sept ans, la mer
le rejette à terre un court moment. Les deux patrons s'accostent, et le
Hollandais demande asile au Norwégien Daland pour quelques jours, en
faisant briller à ses yeux l'appât de trésors sans nombre; enfin, il lui
dit brusquement : « As-tu une fille ? Qu'elle soit ma femme ! Jamais je
n'atteindrai ma patrie. A quoi me sert d'amasser des richesses ? Laisse-
toi convaincre, consens à cette alliance et prends tous mes trésors. »
Le vieux marin accepte au moins de le mettre en face de sa fille, et,
la mer une fois apaisée, ils prennent tous deux le chemin du port ou
les attend la fille de Daland.
Dans la maison du Norwégien, près du clair foyer, la rêveuse
Senta, avec sa nourrice et ses amies, soupire après le retour des
hommes de mer; mais, troidis que les jeunes filles chantent et tour-
nent gaiement le rouet, Senta seule, absorbée par de tristes pensées, ne
quitte pas des yeux certain portrait sombre accroché à la muraille. On
l'interroge; alors, comme en extase, avec une passion qui l'enfièvre etia
transfigure, elle retrace à ses compagnes l'horrible destinée du marin
condamné par le sort à courir la mer en tous sens sans jamais dispa-
raître et mourir. L'infortuné, repoussé par la tempête chaque fois
qu'il voulait doubler un cap dangereux, s'était un jour écrié avec rage :
« Eh bien ! je franchirai cette infranchissable barrière, dussé-je lutter toute
l'éternité! » Rt l'éternité avait accepté le défi de l'audacieux marin
Ni les railleries de ses compagnes, ni les prières inquiètes du chasseur
Erik, son fiancé, ne peuvent calmer l'ardent désir de sacrifice qui saisit
cette jeune fille, qui la pousse irrésistiblem.nt vers le damné, et, dans un
élan suprême, elle s'écrie : « (Jh ! qu'il paraisse! c'est moi qui l'aimerai
fidèlement jusqu'à la mort ! « La porte s'ouvre : Daland paraît condui-
sant son hôte par la main, et Senta, reconnaissant son mystérieux bien-
aimé au regard sombre, vole allègrement au-devant de lui ; dès que son
père la laisse avec l'étranger, elle se dévoue à son salut et lui jure
fidélité jusqu'à la m.jrt. — Le délai fatal expire. Il faut que le maudit
reprenne la mer, et déjà la silencieuse manœuvre a commencé pour le
départ. Alors Senta se sent faiblir en écoutant les doux reproches d'Erik
qu'elle aimait avant d'avoir appris quelle fatalité pèse sur le marin
RlCllAin) WACNRK
53
damné; elle cède au doux réveil d"un juvénile amour, et quand le Hol-
landais vient pour la prendre, elle tombe entre les bras d"I-]rik. C'en
est donc fait : pas de rédemption possible pour le marin désespéré. 11
remonte à son bord et reprend son éternel voyage. « En mer, en mer! »
crient les matelots, et l'impitoyable tempête reprend avec fureur. Le
vaisseau s'éloigne. Alors Senta veut le suivre : vainement son père,
Erik, ses amies la retiennent ; elle leur échappe, escalade un rocher
et se précipite dans les flots. Tout à coup le vaisseau maudit s'abime
SCÈNE FINALE Ii U « HOLLANDAIS V O [. A N T », A DRESDE (1843)
d aprLs une cr.iviirc du temps.
dans les profondeurs de la mer, et l'on voit apparaître au milieu des
nues le Hollandais et Senta transfigurés par l'amour et le dévouement.
Dans la partition du Vaisseau fantôme, la mélodie d'opéra domine
encore ; mais, aussi bien dans l'ensemble de l'œuvre que dans chaque
page en particulier, se révèle une tendance à fondre les divers éléments
du drame et les différentes parties de l'ouvrage en un tout poétique et
musical entièrement homogène. 11 s'en faut bien que l'auteur ait lonipu
avec la coupe des morceau.x déteiminés, quoique le point de soudure
avec les récitatifs tende à disparaître; il s'en faut bien qu'il renonce à
54 RICHARD WAGNER
faire chanter les personnages ensemble, qu'il répudie cavatines ou points
d'orgue et qu'il ne subordonne pas tout par moments à l'efiet purement
vocal ; mais, malgré ces nombreux vestiges de l'opéra conventionnel, on
ressent à l'audition de cet ouvrage une impression toute particulière, et
c'est ce qu'avaient très bien discerné certains amateurs de Dresde en 1843.
Cela découle pour le moins autant du poème que de la musique et sur-
tout de la fusion tentée entre ces deux éléments de l'opéra, oui, de
l'opéra, car Wagner, il faut bien appuyer là-dessus, n"a jamais employé
d'autre intitulé, jusques et y compris Lohengriii. Il n'y a plus là simple-
ment juxtaposition, "comme cela se produit par exemple avec Berlioz,
qui compose également lui-même et ses vers et sa musique, mais à la
suite ; il semble y avoir chez Wagner enfantement simultané, et l'on sent
très bien, dès le Hollandais volant, que le poète et le musicien, éclos
successivement dans le même individu et développés isolément, se joignent
ici pour ne plus jamais se quitter, qu'ils marcheront dès lors de front
et s'uniront indissolublement dans un même idéal. Telle est, telle sera
la grande originalité de Richard Wagner, chez qui le poète et le musi-
cien rêvent, conçoivent, travaillent et créent ensemble et d'un seul jet.
Assurément, il ne se dégage pas encore de Gluck, puisqu'il ne se fait
pas faute de répéter les paroles pour produire un effet purement musi-
cal, et sa déclamation procède évidemment de ce modèle. 11 n'est pas
non plus affranchi de lintlucnce de Weber, qui se fait sentir surtout
dans son admirable maniement de l'orchestre, dans la couleur terrifiante
des épisodes surnaturels et dans la fraîche simplicité de certaines mélo-
dies ; mais ces ressouvenirs se fondent déjà dans une personnalité puis-
sante qui ne reproduit pas seulement, mais c|ui crée. Au fond, la
supériorité vraie du Vaisseau fantôme sur Rien^i consiste en ce que
l'auteur en a rejeté tout ce qui, dans l'opéra, se rattache indirectement
au drame et ne vient là que pour éblouir ou étourdir ; il emploie encore
ICI les formes de l'opéra, mais il les subordonne au drame irrévocalile-
ment. C'est là qu'il tendait d'ailleurs en adoptant le mythe au lieu de
1 histoire, et c'est là (pi'il arrivera.
Un autre clément nouveau qu'il convient de noter dans le Vaisseau
fantôme est la première apparition de la mélodie caractéristique qui
devait venir si bien en aide à Richard Wagner pour atteindre à son
idéal. Ht Comme il na cessé de le répéter par la suite, ce qu'on a
toujours appelé son « système « était si peu le résultat d'idées pré-
conçues, d'un « parti pris n, que cette innovation fut a l'origine un effet
du hasard. Lui-même a raconté que, lorsqu'il composa le Vaisseau
fanto?ne, il écrivit d'abord la ballade de Senta, qui devint comme le
pivot musical de tout l'ouvrage, et qu'ensuite, à mesure qu'il abordait
5b RICHARD WAGNER
les différentes situations du drame, elles évoquaient chez lui les mêmes
mélodies qu'elles lui avaient tout d'abord suggérées et qui tendaient à
se modifier, à se développer parallèlement aux sentiments en jeu, si bien
qu'il aurait pu dès lors, en suivant cette impulsion naturelle, bâtir son
ouvrage entier sur le développement de deux ou trois mélodies essen-
tielles : c'est à quoi il devait arriver par la suite, mais il était encore
trop imbu des habitudes de l'opéra courant pour ne pas suivre la voie
ordinaire et ne pas se contraindre à trouver presque autant de motifs
différents qu'il avait de morceaux à composer. Cependant, l'idée était
apparue : elle n'avait plus qu'à germer.
S'il se dégage de l'ensemble du Vaisseau fantôme un charme nou-
veau, une impression de force et d'individualité saisissante, il faut dire
aussi que certains fragments, tels que l'ouverture, le chœur des mate-
lots, la ballade de Senta, la chanson du pilote et, par-dessus tout, les
élans de désespoir ou d'amour du malheureux damné sont des créations
absolument propres à Richard Wagner. L'ouverture, notamment, un
véritable chef-d'ceuvrc, repose déjà sur la lutte de deux motifs con-
traires, soit celui de la damnation et celui de la délivrance, de la
perdition ou du salut, du plaisir sensuel ou de l'amour rédempteur, de
la science pédante ou du libre génie, — ■ et dont le bon prévaut
finalement sur le mauvais, — ainsi qu'il devait souvent le pratiquer
par la suite et toujours avec une incomparable grandeur. 11 eût été
bien singulier cju'un ouvrage aussi personnel, tout en rebutant les
auditeurs pris en masse, ne trouvât pas quelques zélés admirateurs,
gens bizarres, c'est possible, mais dont l'esprit fût ouvert aux tenta-
tives nouvelles. Cela se produisit, en effet, et cette adhésion d'amis
inconnus lui fut douce à ce point, après ce douloureux échec, qu'il
prit alors une résolution nouvelle. .« De Berlin où j'étais complètement
inconnu, dit-il dans sa Communication à mes amis, je reçus de deux
personnes qui m'étaient étrangères et que l'impression produite par
le Hollandais volant avait amenées vers moi , la première satisfaction
complète qu'il m'eût été donné de goûter, avec l'invitation de continuer
dans la direction particulière que je m'étais tracée. Dès ce moment, je
perdis de plus en plus de vue le véritable public. L'opinion de quelques
hommes intelligents prit chez moi la place de l'opinion de la masse qu'on ne
peut jamais bien saisir, encore qu'elle eût été l'objet de mes préoccupa-
tions dans mes premiers essais, alors que mes yeux n'étaient pas ouverts à
la lumière. L'intelligence de m3n but me devint de plus en plus lucide,
et pour m'assurer d'être suivi, je ne m'adressai plus à cette masse qui
n'avait aucun rapport avec moi, mais bien aux individualités dont les
dispositions et les sentiments étaient analogues aux miens. Cette posi-
RICHARD WAGNliR
5?
tion plus sùrc, relativement à ceux qui devaient recevoir mes communi-
cations, exerça désormais une influence très importante sur mon caractère
d'artiste. » Et Fétis a beau rire, il n'empêchera pas que l'artiste vérita-
blement supérieur ne doive toujours ayir ainsi, plus ou moins radicale-
ment. 11 faut forcément transiger, quand on veut plaire à tous
d'emblée, et, dans les questions d'art, qui transige est sûr tic tlisparaitre
en peu de temps.
RICHARD WAGNER DANS LE CItL.
Richard Wûg;ner, s'tidrcssaiU aux aiif^cs : i' Mes ciiers îin^e>, 1res
geiuilvotre accueil ; mais sans timbales ni tiompeltes, vous ne pro-
duirez jamais d'eflct. »
[Kikcrilii de \'ieunc. iS février iSS3.)
CHAPITRE V
RICHARD WAGNKR MAITRE DE CHAPELLE A DRESDE
LA VESTALE ET SPONTINf. RETOUR DES CENDRES DE WEBER
LA SYMPHONIE AVEC CHŒURS. IPIIir,i:NIE EN AULIDE
in jours après la représentation du Hollandais
roUiut, soit le lo janvier 1843, Wagner avait rem-
porté, comme chef d'orchestre, un grand succès
personnel qui devait le fixer à Dresde, en amélio-
rant beaucoup sa situation. Depuis que Rien^i avait
vu le jour, la mort du maître de chapelle adjoint
Morlacchi et celle du directeur de la musique Ras-
trelli avaient produit deux vacances. Reissiger, de-
meuré seul un moment pour diriger en chef la chapelle et le théâtre
ensemble, avait fait agréer Morgenroth comme sous-directeur de la cha-
pelle ; en outre, on avait décidé que, vu Tlmportance du travail au
théâtre, le nouveau maître de chapelle qu'on nommerait de ce côté
s'occuperait exclusivement de l'orchestre. Dès lors, les qualités dont
Wagner avait fait preuve en dirigeant Rienii et le succès même de
cet opéra semblaient le désigner pour cet emploi ; mais il hésitait à se
présenter, tant le rude et ingrat métier qu'il avait fait à Kœnigsberg
et à Riga lui avait inspiré de dégoût. Cependant le besoin de vivre et
la nécessité l'emportèrent sur ces souvenirs ; sa femme et ses amis lui
représentèrent qu'il n'était pas dans une situation à laisser échapper
un emploi permanent, avec appointements fixes, et il se décida à disputer
la place à Louis Schindelmeisser, beau-frère de Dorn, qu'il avait connu
autrefois à Leipzig et qui se croyait sûr du succès. Celui-ci, pour sa
représentation de concours, avait choisi la Vestale ; Wagner, peut-être
en souvenir de son adoration d'enfant pour Weber, choisit Euryanthe,
et Wcber lui porta bonheur : il n'ambitionnait d'abord, à ce qu'il
paraît, que le poste de directeur de la musique, à 4,5oo francs, mais,
par la protection de M. de Lûttichau, il obtint celui de maître de
chapelle, à 5,625 francs, et le brevet lui en était délivré à la fin de
janvier 1843.
La cérémonie de sa présentation à la chapelle et de sa prestation
de serment eut lieu le 2 février, le lendemain du jour oii Berlioz,
RICHARD \VA(JNF, R 5(,
ciTectuant alors sa première tournée en Allem'done, était arrivé à
Dresde ; il le trouva dans tout Tenivrement d\mc joie bien naturelle.
Ft c'est pour Berlioz que Wagner eut à exercer pour la première fois
son autorité en l'assistant dans ses répétitions, ce qu'il fit avec zèle et
de grand cœur : Berlioz lui-même en témoigne et sa parole n'est pas
suspecte. Le maître français entendit le J'aisseaii faiitàine et seulement
les trois derniers actes de Rieiiii, qu'on s'était décidé à jouer en deux
soirées à cause de sa longueur. 11 ne parait pas avoir prêté grande
attention à cet ouvrage et n'avait pas à son sujet d'opinion bien
arrêtée ; il se souvenait seulement « d'une belle prière au dernier acte
et dune marche triomphale taillée, mais non servilement, sur la magni-
fique marche ôiOlympie ». Il avait apprécié 'c le coloris sombre et
certains efi^ets orageux bien motivés par le sujet « dans le Vaisseau
fantôme ; mais il y avait remarqué une tendance à abuser du trémolo, ce
qu'il jugeait signe de paresse et défaut d'invention chez l'auteur. En
somme, les interprètes paraissent l'avoir plus frappé que les œuvres
mômes. M"^"' Devrient, assez ridicule en jeune garçon dans i?/e;/{/,
s'était relevée à ses yeux dans le Vaisseau fantôme ; Tichatschek
était, dit-il, passionné, brillant, héroïque, entraînant dans Rienii, ou
M"'^ Wiest (Wi^ist) était fort bien appropriée au rôle insignifiant
d'Irène ; enfin le baryton Wœchter avait exercé sur lui l'action la
plus vive par son talent si pur et bien complet : sa voix, des plus
belles, avait un timbre onctueux et vibrant en même temps qu'une
grande puissance expressive, pour peu que l'artiste mît de cœur
et de sensibilité dans son chant, et ces deux qualités-là, dit Berlioz,
Waschter les possède à un degré très élevé. Berlioz partit, mais il
laissait à Dresde un souvenir tel qu'à quelque temps de là, comme
Wagner faisait exécuter son ouverture de Faust, on la prit pour un
fragment de la Damnation de Faust, et on l'applaudit en conséquence :
auquel des deux la méprise a-t-elle dû causer le plus de déplaisir'?
La place attribuée à Wagner était loin de constituer une sinécure.
Des représentations à conduire tous les soirs de l'année ; au moins trois
pièces, et généralement trois et quatre opéras difiérents par semaine,
sans parler de la musique ordinaire et des concerts exceptionnels à la
cour: telle était la besogne à répartir entre le directeur de la musique
et les deux maîtres de chapelle, le premier dirigeant les représentations
et surveillant ia musique d'église les jours de semaine; les deux autres
conduisant à l'église le dimanche et répondant chacun de la bonne
exécution de certains opéras. F'n acceptant ces lourdes fonctions,
I. Dans ce cnnccrt iloiinc le 2-i juillet \>>^^ au bénclîce des pauvres, il avait fait exécuter, outre
sou ouverture pour Faust, \a Symplnmic pastorale et la Suit de Walpurgis, Je Mcndeissohn.
tjo RICHARD WAfïNER
Wagner n'avait pas seulement cédé au désir de s'assurer une exis-
tence honorable ; il s'était aussi flatté de l'espoir d'exercer une heu-
reuse influence sur l'Opéra de Dresde et, par ricochet, sur l'art en
général. Mais il ne mit pas plutôt la main à l'ouvrage qu'il rencontra
de tous côtés la même inertie et les mêmes préjugés qu'il n'était
pas parvenu à vaincre ailleurs. II y avait trois mois à peine qu'il
était en fonctions lorsqu'il subit un premier assaut à propos d'une repré-
sentation de Don Juan qu'il avait dirigée, le 26 avril 1843, avec une
profonde admiration pour Mozart, mais en e.xécutant l'œuvre ainsi qu'il la
sentait. Or, il se trouva que son exécution s'écartait sensiblement de la
tradition ayant cours à Dresde, tradition bonne ou mauvaise, venant de
Mozart lui-même ou introduite par les maîtres de chapelle Morlacchi
et Reissiger, peu importe^ mais tradition toute-puissante et qu'il fallait
être fou pour vouloir modifier. On le lui fit bien voir; les vieux ama-
teurs crièrent au scandale, et certain critique, enchérissant sur eux,
affirma que l'auteur de Rien:;i et du Vaisseau fantôme était un barbare
incapable de comprendre Mozart. Cette chanson remonte assez loin,
comme vous voyez, et ce n'est pas d'hier qu'on a cherché à assommer
Wagner, un sauvage aflolé de vacarme, en lui opposant le séraphique
et mélodieux maître de Salzbouro-.
Wagner, par sa place, était à la solde de la cour et tenu de jouer
un rôle dans les fêtes officielles : c'est ainsi qu'il écrivit la musique
d'un hymne composé par l'avocat Hohlfeldt, pour l'inauguration de la
statue du feu roi, et qu'il en dirigea l'exécution, le 7 juin 1843, en
présence du souverain, des corps de l'filtat et des députations du
royaume. Un an plus tard, lorsque Frédéric-Auguste revint d'un
voyage en Angleterre, il composa les paroles et la musique d'une
cantate intitulée : Salut au Roi, qui fut chantée, le 12 août, à la rési-
dence d été de Pillnitz. Entre temps, il avait écrit une œuvre plus
importante, dédiée par reconnaissance à M""-' Charlotte Weinlig, la
veuve de son premier maître qui venait de mourir, et voici dans quelles
circonstances il avait composé ce grand tableau biblique de la Cène
des Apôtres. En sa qualité de chef d'une Société chorale d'hommes,
la Liedertafel, il avait été choisi avec Heissiger pour organiser et
diriger une réunion oénérale de toutes les Sociétés chantantes de la
Saxe. La fête commença, le 6 juillet 18^3, par un concert monstre, en
1 église Notre-Dame, la plus vaste de Dresde : les chanteurs, au nombre
de douze cents, étaient groupés sur une estrade élevée dans le chœur
et, derrière eux, encore plus haut, se trouvait l'orchestre composé de
cmq cents artistes et amateurs. Les souverains arrivèrent à midi précis
et tout aussitôt commença le festival : le morceau de Wagner venait
iviciiAKi) wa(;ni:i{ c,
en dernier. Voici comme il l'avait conçu : Les disciples sV'tant rassem-
blés pour célébrer le saint repas, les apôtres arrivent, apportant la
nouvelle qu'il leur a été détendu, sous peine de mort, d'enseigner au
nom de Jésus. Tous sentent leur ctjeur faiblir et, dans cette détresse,
ils supplient le Seigneur d'envoyer le Saint-Esprit les secourir. Alors,
des voi.x d'en haut se font entendre ; elles annoncent aux siuppliants
que leur vœu va être exaucé : le vent mugit, le sol tremble et, enivrés
par l'esprit divin, les apôtres et les disciples partent pour aller
convertir le monde. Un chœur de quarante hommes représentait les
quarante disciples assemblés, et, pour mieux rendre l'effet des voix
d'en haut annonçant la descente du Saint-Esprit, Wagner avait imaginé
de faire chanter ce petit chœur mélodique et d'une grande douceur
du haut de la coupole. Cette disposition purement matérielle, et dont
l'auteur a tiré plus tard un beau parti dans Parsifal, fut tout ce que
distingua la critique dans l'œuvre nouvelle : elle s'y divertit agréable-
ment et resta sourde à l'admirable crescendo qui annonce la descente
du Saint-Esprit et que l'orchestre, jusqu'alors muet, traduit avec une
force extraordinaire. A quoi sert-il d'avoir du génie avant le temps'?
La direction du théâtre avait décidé de faire une reprise solennelle
de la Vestale pendant l'automne de 1844 et, comme elle paraissait devoir
réussir avec une Julia telle que M""' Schrœder-Devrient, Wagner, mû
par un sentiment d'admiration envers Spontini, qui venait de quitter la
direction de l'Opéra de Berlin dans des circonstances très pénibles pour
son amour-propre, avait persuadé au baron de Lùttichau d'inviter le
vieux maître à venir diriger son opéra. La chose une fois convenue,
il n'avait laissé à personne autre le soin d'engager Spontini, il lui avait
écrit lui-même une lettre en français qui produisit le meilleur effet, car
Spontini répondit qu il accei^tait avec reconnaissance et qu'il ne doutait
pas de l'excellence de l'interprétation. Par malheur, il marquait très
naïvement de telles exigences quant au nombre des exécutants et des
musiciens de l'orchestre que Wagner, tout désolé, courut chez l'inten-
dant et chez M""^ Devrient leur conter son embarras. Otte dernière,
qui connaissait bien Spontini, rit de bon cœur de l'imprudence com-
mise, mais elle s'offrit en même temps pour la réparer et, comme le vieux
maître marquait assez de hâte de regagner Paris, il tut convenu qu'on
l'avertirait d'un retard interminable occasionné par une indisposition de
M™ Schrœder, qui servait ainsi de bouc émissaire. Ainsi fut fait et l'on
répéta tout tranquillement sans plus s'inquiéter de Spontini, lorsque,
1 . " Ce derniei- ouvrage, dont la conception est des plus hardies, — e'crivait à Paris le correspondant
habituel de la Gai^cttc musicale, — a produit un effet grandiose et qu'il est impossible de décrire;
aussi, le roi, après la riu du concert, a-t-il fait appeler, dans sa tribune, le jeune auteur et lui en a-t-il
témoigné sa satisfaction dans les ternies les plus affectueux. »
62 RICHARD WAGNER
la veille de la répétition générale, il tombe à limproviste chez Wagner,
et lui démontre, lettre en main, qu'en arrivant à cette date, il se con-
formait strictement aux nouvelles indications cju'on lui avait envoyées
et qu'il était de ce jour tout à ses amis de Dresde : il ne s'en irait
qu'après l'opéra joué.
Malgré ce coup inattendu, Wagner ne pensa d'abord qu'au plaisir
de voir de près ce grand compositeur et d'entendre une de ses œuvres
sous sa direction; il l'assura que tout marcherait à merveille et, pour ne
laisser dans son esprit aucune arrière-pensée, il lui proposa de diriger
lui-même la répétition générale, fixée au lendemain. Le visage de
Spontini se rembrunit, puis, après un grand moment d'hésitation, il
demanda à Wagner de quel bâton il se servait pour conduire habituel-
lement ; celui-ci lui indiqua la mesure d'un bâton ordinaire; alors, le
maître soupira et demanda si d'ici au lendemain on pourrait lui faire un
bâton d'ébène, d'une longueur et d'une grosseur extraordinairement appa-
rentes, et terminé aux deux bouts par de fortes pommes d'ivoire. Wagner
répondit sans hésiter par l'affirmative, et Spontini se retira pleinement
satisfait. Aussitôt libre, Wagner court répandre l'alarme et s'entendre avec
le menuisier, qui promet de fabriquer un bâton jouant fort bien Tébène
et dans les conditions requises. I,e lendemain, au moment voulu, Spon-
tini avait son bâton; alors, au lieu de le prendre par un bout comme
un chef d'orchestre ordinaire, il l'empoigne à pleine main par le milieu
et le brandit comme un bâton de maréchal. Dès les premières scènes,
il fut évident que rien ne marchait au gré du compositeur et qu'il
entendait faire recommencer toutes les études sur nouveaux frais. 11
s'efforçait, en baragouinant un allemand des plus bizarres, à redresser
les fautes de l'orchestre, les défaillances des chœurs et jusqu'aux ma-
nœuvres des comparses qu'il faisait recommencer en les dirigeant lui-
même, avec une obstination infatigable. Alors Wagner se rappela les
évolutions analogues exécutées à Berlin, qui l'avaient tellement frappé
dans Fernaud Corte:{ ; il comprit aussi que jamais à Dresde on n'attein-
drait cette précision mécanique et qui produisait des effets presque
effrayants. Bref, à la fin du premier acte, chanteurs, musiciens, régis-
seur, tous prirent la tuite. Wagner emmena Spontini avec des paroles
de déférence en l'assurant que ses vœux seraient accomplis et que,
pour mieux y répondre, on allait mander au plus vite Edouard
Devrient, qui avait présentes à l'esprit les moindres traditions de la
Vestale à Berlin.
Tout était à recommencer. Le personnel, surtout le chef des chœurs,
était turieux; seul, Wagner ne faisait pas grise mine à Spontini, tant
il admirait l'ardeur extraordinaire que celui-ci mettait « à pnunsnivre
R I Cil AU' 1) WAGNER ' 03
et à maintcnii' un but de 1 ait ilranuitiquc à peu près oublié de son
époque ». Il était frappé de son habitude de traiter sans ménagements
les chanteurs les plus réputés, il profitait de ses exigences pour modi-
fier en mieux la disposition habituelle de l'orchestre, il s'ouvrait à lui
de certains doutes et profitait de ses judicieux éclaircissements; il
remarquait enhn l'énergie avec laquelle il insista pour (pidn lit res-
sortir les accents rythmiques, bief, il était tort intéressé par ce der-
nier représentant de la tragédie Ivrique et lui montrait un dévouement
respectueux. Aussi Spcmtini le prit-il en affection et vnulut-il le payer
de son zèle en lui donnant un avis charitable; il lui conseilla de renoncer
à la musique tlramatique : « Quand j'ai entendu votre Riciiyi. lui (,lit-il un
jour qu'ils dînaient chez la Schrœder-Devrient, j'ai pensé : « C'est un
« homme de génie, mais déjà il a plus fait qu'il ne peut faire. « Et, pour
expliquer ce paradoxe, il remonta en arrière : « Après Gluck, c'est moi
qui ai fait la grande révolution avec la Vestale, j'ai introduit la pro-
longation de la sixte dans l'harmonie, et la grosse caisse dans l'orchestre;
avec Corte^, j'ai fait un pas en avant, puis j en ai fait trois avec
Olympie et cent avec Agnès de Hohenstaiifeu. Après cela, j'aurais pu
composer les Athéniennes, un poème excellent, mais j'y ai renoncé,
désespérant de me surpasser. Or, comment voulez-vous qu'il soit pos-
sible à n'importe qui d'inventer du nouveau lorsque moi, Spontini, je
reconnais ne pouvoir surpasser mes œuvres antérieures, et que,' d'autre
part, il est bien évident que depuis la Vestale on n'a pas écrit une note
de musique qui ne m'ait été volée? » Et Spontini appuyait cette der-
nière affirmation de faits scientifiquement constatés. Tout étourdi qu'il
fût de ce discours, Wagner risqua une objection timide et lui demanda
s'il ne se sentirait pas de force à créer des formes nouvelles en abor-
dant un sujet entièrement nouveau. Spontini eut un sourire de pitié.
« Dans la Vestale, dit-il, j'ai traité un sujet romain; dans Fernaud
Corte-^, un sujet hispano-mexicain; dans Olympie, un sujet gréco-macé-
donien; enfin, dans Agnès de Ho/ienstaiifèn, un sujet allemand : tout le
reste ne vaut rien. »
Malgré ce phénoménal amour-propre, exaspéré par l'irritation de se
voir supplanté par des musiciens qui ne le valaient pas, Spontini, tout
ridicule et vieux qu'il fût, avait fini |5ar regagner les sympathies des
artistes à force d'énergie, de confiance en lui-même, et lorsqu'il exigea
qu'on rétablit la scène finale, avec ballet et chcjeur joyeux (qu'on sup-
primait d'habitude en terminant sur le duo de Licinius et de Julia
après leur délivrance), il ne se trouva personne pour réclamer contre
ce supplément de travail. Peine perdue, la représentation ne réussit
pas, surtout par la faute de la Schrœder-Devrient, qui, se sentant elle-
(3_^ RICHARD WAGNliR
même trop marquée pour le rôle, à côté d'une y^randc-prètresse aussi
jeune et charmante que Johanna Wagner, prétendit réparer ce désa-
vanta'^e à force de patliétique et dépassa le but en redoublant d'efforts.
La soirée fut donc assez froide et les applaudissements qui la termi-
nèrent n'étaient qu'un hommage rendu à la gloire universellement
consacrée du maître. Aussi "Wagner éprouva-t-il un sentiment pénible
en le voyant s'avancer sur la scène, chamarré de décorations, et se con-
fondre en saints pour un si maigre rappel. Afin d'éviter une déconvenue
plus criante, M"" Schrœder-Devrient imagina de prétexter encore une
indisposition, pour reculer la deuxième représentation de la Vestale,
alors que Spontini laissait déjà percer le secret désir d'être invité à
prolonger son séjour à Dresde et d'y monter la série complète de ses
opéras. Mais il eut tout à coup hâte de quitter Dresde : il venait
d'apprendre que le roi de Danemark lui conférait des lettres de noblesse
et que le pape l'honorait du titre de comte de San Andréa. Il oublia
du coup la Vestale, au grand contentement de ses hôtes, et partit
presque immédiatement pour Paris : il laissait de sa personne un
souvenir à la fois comique et enthousiaste au jeune musicien qui lui
promit, au moment des adieux, de méditer à loisir ses avis sur la
carrière dramatique — et qui suivit si mal ses conseils.
Peu de temps après, eut lieu le retour des cendres de "Weber à Dresde,
les 14 et i5 décembre 1844, et cet événement, dit Wagner lui-même,
influa beaucoup sur les dispositions où il se trouva au moment d'achever
Tannhœuser. Un comité s'était formé depuis longtemps pour ramener à
Dresde la dépouille de Weber qui s'était éteint à Londres, où il était
allé diriger Oberon ; mais la propagande était insuffisante et, de plus,
on se heurtait aux scrupules religieux du roi, qui répugnait à troubler
le dernier sommeil d'un mort. Wagner, une fois en fonctions, reprit
cette idée avec une énergie inimaginable : c'est qu'il s'agissait de rendre
un suprême hommage au musicien allemand par excellence, à celui qui
lui avait procuré sa première jouissance musicale, c][u'il se plaisait à
saluer comme son maître et qui, durant son temps d'épreuves en France,
lui avait apporté comme un souffle de la patrie allemande avec le
Freiscliùl^. 11 n'y avait rien à attendre que de l'initiative privée, et, de
plus, il fallait vaincre avant tout le mauvais vouloir de l'intendant royal
qui, ne voyant en "Weber qu'un maître de chapelle ordinaire, craignait
de créer un précédent et qu'on ne fût, par la suite, obligé de ramener
en Saxe avec grands honneurs tous les maîtres de chapelle qui mourraient
à l'étranger. Alors Wagner, ayant accepté le titre de président du comité,
lança de tous côtés des appels, recueillit des souscriptions, organisa
des concerts, décida certains théâtres d'ordre inférieur à donner des
uu; Il A Kl) \va(;ni:k 05
reprciscntalidiis ati hcnclicc de rtjcuvi'c, en obliiit une it l'C^iKTa de
Berlin, par l'eiUrcmisc de Meyerbcer, qui rapporta 2,000 thalers ; bref,
il manieuvra tanl et si bien (pie la ilirection du théâtre de Dresde ne
put pas rester en arrière et qu'on eut bient(U réuni la somme nécessaire
à la translation des cendres d'abord, ensuite à l'érection d'un monument
funèbre.
L'aîné des deux tîls de Wcber alla chercher à Londres la dépouille
mortelle de son père : le cercueil arriva de Magdeboury le matin du
14 décembre par le chemin de fer; puis, le soir, à huit heures, un
bateau, éclairé de nombreux falots et tout orné de draperies noires,
de trophées lyriques, le transporta sur la rive droite de l'Elbe. Alors
on le déposa sur un magnifique catafalque, au centre dun cercle
formé par trois ou quatre cents artistes et amateurs tenant tous un
cierge et une couronne de laurier ; puis quatre cent cinquante instru-
mentistes et chanteurs exécutèrent un hymne funèbre de Richard
Wagner. Après, le cortège se mit en route pour le cimetière catho-
lique, au son des cloches de toutes les églises ; les rues par où l'on
devait passer étaient illuminées au moyen d'innombrables bougies
placées aux fenêtres, et tous les artistes, amis et admirateurs qui sui-
vaient le cercueil, plus cinq cents fantassins de la garde royale, portaient
des torches à la main. Wagner avait encore composé pour la cérémonie
une marche funèbre avec deux motifs iXEitvyaiithe : le thème qui,
dans l'ouverture, caractérise l'apparition du fantôme se reliait à la cava-
tine d'Euryanthe transposée en si bémol majeur, puis revenait pour la
conclusion, transfiguré ainsi qu'il reparaît à la fin de l'opéra. Ce
morceau symphonique, écrit pour quatre-vingts instruments à vent
auxquels il avait adjoint vingt tambours voilés pour vendre pianissimo le
trémolo des altos dans l'ouverture, était d'une grandeur superbe et pro-
duisit un ert'et indescriptible. A la chapelle du cimetière. M'"" Schrœder-
Devrient attendait le corps, sur lequel elle déposa une magnifique
couronne de fieurs. L'inhumation n'eut lieu que le lendemain; lorsque la
fosse fut comblée, tous les assistants formèrent au-dessus une pyramide
énorme avec leurs couronnes de laurier, puis Richard Wagner, parlant
pour la première fois en public, prononça un discours dans lequel il
rappela très heureusement la mort récente du fils cadet de Weber et
qu'il transforma, par une gradation toute naturelle, en une invocation
à l'art national allemand : « 11 ne fut jamais au monde un musicien
plus allemand que toil... L'Angleterre te rend justice, la Erance
t'admire, mais l'Allemagne S£ule peut t aimer; tu es sa chose, tu es
un beau jour de son existence, une chaude goutte de son sang, une
parcelle de son cteur... Qui tlnnc nous blâmerait d'avoir voulu que ta
06 RICHARD WAGNER
cendre devînt aussi une parcelle de son sol, du sol de la chère patrie
allemande ' ? »
Tous les ans, à Dresde, on avait l'habitude de donner, le dimanche
des Rameaux, un grand concert au profit de la caisse des musiciens :
on y exécutait une symphonie et un oratorio, que conduisaient alter-
nativement les deux chefs de la chapelle, maîtres absolus de choisir
l'œuvre qu'ils voulaient diriger. Reissiger ayant à diriger l'oratorio pour
1846, Richard Wagner, qui, l'année précédente, avait choisi la Création,
décida de jouer la Symphonie avec chœurs : il avait gardé une profonde
admiration pour cette œuvre et ne voulait rien moins que retrouver
l'impression qu'il avait ressentie à Paris, aux concerts du Conservatoire,
en l'entendant diriger par Habeneck. Mais les musiciens de l'orchestre,
outre qu'ils répugnaient à ce travail considérable, craignaient que
l'annonce de cette symphonie, jusqu'alors mal jouée et mal comprise à
Dresde, n'eût un fâcheux effet sur la recette, et ils allèrent jusqu'à
M. de Lùttichau pour qu'il s'opposât au projet du maître de chapelle.
Par bonheur, le droit de celui-ci était absolu, et Wagner demeura
inébranlable. 11 fallut donc en passer par où il voulait et se mettre à
répéter. Alors Wagner donna un rare e.xemple de cette ténacité, de ces
exigences et de ces emportements, qui le firent toujours tellement
craindre et admirer de ses interprètes. Il consacra tout l'hiver à ces
études ; il fit jusqu'à douze répétitions pour chacune des parties de
l'orchestre, il adjoignit aux choristes diverses sociétés chantantes, les
chœurs du séminaire et de l'école de la Croix, arrivant ainsi au chiffre
énorme de trois cents voix ; il fit modifier la disposition de l'estrade,
au grand mécontentement des musiciens qui se seraient bien
passés de ces frais de menuiserie ; il rédigea et fit imprimer un pro-
gramme explicatif de la symphonie ; mais surtout il entreprit d'agir sur
l'esprit de ses exécutants à la façon d'Habeneck, de leur faire vivement
sentir ce qu'ils allaient exécuter, et comme il possédait à fond ce chef-
d'œ-uvre, comme il le savait par cœur de la première note à la
dernière, il parvint à enflammer ces artistes d'un enthousiasme égal au
sien et l'exécution qu'il obtint fit l'effet d'un coup de foudre sur le
monde musical de Dresde, même au delà : « Cela vaut la peine de
faire le voyage, disait Niels Gade, rien que pour entendre le récitatif
des contrebasses. » Or, parmi les auditeurs enthousiasmés de la Sym-
phonie avec chœurs, le 5 avril 1846, il se trouvait un jeune homme et
un enfant qui devaient compter plus tard parmi les plus chauds par-
tisans de Richard Wagner : le jeune homme était Hans de Bùlow, alors
I. Ces détails sur le passage de Spontini à Dresde et sur la translation des restes de Weber sont
tire's principalement des Souvenirs de R. Wagner (trad. C. Benoit, chez Charpentier).
RICHARD VVAGNF.R 67
âgé de seize ans, et l'enfant, qui n'en n'avait pas dix, était le futur
ténor Louis Schnorr de Karolsfcld, le créateur inspire de Tristan et
Iscult.
Tout en préparant la Symphonie arec cluvuvs, Wagner donnait aussi
ses soins assidus à une reprise de Vlplii^énie en Aitlide, de (jluck ;
il y donna même trop de soins au i^ré de certaines gens, puisqu'il en
renforça, discrètement, il est vrai, l'orchestration et qu'il modifia la
conclusion du poème, en s'éloignant de Racine pour se rapprocher
d'Euripide et de Gœthe. Alors que Spontini faisait répéter la Vestale
à Dresde, il avait dit un jour à "W^agner : « J'ai entendu dans votre
Rie)i{i un instrument que vous appelez basse-tuba ; je ne veux pas le
bannir de l'orchestre : faites-m'en une partie pour la Vestale. » Et
Wagner, ne voulant pas faire moins pour Gluck que pour Spontini, ne
s'était-il pas imaginé qu'il convenait de mettre l'orchestration cVIphigénie
en état de produire aujourd'hui l'effet qu'elle produisit à l'époque où
l'on ne connaissait d'autres instruments que ceux employés par Gluck?
11 s'acquitta de cette tache délicate avec une conscience extrême, il
fit venir une copie exacte de Paris, de peur que la partition en usage
à Berlin n'eût déjà reçu des retouches de Spontini ; de plus, il se livra
à une révision minutieuse du texte allemand, il resserra certains mor-
ceaux, ajouta quelques traits d'union et, comme nous l'avons dit,
changea le dénouement; bref, pendant assez longtemps, il abandonna
tout travail personnel pour se consacrer à Gluck et pour le glorifier :
il y réussit d'ailleurs, car VIphigénie en Aitlide, ainsi retouchée, eut un
très grand succès. Certes ce zèle et ce désintéressement sont à l'hon-
neur de Richard 'Wagner; mais il partait d'une idée fausse en entre-
prenant un travail qui ne pouvait pas avoir de résultats durables, (jluck
n'est pas tellement archaïque ni son orchestre à ce point rudimentaire
que ses chefs-d'œuvre ne fassent encore assez bonne figure à la scène :
il n'est pas permis, en outre, de toucher à des créations de cette hau-
teur, qui sont des sommets dans l'histoire de l'art musical, et de semblables
corrections ne sont admissibles que pour les œuvres d'ordre secondaire,
éphémères, bonnes tout au plus pour distraire un moment la foule, et
qu'on ne songera jamais à oflfrir comme des modèles à l'étude et à la
vénération de la postérité. D'ailleurs, un seul mot résout la question :
Richard 'Wagner aurait-il jamais admis l'idée que dans un temps donné
on pût' faire par admiration pour lui ce qu'il faisait par admiration
pour Gluck, qu'on imaginât de modifier son orchestre ou bien de
marier Lohengrin avec Eisa ? Dès lors, le moyen le plus simple et le
meilleur de glorifier Gluck était d'exécuter son opéra tel qu'il l'a conçu :
c'était presque le desservir que l'honorer de la sorte, et Berlioz, en
ÔS RICHARD WAGNER
pareille occurrence, a montré pour l'auteur d'Orphée et d'Aruiidc une
admiration plu? intelligente, un zèle autrement respectueux'.
Wagner n'avait pas beaucoup à s'occuper de la musique de la
chapelle royale, mais, de ce côté encore, il se heurtait à la routine et
déplorait le travail qu'on y faisait. La cour, catholique, ne voulait que
des catholiques dans le chœur et les parties de sopranos et d'altos
étaient tenues par de jeunes garçons : en tout, vingt-six choristes,
dont quatorze hommes et douze enfants, plus un orchestre complet
qui s'élevait à cinquante exécutants dans les grandes occasions. « Les
échos de l'édifice étaient assourdissants, dit Richard Wagner. Je voulus
soulager les membres surmenés de l'orchestre, ajouter des voix de
femmes et introduire la vraie musique d'église catholique a capella,
dont je donnai le Stabat Mater de Palestrina comme spécimen, ainsi
que d'autres pièces; mais tous mes efforts furent en pure perte -... 11
y avait là un singulier survivant des jours d'autrefois : un viusico, un
grand et gros soprano, dont la prétention, la sottise extrême me diver-
tissaient fort. Les jours de fête, il refusait de chanter à moins que des
airs particuliers ne lui fussent réservés, et c'était tout à fait réjouissant
d'entendre ce vieux colosse se g-aroariser avec les fioritures de Hasse :
on aurait dit d'un pouding énorme avec une voix de crécelle fêlée.
Mais avec tout cela, il avait une qualité incomparable : d'une seule
haleine, il chantait autant et plus que n'importe quel autre artiste en
deux respirations. »
Wagner, durant ce long séjour à Dresde, avait eu pour la première
fois occasion de dévoiler son caractère, en appliquant ses idées, et dès
lors il s'était montré tel qu'il fut toute sa vie : ardent à l'innovation,
mécontent de tout, — ce qu'il disait être sa plus haute faculté, — sans
ménagement pour les idées ou les préjugés d'autrui, violent, difficile,
orgueilleux à l'e.xcès ; mais aussi, doué d'une rare énergie et tellement
dominateur, malgré ses défauts, qu'il faisait violence à tous et se
recrutait de chauds partisans parmi ceux-là qui l'avaient d'abord le
plus violemment attaqué. C2eux de ses confrères qui avaient l'esprit
ouvert l'appréciaient et l'aimaient; mais il déplaisait à presque tous
par son humeur irritable, par son activité infatigable et envahissante.
1. Berlioz, au nidins, quand il accepta d'ajouter des re'cits et un ballet au Freiscliiit:^, respecta
l'orchestre de Wcber et ne modifia pas la pièce; au contraire, il défendit tant qu'il put le dénouement,
si long qu'il soit. En fait de rcnrcbestratinns, on cite toujours celles du Messie, par Mozart; des Da-
uaides, par Spontini ; du Déserteur et de Richard Cœnr-de-Lioii, par Adolphe Adam, etc., etc. ; mais
aucun de ces cas n'est comparable à celui de Wagner, d'abord parce qu'il a modifié la pièce et surtout
parce que l'instruinentation de Gluck n'est, encore aujourd'hui, ni insuffisante ni vieillote. Cette
reprise A'Iphigénie en Anlide avec dénouement de Wagner eut lieu sous sa direction le 22 février i''Î47.
M™ Schrœder-Devrient jouait Clytemnestre; M"" .îohanna Wagner, Iphigénie; M"« Marpurg, Anhé-
mise; Mittcrwurzer, .\gamemnon; Tichatschek, Achille, et Dettn\er, Calchas.
2. Entretien avec M. nannreuther, rapporté par celui-ci dans le Dictionnaire de Grove.
RICHARD WACJNER
<^o
Personne, assurément, ne lui rompait ouvertement en visière; mais on
lui faisait sentir en dessous les clFets de la jalousie et du mauvais
vouloir. Ses façons d'aqir et son caractère hautain lui avaient rapide-
ment aliéné à Dresde — il en sera de même à Paris, à Munich et
partout — ■ le monde des journaux, qui le poursuivait de brocards
et publiait sur son compte les anecdotes les plus sottes. Le critique
accrédité de Dresde, ami particulier de Reissigcr, se posait justement
alors en champion des usages établis, qu'ii décorait du titre ronflant
de : traditions classiques. Ce Schladebach, qui n'était ni sans éducation,
ni sans mérite, avait commencé par protéger Wagner, puis il avait
tourné contre en insistant sur tout ce qui, dans ses opéras, sécartait
des sentiers battus : comme il était 'le principal correspondant à
Dresde des feuilles politiques ou littéraires de Leipzig, Berlin et autres
villes importantes, son jugement rayonnait par toute rAllcmagne et fit
un tort sensible à Wagner. La plupart des directeurs et musiciens
prenant le mot d'ordre des journaux, celui-ci fut bientik classé, non
sans vraisemblance, comme un personnage excentrique, insupportable
et difficile à manier; les pièces ou partitions qu'il présentait étaient à
peine feuilletées et plus d'une fois même on les lui renvoya sans les
ouvrir. Mais ces attaques et ces déboires ne purent jamais rien sur un
homme de sa trempe, aussi confiant en son génie, et leur .violence
accroissait seulement en lui une disposition naturelle à se poser en
artiste incompris, entouré d'ennemis et beaucoup plus méconnu qu'il
ne l'était en réalité. Tel Wagner dans son pays, tel Berlioz dans le
sien.
W O 1' A N ET SES C O R U E A U X M E S S A (i E 1< S .
I :i paiitoulle que les corbeaux tiennenl dans leur bec exprime ici le pouvoir talillon que la
ialouse Frick exerce sur son époux ^^'otan;la loculion faiiiilië're allemande :
i7,M ;(.■.'.-■(■)■ 1.1 /-.viloKjlc. signiliant que la femme, dans le ménage, est plus maîtresse que le mai i.
Tiré de Sc/iiill:r cl Miillcr .i IWnnc.'u Au Xih'lii:)^, iSSi.
CHAPITRE VI
TANNU^USER
DRESDE
OUT à la, fin de son séjour ù Paris et bien qu'il fût
surtout préoccupé d'amasser un peu d'argent pour
regagner son pays, Richard Wagner, dans ses moments
de loisir, lisait l'histoire d'Allemagne avec l'espoir d'y
trouver un sujet d'opéra. Ses recherches furent long-
temps vaines; mais ce qui le frappa de prime abord,
c'est que le poète et le musicien étaient toujours en
lui d'accord pour repousser tel ou tel sujet, et dès qu'un épisode histo-
rique lui paraissait impropre à la mise en œuvre dramatique, il échap-
pait également à son sens musical. Cette observation le confirmait dans
l'idée qui lui était déjà venue que les sujets légendaires convenaient
beaucoup mieux que ceux de l'histoire à la musique, et cependant il
cherchait toujours de ce coté. 11 avait fini par se fixer sur un épisode
des derniers temps de la puissance des Hohenstaufen et avait choisi
pour personnages principaux Manfred, fils de Frédéric II, et une fille
supposée de ce dernier, une jeune Sarrasine, qui relevait le courage
abattu de Manfred, le menait de victoire en victoire jusqu'au trône, se
faisait tuer pour son frère et lui dévoilait seulement en mourant la
parente qui s'opposait à leur union. Wagner avait même assez développé
son scénario, lorsqu'un philologue de ses amis lui prêta le conte popu-
laire de Tannhaeuser. Il n'était pas sans le connaître, ayant lu jadis le
poème de Tieck, qui ne l'avait aucunement satisfait, dit-il ; il savait
aussi que Weber avait eu l'idée de traiter ce sujet en musique, et
c'était encore un grand attrait pour lui. Bref, cette vieille légende où
la figure principale se détache d'une façon très claire et très simple,
le captiva au plus haut point. 11 était surtout frappé de ce qu'on
pouvait la rattacher sans peine au tournoi poétique de la Wartbourg,
un épisode on ne peut plus propre à échauffer son inspiration, parce
qu'il répondait à merveille à son culte pour la vieille Allemagne. Aussi,
pour dédaigneux qu'il se fût montré du poème de Tieck, dont il blâmait
« la coquetterie mystique et le catholicisme frivole », il ne laissa pas
d'en faire usage. 1 ieck, en effet, avait imaginé que Tannhœuser se
rendait au concours des Alintiesinger ouvert à la Wartbourg lorsqu'il
rencontra Vénus et se laissa séduire, et Wagner, en adoptant cette idée.
RICliARD WAGNKR 71
a simplement ajouté Tamour entre Tannhicuser et la nièce du comte,
amour un instant oublié pour Vénus et qui sauve à la iin le chevalier
en farrachant à sa perdition par le repentir'.
Dans sa hâte d'assister aux répétitions de Riciiii, il était arrivé à
Dresde avant qu'on fût prêt à les commencer et, pour se distraire,
il fit un voyage dans les montagnes de Bohême. II retourna à Tœplitz
et bâtit le scénario de Tannlicviiser dans l'endroit même où il avait,
huit années auparavant, tracé le plan de la Défense d'aimer. 11 s'y mit
bientôt de tout cœur : il eut pourtant quelques jours de défaillance
après le fâcheux accueil fait à la Cène des Apôtres; il faillit céder au
besoin, toujours si impérieux chez l'artiste, d'être applaudi sur l'heure
et projeta d'abandonner Taniiluvuser pour revenir à Manfred, qui lui
paraissait plus propre à être traité dans le goût du public, d'écrire en
quelque sorte un second Rienii. 11 comptait que la Schrœder-Devrient
ferait merveille dans le rôle de la Sarrasine, et il lui soumit son
projet de drame ; mais elle n'en fut pas satisfaite et le détourna de
poursuivre. 11 hésitait d'ailleurs au moment de sacrifier son propre
sentiment au goût de la masse et a dépeint lui-même avec énergie à
quels combats intérieurs il était alors en proie. « L'heureux change-
ment survenu dans ma situation extérieure et la liberté d'esprit qui
en était le résultat ; par-dessus tout, l'ivresse de me trouver en contact
avec une société nouvelle et sympathique, déterminèrent en - moi un
désir de jouissances immédiates qui détournait de sa propre direction
mon être intérieur, tel que l'avaient formé les impressions douloureuses
du passé et la lutte dans laquelle elles m'avaient jeté. L'inclination
naturelle qui entraîne l'homme à la poursuite du bonheur tendait à
m'engager dans une voie artistique qui devait bien vite me dégoûter
profondément. Je ne pouvais, en effet, trouver de satisfactions dans la
vie qu'en acquérant de la renommée comme artiste, et cela n'était
possible qu'à la condition de subordonner ma véritable nature au goût
public. Il aurait fallu que je me misse à suivre les caprices de la mode
et que je me prêtasse à toutes les bassesses de la spéculation, ce qui,
au point où j'étais arrivé, je le sentais clairement, m'eût fait périr de
dégoût. Ainsi, les jouissances positives de la vie se présentaient à moi
sous la seule forme que notre monde moderne leur a donnée; et force
était pour les obtenir de plier mes facultés d'artiste à des exigences
dont je ne connaissais que trop la misérable nature- ».
1. Kn s'efForvant de remonter à la source de l'histoire du tournoi des chanteurs, Wajjner toucha
du premier coup à Lohengrin et à ParsiJ'al. En effet, une des copies du « Combat des Chanteurs »
amène là le poème de Lohengrin et Wagner, ainsi entraine à lire le Parsifal et le Rituel de Wolfram
d'Eschenbach, vit « s'ouvrir subitement devant lui tout un monde entièrement nouveau de poésie ».
2. Richard Wagner d'après lui-même, p. lyt).
-^, KICllAKL) WAGNER
11 finit par sortir vainqueur de cette lutte intérieure et sacrifia
définitivement Manfrcd à Tannhœitser, l'œuvre qu'il aurait faite selon
le goût convenu du public à celle qu'il voulait composer conformément
à ses vues sur fart; mais il nourrissait, à vrai dire, le secret espoir de
concilier les deux et d'obtenir l'assentiment de la foule sans rien aban-
donner de ses idées. lùi quoi il se trompait, comme l'événement allait
trop bien le prouver. 11 avait complètement terminé Tann/uvitser en
avril 1844, et le soumit à une première révision qu'il eut achevée au
mois de décembre. Il y avait travaillé de verve et il l'avait finie avec
un tel feu d'inspiration qu'il s'était risqué à faire lithographier la par-
tition complète d'après le manuscrit; en juillet 1845, il en envoyait une
copie à Cari Gaillard, de Berlin, avec une longue et intéressante
lettre : « ...L'arrangement pour piano a déjà été préparé de sorte
que, le lendemain de la première représentation, je serai tout à fait
libre, ,1'ai l'intention d'être paresseu.x un an ou deux, de passer mon
temps à lire et de ne rien produire... Pour qu un ouvrage dramatique
soit significatif et original, il faut qu'il résulte d'un i)as en avant dans
la vie et la culture de l'artiste ; mais on ne peut faire un tel pas tous
les six mois. "
Malgré l'insuccès du J^ûisseaii fantoinc, la direction de l'Opéra de
Dresde avait accueilli avec empressement Tannluviiser et faisait de
notables dépenses pour le représenter dignement : les décors avaient été
commandés à Paris par Dieterle, et les meilleurs chanteurs étaient mis
à la disposition de Wagner. Mais la musique les déroutait. Tichatschek
tout le premier était chargé du rôle de Tannhceuser, dont il fallut
modifier les passages élevés c][ui le fatiguaient trop ; un excellent
baryton, Mitterwiirzcr, tenait le personnage de Wolfram ; la nièce de
l'auteur, Johanna Wagner, encore novice à la scène, faisait une gra-
cieuse Elisabeth, et M""' Schrœder-Devrient figurait une \'énus un
peu miire ; elle avait accepté ce rôle uniquement par complaisance
et tout en déclarant qu'elle n'en pourrait rien tirer : « Vous êtes un
homme de génie, disait-elle à Wagner, mais vous écrivez des choses
si excentriques qu'il est impossible de les chanter. » Dettmer et Schloss
avaient en partage les rôles du Landgrave et de Walther ; Waechter,
("urti et Riss représentaient Biterolf, Heinrich et Rcimar, et M""' Anna
Thiele était le petit berger. La première représentation fut donnée le
19 octobre 1845, devant une salle comble et plus curieuse que sympa-
thique; on désirait surtout savoir si l'auteur avait persévéré dans la
voie où il était entré par le Hollandais l'ulaiit, ou bien si cet échec
l'avait décidé à revenir au genre de l'opéra consacré qui lui avait
valu le grand succès de là'cii^i. Richard Wagner avait persisté dans
Klt;ilAkD WAGNER ^j
ses idées novatrices et le public en eut un i^rand désappointement ; ce
fut un franc insuccès, contrairement à ce que rapportent les narrateurs
français, y compris Gasperini, cpii parlent d'ovations, dj rappels, de
couronnes, de triomphe. Et savez-vous quelle fut la cause déterminante
de ce i4rave échec? La scène du retour de Rome où lannhieuser
raconte son douloureux voyage et son entrevue avec le pape, autrement
dit une des créations les plus admirables qui soient au théâtre et dans
l'art musical.
Jusque-là, la représentation s'était traînée assez languissante et les
différentes scènes du drame étaient plus ou moins bien accueillies selon
le plus ou moins de mélodie et déclat qu'y trouvaient les auditeurs.
La scène du Venusberg en particulier, beaucoup moins importante
quelle ne le devint par la suite et mal défendue par M""-' Schrœder-
Devrient, qui n'avait que trop prévu qu'elle y serait inférieure à elle-
même, avait médiocrement disposé l'auditoire : on n'y comprenait pas
grand'chose, en dépit des éclaircissements sur la légende de Tannhieuser
que l'auteur avait rédigés lui-même et placés en tète du livret qui se
vendait dans la salle. Après, cependant, le septuor linal du premier
acte avait beaucoup plu et l'on avait rappelé 1 auteur avec les chan-
teurs. Puis la marche et quelques mélodies très claires du deuxième
acte avaient été mieux reçues et avaient permis de rappeler Wagner
encore une fois, cérémonie assez banale en Allemagne où l'auteur
revient généralement à la hn de la pièce. On avait simplement avancé
le moment de cette politesse obligée, et l'on avait bien fait. Le dernier
entracte, en effet, ayant duré près d'une demi-heure, avait mis le
public de mauvaise humeur, et le long récit de l'annliLeuser, arrivant
par là-dessus et durant encore un quart d'heure, acheva d'indisposer
l'auditoire. On attendait un air, une franche mélodie, et l'on n'enten-
dait qu'un fastidieux récitatif! Haro sur le baudet! Ce fut un toile
général contre ce musicien qui, ayant sous la main un ténor tel que
Tichatschek, ne trouvait rien de mieux à lui faire chanter au troisième
acte, au moment décisif pour le succès, qu'un récitatif interminable, et
l'on en conclut aussitôt que le musicien capable d'une pareille faute était
complètement à court d'invention mélodique. Ainsi, c'est une des pages
les plus inspirées, une des conceptions les plus grandioses qui lit
éclater ce sot reproche d'impuissance et de manque de mélodie auquel
les détracteurs de Wagner en tout pays ont eu régulièrement recours
depuis quarante ans !
Le lendemain de la représentation, Wagner était d autant plus
abattu que la douce illusion par lui caressée d'arriver au cœur du
public sans rien sacrifier de ses idées réformatrices venait de subir ime
74 RICHARD WAGNER
plus rude atteinte. « Je fus, dit-il, accablé de ce revers et ne pus me
dissimuler risolcment dans lequel Je me trouvais. Le petit nombre
d'amis qui sympathisaient de cœur avec moi se sentaient eux-mêmes
découragés par un vit sentiment de ma pénible situation. Une semaine
s'écoula avant que la deuxième représentation pût être donnée,
parce que des changements et coupures avaient paru nécessaires pour
faciliter Tintelligence de l'ouvrage. Cette semaine eut pour moi le
poids d'une vie tout entière. Ce n'est pas une blessure d'amour-
propre que j'éprouvai ; j'eus conscience de l'anéantissement absolu de
toutes mes illusions. Il devint évident pour moi qu'avec le Taiiii-
/uviiser je ne m'étais révélé qu'au petit nombre de mes amis
intimes, et non au public à qui je m adressais involontairement par
la représentation de l'ouvrage. Il ne me parut pas possible d'accorder
cette contradiction. » Malgré cette résignation apparente, Wagner
s'était raccroché à ce dernier espoir que la seconde représentation
serait un peu mieux comprise; enfin, après huit jours de mortelle
attente, les changements étant sus et l'enrouement dont souffrait
Tichatschek ayant pris fin, on put rejouer Tauiihœiiser le 27 octobre;
cette soirée impatiemment attendue eut un résultat tout pareil. La
salle était à moitié vide et les rares spectateurs qui s'étaient égarés
là ne se montrèrent pas plus clairvoyants que ceux du premier soir;
cependant, grâce à la persévérance de la direction et surtout au zèle,
au talent des acteurs, on prêta un semblant de vie à l'ouvrage, et,
jusqu'à la fin de l'année, en neuf semaines, il put fournir sept repré-
sentations '.
Les journaux, tout dun cri, avaient déclaré Tannhœuscr insuppor-
table et fort ennuyeux : cela n'avait ni mélodie ni forme. Et puis cette
sorte de musique agissait sur les nerfs, sans parler d'un sujet par trop
fatigant et douloureux. L'art, disaient les critiques, devait être gai et
consolant : pourquoi Tannhœuser n'épousait-il pas Elisabeth ? L'inten-
dant royal, alors, expliquait à Wagner que son prédécesseur Weber
arrangeait mieux les choses, puisqu'il savait terminer ses opéras d'une
façon heureuse. Enfin, c'était un mécontentement général. La Galette
du soir, lie Dresde, exaltait par comparaison certain opéra de Ferdinand
Hiller, le Rêve d'une nuit de Nocl, représenté à Dresde en avril 1845,
I. « Cette œuvre a excité le plus vit" enthousiasme, écrit-on à la Galette musicale de Paris; l'auteur
a été rappelé après chaque acte et, après la représentation, les musiciens de l'orchestre et plus de
deux cents jeunes gens se sont rendus processionncllcnient à sa demeure, chacun muni d'un flambeau,
pour exécuter sous ses fenêtres une sérénade composée de morceaux choisis dans ses ouvrages et dans
ceux de Meyerbcer. u (2 novembre.) — Mais, un mois après, force est bien de reconnaître que le succès
est illusoire : « Cette partition remarquable a soulevé de vifs et sérieux débats dans le public aussi
bien que parmi les hommes ce l'art; mais tout le monde s'accorde à reconnaître que c'est une œuvre
capitale et qui fait le plus t;rand honneur au compositeur, u (7 décembre liiJfb.)
RICHARD WAGNER 75
et qui, disait-elle, renfermait bien plus de musique, au sens vrai du
mot. La G^iyC'tte de l'Allemagne du Nord badinait : « S'il est vrai
que Wagner vise à des hauteurs inconnues, disait-elle en substance,
le ciel nous préserve de Ty voir atteindre ! Un ennui si pesant cou-
ronne ces hauteurs qu'elles sont inaccessibles et qu'on n"y pourrait
durer. » Enfin la Nouvelle Gaiette de musique, dont Schumann avait
abandonné la direction, lui fit payer ses éloges antérieurs en s'achar-
nant par deux fois contre le poème et la musique, dont elle faisait
ressortir l'obscurité et les invraisemblances : Wagner, à ce coup, dut
bien connaître que Schumann n'était plus là.
Les musiciens de profession n'étaient pas plus favorables que la
presse à Tannhœuser. Mendelssohn, après audition, disait simplement
à l'auteur « qu'une entrée canonique dans l'adagio du deuxième finale
lui avait fait plaisir » ; Maurice Hauptmann, qui avait remplacé Weinlig
à l'école Saint-Thomas, mandait à Spohr que « l'ouverture était tout à
fait atroce, incroyablement longue, gauche et fastidieuse ». Et Spohr,
quand il l'eut fait jouer à Cassel en i853, écrivit à Hauptmann « que
cet opéra contenait beaucoup d'idées neuves et belles, mais aussi
quantité de passages fâcheux pour l'oreille « ; puis dans une lettre
suivante il avouait s'être habitué, par des auditions répétées, à bien
des choses qui l'avaient d'abord blessé et il ajoutait « qu'il n'y avait
plus que l'absence de rythmes définis et le manque fréquent de périodes
arrondies qui continuassent à le troubler ». Schumann, car il était
venu habiter Dresde à l'automne de 1844, écrivait à Dorn le 7 janvier
1846 : « Je voudrais que vous puissiez entendre Tauuhœuser ; il contient
des parties plus profondes, plus originales, bref, cent fois meilleures
que les précédents opéras, et en même temps beaucoup de phrases
musicalement triviales. En somme, Wagner peut prendre une grande
importance au théâtre et je suis certain qu'il possède le courage néces-
saire. Les moyens techniques, par exemple l'instrumentation, sont tout
à fait remarquables, incomparablement plus sûrs qu'auparavant. II a
déjà fait un nouveau livret, Lohengrin. »
Schumann, dès cette époque, avait presque entièrement renoncé à
rédiger des études critiques de longue haleine, mais qu'une œuvre
musicale le frappât en bien ou en mal et, sitôt rentré chez lui, il
notait rapidement son impression sur des tablettes journalières : ces
brèves mentions, éparses de 1847 ^' i85o, forment comme un Carnet
théâtral. Or, on y lit à la date du 7 août 1847 : « Tannhœuser, de
Richard Wagner. — 11 est impossible de parler de cet ouvrage en
peu de mots. Ce qui est hors de doute, c'est qu'il a la couleur d'une
œuvre de génie. Si Wagner avait autant de mélodie que d'ingéniosité,
yC, RICHARD WAGNFR
il serait l'homme privilégié de son temps. Cet opéra fournirait matière
à quantité crobservations ; il mérite bien que je me réserve cette tâche
pour plus tard'. » Il n'y revint jamais. Et d'ailleurs son opinion ne
tarda pas à se modifier au sujet de Richard Wagner, car il écrivait
dans une lettre de i853 : « Wagner n'est pas, si je dois dire la chose
en peu de mots, un bon musicien : il lui manque le sentiment néces-
saire de la forme et de la beauté du son... En dehors de la représen-
tation, sa musique est pauvre ; c'est de la musique d'amateur, vide et
déplaisante. » Spohr et Schumann changeaient d'avis en même temps,
mais à rebours'.
Wagner, recherchant dans son esprit les causes de cet échec,
en arriva à penser que l'éducation artistique du public, gâté par des
productions sans conscience, était entièrement à refaire et qu'un homme
ordinaire y réussirait mal, qu'il fallait, pour tenter l'entreprise avec
chance de succès, avoir la protection d'un puissant de la terre, d'un
prince ou d'un roi. Justement, il y avait alors sur le trône de Prusse
un souverain épris des beaux-arts, de la musique en particulier, très
accessible aux idées nouvelles et très respectueux des chefs-d'œuvre
du passé, doué de plus d'une mémoire extraordinaire et qui embarras-
sait ses maîtres de chapelle lorsqu'il leur demandait à l'improviste
d'exécuter certains fragments de vieux maîtres oubliés de tous, mais
non de lui : c'était le roi Frédéric-Guillaume IV. Richard Wagner
pensa que le souverain qui mettait la musique en tel honneur dans ses
Etats, qui avait appelé à Berlin Meyerbeer et Mendelssohn, qui avait
commandé à ce dernier les chœurs cVAiitigone, afin de restaurer la
tragédie antique, apporterait quelque sympathie, au moins quelque
curiosité à l'examen de nouvelles idées musicales, et qu'il les aiderait
peut-être à prévaloir. Donc, sans être arrêté par le récent insuccès
du J^ûisscdii fantôme à Berlin, c'est de ce côté qu'il tourna tous ses
cfiorts, s'adressant d'abord à l'intendant du théâtre royal, puis mon-
1. Cet (.'loge est d'autant plus frappant sous la plume de Schumann que, trois mois plus tut, il
avait juge' très sevèreinent les retouches ope'recs par Richard Wagner sur Ipliif;cnie en Aulide. Il avait
entendu la tragédie lyrique de Gluck ainsi arrangée, le i5 mai, et voici ce qu'il écrivait sur scn Canict
ihéatral au sortir de la représentation : « ...C'est Richard Wagner qui a mis l'œuvre en scène : les
costumes et les décors sont dignes des interprètes. 11 a même ajouté k la musique, à ce que j'ai cru
remarquer çà cl là. .le dirai plus : tout le tinale : Nach Troja (Vers Troie) est de son invention. Cela
passe vraiment la permission. Glucii aurait pcut-Otrc lo droit d'en user de même avec l'opéra de
Richard Wagner et d v pratiquer force retranchements et coupures. Que pourrais-je dire de l'œuvre
en elle-même.- Aussi longtemps que durera le monde, une pareille musique brillera toujours et ne
Aieillira jamais... » Ce sont là critiques fort sensées et que Richard Vi'agncr ne pardonna j;.mais à
Schumann.
2. En février 1^46, l'ouverture de Taiiiiluvuxer fut exécutée à Leipzig sous la conduite de Men-
delssohn, « qui la dirigea, dit M. Glasenapp dans son ouvrage écrit sous l'inspiration de \\'agner, avec
la médiocre sympathie qu'il a toujours ressentie pour les efforts de Wagner. S'il est vrai qu'il ait
eu l'intention de montrer là cette ouverture comme un modèle à fuir, on peut assurer qu'il v a réussi 1..
le compliment vaut son prix.
Kl cil A RI) WAGXRR
tant jtisqirà IMntcndant de la musique de la cour, 11 faut le laisser
raconter quelles réponses il reçut de ces deux seigneurs : « Je fis, dit-il,
des dc'marches pour la propagation de mon opéra et jetai particu-
lici-ement les regards vers le théâtre de Rerlin ; mais je reçus un refus
REP KESENTATION DE (l TANNH.EUSER », A HRESnE.
(Acte III, scène dernière.) — Mise en scène conforme à l;i reprise de 1S17.
formel de l'intendant des théâtres royaux de Prusse. L'intendant géné-
ral de la musique de la cour paraissait mieux disposé : par son inter-
médiaire, je fis solliciter le roi pour qu'il voulut bien s'intéresser à
l'exécution de mon ouvrage et demandai la permission de lui dédier
la partition de Tanuhœiiscy. 11 me fut répondu officiellement que le roi
78 RICHARD WAGNER
n'acceptait jamais la dédicace d'un ouvrage sans le connaître ; mais
qu'attendu les obstacles qui s'opposaient à l'exécution de mon opéra
sur le théâtre de Berlin, on pourrait le faire entendre au roi si j'ar-
rangeais quelques morceaux pour musique militaire, lesquels seraient
joués à la parade. Je ne pouvais être plus profondément humilié ni
reconnaître avec plus de certitude quelle était ma véritable position.
Désormais, toute publicité d'art avait cessé pour moi. »
Cela est bon à dire après coup ; mais un artiste véritablement
convaincu de son mérite et de la force d'une idée nouvelle a-t-il
jamais désarmé devant le public ? Une telle faiblesse ne convient quà
des compositeurs sans conviction, sans conscience, et Dieu sait s'ils
sont nombreux dans le monde! Au lieu de se lamenter sur son échec,
Wagner, tout en projetant une nouvelle œuvre où il pût développer
ses facultés créatrices et innovatrices, — ce sera Lohengrin, — s'occu-
pait aussi de retoucher Tanuhœusev et de l'améliorer : il y tâchait du
moins. Tannhœiiser, dans sa forme première, différait par deux points
capitaux de l'ouvrage qu on entendit à Paris en 1861. D'abord, la scène
initiale du Venusberg, si médiocrement rendue par M™" Schrœder,
était loin d'avoir les développements que Wagner lui donna tout exprès
pour nous; de plus, la conclusion de l'ouvrage était fort écourtée :
on ne voyait ni Vénus, ni le convoi funèbre d'Elisabeth. Tannlieeuser
restait seul en scène avec Wolfram, et la lutte entre la volupté païenne
et la vertu chrétienne qui se disputent son cœur n'était indiquée
que par le flamboiement lointain de la grotte de Vénus et par le glas
des morts que sonnent les cloches de la Wartbourg : Wagner modifia
et développa cette scène finale dès la seconde révision de son opéra,
terminée en septembre 1846, mais, avant qu'il eût achevé cette refonte,
il avait éprouvé un double plaisir. D'abord, étant allé à Cassel, il y
avait rencontré le vieux Spohr, que la lecture de Tannha'user avait
confirmé dans la haute idée qu'il avait conçue du talent de Richard
Wagner après la représentation du Vaisseau Jajitôine ; ensuite, une
reprise effectuée à Dresde même en 1846 avait commencé à mettre
en lumière les beautés de la partition de Tannhœuscr . Aussi, lorsque
l'opéra reparut en 1847 avec la conclusion développée à loisir, trouva-t-il
un accueil de plus en plus favorable auprès des amateurs. La presse,
elle, ne désarma pas et soutint que l'ouvrage était toujours aussi
mauvais ; mais le véritable public se montra, par instants, si chaleu-
reux, que Wagner eut alors la persuasion que, sans la critique, il
arriverait aisément à faire adopter son nouveau point de vue et ses
créations les plus personnelles par tous les gens sincères et non pré-
venus.
RICHARD WAGNER ^^
Si humilié que Wao^ncr eût ctc de la proposition qu'on lui faisait à
Berlin de juger son Tannhœuser sous forme de musique de parade, il
n'en avait pas moins, par besoin d'argent, renouvelé ses sollicitations en
les faisant appuyer par Meyerbeer, et le roi de Prusse avait fini par
désigner Rieiiii pour la représentation de gala qu'on devait donner le
jour anniversaire de sa naissance, i5 octobre 1847. L'auteur se rendit
à Berlin dès septembre afin de diriger les études : il reçut un accueil
assez tiède, et des attaques personnelles, des insinuations malveillantes
parurent aussitôt dans les journaux, qui faisaient mal augurer du résultat
final. Au théâtre, il était content du zèle de l'orchestre et du talent
des chanteurs : Pfister dans Rienzi, M"' Tuszek (Irène) et M'"^ Schlegel-
Kœster (Adriano) ; mais il ne réussissait toujours pas à se concilier la
direction et la presse. En outre, il commençait à être piqué de la
tarentule des discours, depuis qu'il avait parlé sur le cercueil de Weber,
et ses allocutions n'étaient pas toujours heureuses. A la répétition
générale, voulant remercier le personnel, et particulièrement l'or-
chestre, il s'échappa à dire que Rienzi était une œuvre de débutant, dont
il répudiait la tendance, et qu'on ne devrait pas juger de son idéal
actuel par cette production totalement manquée, qu'il avouait lui-même
être « un péché de jeunesse ». La représentation, retardée par une
indisposition de M"' Tuszek, ne put avoir lieu que le 26'. Me.yerbcer,
à ce que Wagner assure, était parti en hâte quelques jours auparavant,
et le roi, qui avait pourtant désigné l'opéra, n'avait pas daigné venir.
Cependant, la salle était comble, malgré les doutes et les opinions
préconçues du monde des journalistes; l'ouverture, il est vrai, fut reçue
assez froidement, mais le compositeur, qui dirigeait l'exécution, fut
rappelé après le second acte et surtout à la fin du spectacle. 11 y avait
probablement dans ces rappels plus de civilité que d'enthousiasme réel,
et dès le lendemain les journaux traitèrent fort mal l'ouvrage en
s'appuyant sur le propre aveu de l'auteur, en lui reprochant de manquer
de mélodie, de forme arrêtée, d'avoir une orchestration bruyante, etc.
Et c'en fut fait à Berlin de Rieii^i, parce que l'auteur n'avait pas su se
taire. Une allocution maladroite avait causé tout le mal, et plus d'une
fois, par la suite, on verra l'orateur, en 'Wagner, compromettre ainsi
le musicien.
Du Vaisseau fantôme à Tannhœuser, il y avait un progrès très
notable en ce sens que 'Wagner se dégageait de plus en plus des
formes de l'opéra conventionnel, tel que les plus grands maîtres à son
I. Est-ce bien là la raison véritable, et n'y avait-il pas de politique sous roche: On dit aussi que
la direction avait trouvé dans Rie)i:(i certaines expressions politiques dangereuses : liberté, frater-
nité, etc., qu'on aurait pu souligner à la représentation, et qu'elle avait préféré donner un autre opéra
pour l'anniversaire du souverain, en repoussant Rie>i:;i à la fin du mois.
8y lUCHARU WAGNER
sens, Gluck et Weber, Favaient traité. Certes, Gluck et VVeber, aussi
bien que Beethoven, ont grandement aidé au développement du génie
de Wagner ; mais il ne faut rien exagérer, surtout en ce qui concerne
le premier, et ne pas aller jusqu'à dire que Richard Wagner n'a rien
imaginé que Gluck n'eût fait ou indiqué avant lui. Pour soutenir
proposition pareille, il faudrait navoir jamais mis une partition de
Wagner en regard d'une de son illustre devancier, car elles diffèrent
entre elles comme le jour et la nuit. Gluck n"a modifié en rien la
forme générale de l'opéra; lair en demeure l'élément essentiel et les
airs, duos, trios, chœurs et divertissements s'y succèdent le plus sim-
plement du monde; en outre, il avait souvent en vue l'effet vocal
pur ; il répétait alors les paroles sans contrainte et se souciait si peu de
l'unité de conception entre la poésie et la musique qu'il réappliquait
de vieux airs italiens sur des paroles françaises sans aucun scrupule,
aussitôt que cela devenait possible : en fait, c'est seulement par la
puissance et le nerf de sa déclamation que Gluck a agi sur Wagner.
En ce qui concerne Weber, Wagner a expliqué lui-même, avec le
respect qu'il avait pour son maître d'élection, par quels points il croyait
dilférer de lui. « On ne peut le nier, le sentiment décourageant du
caractère propre au vrai public d'opéra est ici d'un poids capital, et
ce caractère finit toujours par devenir, chez l'artiste d'une nature faible,
la considération décisive. On me disait que Weber lui-même, ce pur,
ce noble, ce profond esprit, reculait de temps en temps eftVayé devant
les conséquences de sa méthode si pleine de style; il conférait à sa
femme le droit de « la galerie )', selon l'expression dont il se servait;
il i5e faisait faire par elle, dans le sens de « cette galerie «, toutes les
objections possibles à ses idées, et elles le déterminaient parfois, en
dépit des exigences du style, à de prudentes concessions. Ces conces-
sions que mon premier modèle, mon vénéré maître Weber, se croyait
encore obligé de faire au public d'opéra, vous ne les rencontrerez
plus, je crois pouvoir m'en flatter, dans mon Taiinhaniser, et ce que
la forme de cet ouvrage a de particulier, ce qui le distingue peut-être
le plus de ceux de mes devanciers, consiste précisément en cela. «
f*^n puisant le sujet de son drame dans une légende allemande qui
se rattachait à l'institution nationale des chevaliers chanteurs d'amour,
des Minnesinger, Richard Wagner était bien resté fidèle à ses préfé-
rences pour le mythe, puisque le fond de cette naïve et pieuse
légende exprime la lutte de l'amour charnel personnifié par Vénus
et de l'amour idéal représenté par la chaste Elisabeth. Un chevalier
de 'l'huringe, Tannhœuser, s'est laissé entraîner dans l'empire souter-
rain lie la divinité pa'ienne, le \'cnusberg. La déesse l'enivre de
^ ^ ''--■*»»ô?lgî3^
RICIIAKI) \VA<;NKR 8i
plaisirs et déploie mille séductions pour le retenir; mais Tannhaîuscr
a senti s'éveiller en lui le souvenir de sa jeunesse ; le remords Ta
saisi. 11 résiste aux dernières supplications de Vénus, qui lui prédit
que t(k ou tard il reviendra vers elle, et s'enfuit. Tannli^cuser se trouve
transporté sur terre dans une riante vallée : on entend au loin le
chant des pèlerins qui s'en vont à Rome implorer du Saint-Père le
pardon de leurs fautes. Surviennent des chasseurs qui reconnaissent
Tannhxuser; ce sont ses amis, les chevaliers-poètes, c'est le landgrave
de Thuringe. On le questionne, on lui demande pourquoi il a quitté
ses frères et d'où il vient : Tannhœuser répond vaguement (|u"il a
commis une grande faute et qu'il doit l'expier en fuyant tous ceux
qu'il aime. « Oublies-tu donc Elisabeth, lui murmure à l'oreille son
ami Wolfram, Elisabeth, la nièce du landgrave, qui, depuis ton départ,
a perdu toutes les grâces, tout l'enjouement de la jeunesse? « A ce
nom chéri qui lui rappelle un passé bien heureux, Tannha;user cède et
retourne avec ses amis à la cour du landgrave. — Voici la grande salle
de la Wartbourg. Tannhieuser, conduit par Wolfram, y rencontre
Elisabeth, qui, à l'approche de la fête nouvelle, évoquait en son
souvenir les tournois passés, dont TannhcUuser sortait toujours vain-
queur : la reconnaissance et le raccommodement se font vite entre les
deux amants. Alors commence la fête solennelle des chantears. En
présence des hauts seigneurs et grandes dames de la l'huringe, le
landgrave ouvre le concours et déclare qu'Elisabeth, de sa main,
récompensera celui des poètes qui aura le mieux « pénétré le mystère
du pur amour ». W'olfram d'Eschenbach entre le premier en lice et
chante l'amour idéal. Mais Tannhteuser, qui subit encore la domina-
tion de Vénus , relève le défi et célèbre une passion moins nuageuse.
Walther se lève et riposte à Tannha^user; alors celui-ci, enflammé
par le souvenir du Venusberg, reprend son hymne avec un enthou-
siasme croissant. L'assemblée se lève indignée, les femmes s'enfuient,
les chevaliers tirent l'épée et se précipitent sur l'audacieux chanteur.
Elisabeth, seule, le défend contre tous. Elle obtient enfin qu'on lui
laisse la vie sauve, mais elle-même renonce à l'amour de celui qui
n'est plus digne d'elle et le repousse. Le landgrave chasse l'impie
et l'engage à se joindre aux pèlerins dont on entend retentir les
derniers accents dans la vallée. « A Rome ! » s'écrie Tannhieuser,
secouant soudain son hallucination et mesurant d'un regard l'abîme
de maux où l'a jeté le pouvoir de Vénus. - — • Au commencement du
troisième acte, Elisabeth est agenouillée aux pieds de la Vierge : elle
implore avec ferveur le salut de Tannhauser. Les pèlerins reviennent
de Rome et Tanubceuscr ne se trouve pas avec eux : la jeune iillc.
82 RICHARD WAGNER
alors, se retire à pas lents. TannhaîLiser arrive le dernier, pâle, épuisé
de fatigue et succombant sous le poids du remords. 11 rencontre
Wolfram et lui retrace son voyage en termes désespérés : le pape
n"a pas exaucé sa prière. « Où vas-tu ? — Au Venusberg. » Alors
apparaît Vénus, qui veut reconquérir le pécheur ; mais Wolfram le
letient et lui montre le corps d'Elisabeth qui vient de se donner la
mort. Le christianisme l'emporte sur la volupté païenne, et Tannhtuuser
expire auprès de la pure victime en s'écriant : « Sainte Elisabeth, priez
pour mol ! »
Ce drame, dans sa simplicité grandiose, offrait une variété de tableaux
favorable à Finspiration du musicien; de plus, étant d'un caractère
élevé, surhumain, presque mystique, il exaltait l'âme au lieu de rabaisser
l'esprit sur des accidents purement terrestres : autant un pareil sujet
devait dérouter le public pris en masse, autant il avait dû captiver le
novateur, dont il justifiait toutes les préférences pour les poèmes légen-
daires. « La légende, écrira-t-il plus tard dans sa Lettre sur la
musique, à quelque époque et à quelque nation qu'elle appartienne, a
l'avantage de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette
nation ont de purement humain, et de le présenter sous une forme
originale très saillante et dès lors intelligible au premier coup d'œil
Le caractère et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter
Icsprit dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusquà la pleine
clairvoyance, et l'esprit découvre alors un nouvel enchaînement des
phénomènes du monde que ses yeux ne pouvaient apercevoir dans
l'état de veille ordinaire. » 'Voilà pour le poème. En ce qui concerne
la musique, est-il quelque chose de plus beau que cette ouverture
où les deux éléments du drame entrent en lutte avec tant de violence,
ou que le tableau du Venusberg, tel qu'il fut refait pour Paris? Et
tout ce qui vient après : la jolie chanson du pâtre avec le chœur du
départ des pèlerins, puis le grand septuor des chevaliers, n'est-il pas
pour compléter à souhait cet acte admirable: Le second acte, en
conscience, est inférieur aux deux autres. L'entrée d'Elisabeth et le
début de son duo avec Tannliieuser sont encore remarquables ; mais
l'allégro qui suit est vraiment par trop banal. 11 y a de superbes pas-
sages dans le tournoi des ))oètcs, comme le chant d'orchestre au
moment où les pages font asseoir les seigneurs, ou l'imploration d'Eli-
sabeth se jetant au devant des épées, ou encore la conclusion avec le
chœur des pèlerins dans le lointain; mais la scène du concours en son
ensemble est monotone, et il ne paraît pas que l'auteur y ait réalisé
cette fusion de la musique et de la parole, qui devait être à ses yeux
la condition essentielle du beau musical : le souille en est puissant.
KIClIAUn WAGNi: R
s:i
mais uniforme, et le caractère y fait défaut, alors que tout l'intérêt
devrait provenir du contraste et de Topposition des divers chants
d'amour improvisés par les trouvères. Le troisième acte, en revanche
est d'un bout à l'autre une conception de génie, une création tellement
supérieure, que l'auteur, depuis, a |)u l'égaler, mais non la surj^asser.
^l'el qu'il est, et malgré les imperfections du deuxième acte,
Taiinhœuser laisse entrevoir nettement où tend l'auteur et fait éclater
déjà le moule de l'opéra. Quoique les formes du genre y persistent
en plusieurs endroits, surtout dans le finale du premier acte et
dans le duo entre Elisabeth et Tannhituser, Wagner pouvait à bon
droit se flatter d'avoir produit une œuvre aux trois quarts personnelle
et d'avoir fait, victorieux ou non du public, un grand pas en avant de
son maitre "Weber, de ce 'Weber qui, lui aussi, avait aspiré au drame,
au moins par Euryanthe, et qui, dans sa prédilection pour les vieilles
légendes populaires, avait pressenti qu'il deviendrait possible un jour
de créer de toutes pièces un opéra allemand. On l'a dit avec raison :
"Wagner, dans ce dernier opéra, commençait là juste où Weber avait
fini.
^■'4
MAISON liK KICHAUI) WAGNER, A BAYKEUTH.
CHAPITRE VU
LOHENGRIN A WEIMAR
'kst durant un séjour trété qu'il fit aux eaux de
Marienbad en 1845 — soit deux ou trois mois
avant l'apparition de Tannhœiiser — que Richard
Wagner esquissa le plan de Lohengrin. Il était
alors fort heureux d'en avoir fini avec Taniihcvuser ;
il attendait un prochain succès réparateur et, pour
la première fois depuis longtemps, il se laissait
aller à sa gaieté naturelle en suivant le cours de
riantes idées. Justement, ses amis lui conseillaient de traiter un sujet
moins triste, qui pût facilement plaire au public, et, comme il avait
la tête encore pleine de Tannliœuser, l'idée lui vint d'en faire une
contre-partie coniique en transportant la corporation des iMaitres
Chanteurs de Nuremberg sur la scène, en opposant aux tournois
poétiques des nobles Minnesiuger les concours pédantesques des bour-
geois de Nuremberg. De plus, comme il était toujours disposé à
s'identifier avec ses héros, il aurait eu plaisir à s'incarner dans
Hans Sachs, le dernier représentant de la poésie populaire, et dans
le chevalier Walter, le poète à l'inspiration de flamme, tandis que ces
l^édants bornés auraient figuré les musiciens dont les plates productions
lui barraient la route et les sots critiques qui le traitaient du haut de
leur ignorance. Il ébaucha donc le canevas des Maîtres Chanteurs,
mais il y renonça presque aussitôt, soit que le sujet fiit réellement
trop gai pour l'état actuel de son esprit, soit qu'il n'eût pas encore
assez d'ironie à déverser sur ses détracteurs; — - et il revint à Lohen-
grin.
Il connaissait depuis longtemps la légende du Chevalier au Cygne;
il l'avait lue à Paris en même temps que celle de Tannhœuser et il ne
l'avait pas goûtée davantage : il la rangeait dans un genre artificiel,
celui des poèmes romantico-chrétiens, mais, quand il l'examina de plus
près, au moment d'abandonner les Maîtres Chanteurs, il reconnut dans
Lohengrin un mythe antérieur au christianisme et dont le point de
départ était, non pas dans le surnaturel, mais dans le cœur même
de la femme; il s'en éprit dès lors autant qu'il l'aimait peu aupara-
vant. Comme il le dit lui-même, il puisa le courage d'entreprendre un
RICHARD WAGNER 83
nouvel ouvrage où il pousserait encore en avant et se détacherait de
plus en plus des opéras courants, précisément dans le sentiment qu'il
avait de son complet isolement en face d'un public rebelle, puisque
l'aide qu'il avait pensé trouver auprès d'un souverain intelligent venait
de lui échapper. Cela marquait chez lui une tournure d'esprit bien
étrange, mais aussi une ténacité rare et une disposition particulière à
refléter dans ses héros les impressions mêmes de son cœur. Quand il
avait composé le Vaisseau fantôme, il soupirait lui-même après la
femme idéale, après la patrie absente, souveraine réparatrice de tous
les maux soufferts, ainsi que le Hollandais, ballotté sur la mer
immense, soupire après la femme qui doit le racheter de la damnation
éternelle; en écrivant Tauuhaniser, il avait symbolisé la lutte qui
venait de s'élever dans son cœur et dont il était sorti vainqueur, comme
son héros, en sacrifiant les plaisirs charnels à la douce jouissance de
la conscience satisfaite et de l'idéal entrevu ; dans Lohengrin , il
allait s'élever plus haut dans les régions éthérées, vers les cimes
radieuses, toujours comme son héros, alors que tout le monde, et
le public, et la presse, et ses amis s'efforçaient de le faire redescendre
à leur niveau, a En vérité, dit-il, Lohengrin est une apparition entière-
ment nouvelle; elle ne pouvait surgir en aucun autre temps que
celui-ci, et seulement des dispositions d'esprit et de l'intuition que
pouvait avoir de la vie un artiste qui, s'étant trouvé précisément dans
ma position, en fût arrivé au point de son développement où j'en étais
du mien, quand ce sujet m'apparut comme la tâche nécessaire qui
s'imposait à moi'. » En d'autres termes, il composa Lohengrin et
s'éleva du coup au chef-d'œuvre absolu, absolu selon les idées qu'il
avait alors, parce qu'il y était invinciblement poussé par une force
mystérieuse, en dépit de toutes les attaques ou remontrances, et
qu'il ne pouvait pas faire autrement que d'obéir à ce démon intérieur.
Wagner disposa les situations et caressa les principaux motifs
musicaux de son drame pendant tout l'hiver de 1845, immédiatement
après l'échec de Tannhœuser, si bien qu'il put en commencer la
musique au mois de septembre 1846, tandis qu'il était en villégiature
à Grosgraufen, près de la résidence royale de Pilnitz. De même que
pour le Vaisseau fantôme, il avait, d'instinct, commencé par la ballade
de Senta, qui devint le pivot musical de la partition ; de même, et
cette fois de propos délibéré, il entama Lohengrin par le troisième
acte et composa d'abord le récit du Saint-Graal, sur lequel il voulait
bâtir tout son ouvrage. Entre temps survint la première reprise de
Tannhœuser, et, comme elle réussit un peu mieux, il n'en eut que
I. Riiliard Wagner d'après lui-mcmf, par M. Georges NourtlarJ, p. 21?.
Sr, RICHARD WAGNER
plus de cœur au travail. Il s'absorbait si fort dans la composition de
Lohengrin , qu'il rêvait de s'isoler du monde afin d'obtenir le recueille-
ment nécessaire : aussi pendant l'été de 1S47 se ménagea-t-il une
solitude absolue au vieux palais Marcolini, de façon qu'il put terminer
l'introduction dès le 28 août; il employa l'hiver et le printemps qui
suivirent à tout instrumenter. C'était quelque chose assurément que
d'avoir achevé sa partition ; mais il restait à la faire paraître, à la
faire représenter. Or, ni l'éditeur Meser, qui avait public sans profit
ses trois premiers opéras, ni l'intendant royal, qui les avait montés,
ne paraissaient disposés à se mettre encore en frais. Si bien que les
bons amis de l'auteur allaient répétant que l'infortuné Meser, qui
logeait au premier avant Rieii^i, et qui avait dû monter d'un étage à
chaque opéra, n'avait plus qu'à s'installer au grenier s'il voulait publier
Lohcngri)i ; l'on assurait aussi, qu'à l'approche du chef-d'œuvre, le prix
des cordes d'instruments subissait une hausse sensible : toutes plaisan-
teries charitables qui couraient Dresde et se colportaient jusque dans
les journaux de Vienne. L'intendant royal, cependant, finit par céder,
mais non l'éditeur, auquel Wagner était redevable d'assez grosses
sommes pour leurs marchés antérieurs, et c'est la puissante maison
Breitkopf et Hasrtel qui, moyennant quelques centaines de thalers,
acquit la propriété de Lohengrin.
'Wagner avai: dès lors d'autres projets en tête : il hésitait entre un
Siegfried, sujet purement mythique, et un Frédéric Barberousse\ sujet
absolument historique ; autrement dit, il s'élevait dans son esprit un
conflit suprême entre l'histoire et la légende. Il penchait d'abord pour
• Barberousse avec l'intention d'en faire un drame récité, sans musique;
mais il connut bientôt que pour placer la grande figure de Barberousse
sous son jour véritable il fallait réunir tant de faits saillants qu'il ne
resterait plus de place pour le drame proprement dit, tandis que s'il
essayait de traiter son sujet librement, en employant les procédés du
mythe, il détruisait complètement l'histoire et enlevait tout caractère
propre à son héros. Il en conclut donc que, pour employer la
forme mythique de la façon la plus parfaite, il fallait répudier tout
compromis et prendre un mythe véritable. Une fois bien pénétré de
cette double pensée que le drame idéal ne dei'ûit pas être historique
et qu'il devait être musical, il rejeta complètement Frédéric Barbe-
rousse, et, dans l'automne de 1848, il écrivit le poème de la Mort de
Siegfried. Il l'écrivit en vers allitérés, car il avait des idées à lui sur
T. Des études histcniques faites en vue de Barberousse, il ne résulta qu'un curieux essai : Die
Vi'ibeUiiigen, histoire du monde d'après la tradition, originairement destiné à un drame en prose, et
traitant des points de contact de l'histoire avec le mythe; il fut écrit en iS4Sct publié à Leipzig
en iSSi).
R I ( : 1 1 A U D W A G N i: K y_
la langue et s'était bâti tout un système de versification, tenant que
Fallitcration n'est rien moins que la force e;cnératrice du lano-ao-e et
que la musique, avec son aide, atteindiait à une richesse, à une variété
infinies; il prétendait aussi qu'il aurait dû renoncer à son Siegfried s'il
n'avait pu mettre en sa bouche d'autres vers que ceux d'un commun
usage. U trouvait dans l'allitération, accentuant fort le rythme, une
véritable mélodie de langage d'où découlait tout droit la mélodie musi-
cale équivalente, etc., et c'est ce qu'il essaya de réaliser dans la
Mort de Siegfried, mais sans résultat décisif, car il en va de l'allité-
ration comme de la rime : elle s'atténue e.xtrcmement quand les vers
sont mis en musique, ainsi qu'on peut s'en convaincre en écoutant
les Nibelitngen '.
En 1848, Richard "Wagner fit entendre à Dresde un fraoment
capital de Lohengriu, tout le premier finale, dans un concert donné le
22 septembre, à l'occasion du troisième centenaire de la fondation de
la chapelle royale. A la fin de la fête, il y eut naturellement un him-
quct et "Wagner y fit un petit discours où il exprimait déjà cette
pensée, tant de fois répétée depuis, que le théâtre avait un devoir :
encourager exclusivement la production artistique nationale ; un but :
aider à féducation, au relèvement du peuple pour et par la patrie alle-
mande. Ainsi tout marchait régulièrement, et, après l'audition de cette
page importante en public, Lohengrin aurait été tranquillement joué à
Dresde, ainsi que l'avaient été Rien{i, le Vaisseau fautonie et Tauii-
luviiscr, s'il ne s'était produit un grand bouleversement politique. 11
faut dire que Richard "Wagner, peut-être sous l'influence des théories
subversives qu'il avait puisées dans les Universités, mais aussi parce
qu'en sa qualité de réformateur il n'était jamais content de ce qui
existait, était très porté vers les idées révolutionnaires. Non pas qu'il
eût des convictions réfléchies, arrêtées; mais parce qu'il était très
misérable, criblé de dettes, traqué par ses créanciers ; il attendait
donc d'un changement politique une amélioration subite pour lui-même
ou la réalisation immédiate de ses projets plus ou moins chimériques.
11 noircissait déjà beaucoup de papier; il avait mis au jour un essai
sur la réorganisation du théâtre de Dresde et du Conservatoire de
Leipzig, qu'il voulait transporter sans plus de façon à Dresde : on
I. RiLli.uJ Wagner a voulu rcpioduiie ici les vci's allilcrcs Icis qu'il les lroii\ait dans les (xicnics
lie l'ancienne Kdda. l'ius tarJ, dans Tristan, dans Parsifal, il cniploieia un int'Iange d'allite'ratioiis,
d'assonances et de rimes. L'allitération n'est autre chose que la répélilion d'une nicnic lettre ou de
plusieurs dans un seul vers. Le ce'lèbrc'vcrs de Racine : Sa croupe se recourbe en replis tortueux, est
un exemple d'allitération par l'j-. Cela s'étend à des syllabes similaires, ce qui est plutôt le cas de
\\'agner, comme dans ce jeu grammatical : Le rl^ tenta le rat, le rat tenté tdta le rij. L'assonance
est une consonnancc imparfaite, par exemple : j'aime et pleine, Iterbc et conserve, ou bien encore
iMuu ami l'icrrvt, prétc-moi ta plume pour écrire un nuit.
88 KICIIAIU) WAGNER
peut juger de lirritatioa qu'une telle proposition avait du soulever
chez les habitants de Leipzig. Un peu plus tard, lorsque, à la suite des
troubles produits en Allemagne par le contre-coup de la révolution
de 18.18 en France, un ministère d'opposition avait remplacé le minis-
tère Kœnneritz en Saxe, il avait adressé au nouveau ministre de Tinté-
rieur, Martin Oberlasnder, avec lequel il sympathisait, un long projet
de réorganisation du théâtre : il demandait qu'on séparât le budget de
l'Opéra de celui de la cour, et qu'on remplaçât par une dotation
annuelle prise sur le trésor public la subvention que le roi donnait
jusque-là sur sa bourse privée. Il rêvait de centraliser toutes les insti-
tutions d'art existant en Saxe, avec quartier général à Dresde ; il vou-
lait mettre le théâtre en état de guider le goût public au lieu de le
suivre, et, pour lui donner une direction tout intellectuelle, il le
transformait en une sorte de république artistique, soumise au régime
représentatif ; enfin il faisait de ce théâtre idéal comme une annexe
de l'Éolise et le rattachait au ministère des cultes.
De toutes ces belles propositions il n'était rien résulté, on ne les
avait pas même examinées, et Wagner, froissé du peu d'attention qu'on
prêtait à ce long travail, se tournait de plus en plus vers le parti révo-
lutionnaire; il frayait avec plusieurs de ses chefs, avec Semper,
directeur de l'école d'architecture, son ami de longue date ; avec Kichly
le philologue, avec Rœckel^ directeur d'un nouveau journal démocra-
tique ; il se laissait affilier à des sociétés secrètes et s'en allait
prononcer un grand discours dans le Dresdener Vateylandsverein, afin
d'imprimer à la révolution projetée un caractère plus artistique et moins
politique ; à quoi les chefs de parti répondirent en le traitant d'artiste
visionnaire et d'esprit creux. De son côté, il ne les jugeait pas beau-
coup plus favorablement et le leur laissait voir ; mais il n'en avait
pas moins reçu une réprimande des autorités, qui jugeaient qu'un
maitre de chapelle royale avait autre chose à faire que d'aller pérorer
dans les clubs. A cet instant de sa vie, isolé dans une société
qui ne pouvait le comprendre et n'ayant plus qu'à se retirer en lui-
même, il eut un instant l'idée de dépeindre son propre anéantissement
volontaire dans un drame de Jésus de Naiareth où Jésus n'aurait pas
été un Dieu descendu sur terre pour mourir, mais un homme heureux,
désireux de vivre, et que les bassesses de, ce monde dégoûtent à ce
point qu'il marche à la mort comme à une délivrance. Il ne poursuivit
pas cette idée de poème, d'abord, dit-il, parce qu'un tel Jésus aurait
été bien difficile à faire admettre, et puis parce qu'un tel diame aurait
été défendu par la censure aussi longtemps que la société n'aurait pas
subi un changement radical : dès lors, à quoi bon l'ébaucher?
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90 RICHARD WAGNER
Malgré la gêne où il se débattait, malgré les idées de rénovation
sociale et musicale, avec le théâtre pour base et le bonheur universel
pour but, qui bouillonnaient confusément dans sa tête, il ne serait
probablement pas allé plus loin, si le révolutionnaire russe Bakounine
n'était arrivé dans ce pays en fermentation. Celui-ci prit tout de suite
sur Wagner une grande influence et Tamcna à un tel degré d'exalta-
tion, que Tambitieux musicien, je tiens le fait de bonne source, adressa
certain jour une lettre au roi pour lui conseiller de proclamer lui-
même la République et de devenir ainsi le premier citoyen de cet Etat
libre. EnHn, le i"' mai 1849, lorsque le roi prononça la dissolution de
la diète saxonne et que les chefs du parti socialiste appelèrent le
peuple aux armes, Wagner n'hésita pas à prendre le fusil et à courir
aux barricades, ce qui étonna au plus haut point les gens qui savaient
combien il avait eu à se louer de la princesse Sophie, sœur du roi :
toujours l'influence de Bakounine. Les insurgés eurent d'abord le
dessus ; rar>enal fut pris, incendié, larmée régulière défaite et le roi
quitta la ville; mais, trente-six heures après, les troupes prussiennes
arrivaient, qui rétablissaient promptemcnt l'ordre, et Richard Wagner
prenait la fuite, ainsi que Semper et beaucoup d'autres : Bakounine
était arrêté.
Une fois hors de Saxe, Wagner s'en alla tranquillement à Weimar
demander asile à Liszt, avec lequel, oubliant sa première impression de
Paris, il s'était lié de solide amitié, quand celui-ci était venu donner
des concerts à Dresde : une grande conformité de tendances et de
tempérament les avait rapprochés pour jamais. Liszt, ayant pris sa
retraite à la cour de Saxe-Weimar, avait marqué son dévouement à
Richard Wagner en exécutant d'abord l'ouverture de Tannhœuser
(12 novembre 1848), puis l'opéra entier, le 16 février 184g, pour la
fête de la grande-duchesse régnante, et, comme il s'en vante à bon
droit dans une lettre adressée à Paris, au Journal des Débats, cette
petite capitale, toujours hospitalière aux belles et grandes choses,
avait fait la renommée de cet ouvrage dans toute l'Allemagne. Le
succès avait été décisif, et Wagner, à Dresde, en avait reçu la
confirmation sous la forme classique d'une tabatière en or. Accueilli
par Liszt à bras ouverts, le fugitif aurait volontiers prolongé son séjour
à Weimar, si, dès le 19 mai, il n'avait appris subitement, au cours
d'une répétition de Tannhœuser, que des ordres étaient partis de
Dresde pour arrêter, dans toute la Confédération Germanique, un
« individu politiquement dangereux », du nom de Richard Wagner.
En même temps, le Wochenblatt, de Francfort, publiait son signale-
ment : « Wagner, trente-sept à trente-huit ans, taille moyenne.
RrriHAru) wac.ner ^,
cheveux bruns, front dégagé, sourcils bruns, yeux gris-bleu, nez et
bouche proportionnés, menton rond, porte des lunettes. Paroles et
gestes rapides. Vêtements : redingote de bouckskin vert foncé,
pantalon noir, gilet de velours, cravate de soie, chapeau de feutre et
bottes ordinaires. » Il n'y avait pas de temps à perdre : Liszt
parvint à lui procurer un passeport et le conduisit jusqu'à Eisenach,
sur la route de Paris.
En s'éloignant, Wagner savait qu'il laissait un ami sûr pour veiller
sur son œuvre et la propager. « Un jour, a-t-il raconté, que j'étais
malade, misérable et découragé, mes yeux tombèrent sur la partition
de Lohengriu, que j'avais presque oubliée. Je reçus un coup dou-
loureux en songeant que ces notes ne résonneraient jamais, demeure-
raient comme mortes, et j'écrivis deux mots à Liszt. Il me répondit
en m'assurant que, malgré les ressources restreintes de Weimar, il
ferait les plus grands eiïorts pour me faire jouer. » Et Liszt tint
parole. Il se préparait alors à "Weimar de grandes fêtes pour l'inau-
guration de la statue de Herder, le 25 août, jour de sa naissance,
et aussi pour le 28 août, jour de la naissance de Goethe, dont on avait
célébré le centenaire l'année précédente avec un respect religieux.
Lorsqu'on en vint à discuter le programme de ces deux journées, qu'il
fallait fêter par quelque grande manifestation de l'art scénique, il fut
décidé qu'on exécuterait, le 25, le Prométhée enchaîné, de Herder,
dont Liszt écrirait la musique, et que, le 28, on représenterait, pour la
première fois, le dernier opéra de Richard Wagner.
Liszt, aidé du chef d'orchestre Genast, s'occupa aussitôt de préparer
l'exécution de Lohengrin conformément aux indications minutieuses
que lui envoyait son ami : c'était à ce point que, trois jours avant la
représentation, Wagner adressait encore des éclaircissements sur les
moindres jeux de scène. Ce fut un grand bonheur pour lui d'apprendre
que son ouvrage allait être exécuté sans aucune suppression ; mais
combien sa joie dura peu! Dès le lendemain de la première soirée,
arrivèrent de Liszt et de Genast les demandes les plus pressantes
d'autoriser quelques coupures. Wagner répondit par une lettre à
Genast, où, malgré la joie que lui cause une collaboration aussi
dévouée, il marque une résignation douloureuse et demeure persuadé
qu'on n'arrivera pas du tout, par ces mutilations, à intéresser davan-
tage le gros public ; d'ailleurs, il laissait ses amis libres d'agir à leur
guise, en insistant pour qu'en cas pareil on ne le consultât plus
jamais à l'avenir. Et, vingt ans plus tard, à propos de la représentation
des Maîtres Chanteurs à Berlin, il formulera le même vœu en ces
termes : « Comme ici, de même que la plupart du temps, je suis tout
92 RICHARD WAGNER
à fait impuissant, si ce mal devait se produire, au moins qu'on ne m"cn
dise rien ! » IJszt et Genast usèrent modérément de la permission,
mais ils en usèrent, et de là provient tout le mal que déplorent les
familiers du maître ; la tradition de ces coupures s'est conservée, et,
même au cœur de T Allemagne, on exécute encore aujourd'hui Lohen-
grin avec des suppressions tolérées, sinon consenties par Richard
Wagner.
Cette solennité musicale, à laquelle Liszt présidait, avait attiré un
nombreux concours à Wcimar; la presse étrangère avait répondu avec
empressement à l'invitation du célèbre artiste, et l'on marquait le
plus vif désir de juger l'ouvrage qu'il patronnait si chaleureusement.
La première représentation fut donnée au jour fixé, le 28 août i85o;
si ce ne fut pas un triomphe, au moins Toeuvre, remarquablement
rendue par M'"" Agthe et Faiztlinger (Eisa et Ortrude), par
MM. Beck, Milde et Hœfer (Lohengrin, Frédéric et le roi), reçut-elle
un accueil favorable. Au nombre des journalistes présents à Weimar,
se trouvait un écrivain français de marque auquel on avait adressé
une invitation, sans doute en raison de la première traduction française
qui! avait faite du Faust, de Gœthe : c'était Gérard de Nerval. En
décrivant ces fêtes dans la Presse, Gérard dut dire au moins quelques
mots de Lo/ieiign'u, et ce court jugement, si réservé, si peu autorisé
qu'il soit, a son importance, car c'est probablement le premier écho qui
ait retenti en France des succès de Richard Wagner, a ...On a donné
aussi ce jour-là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en trois actes,
de Wagner. La musique de cet opéra est très remarquable et sera
de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C'est un
talent original et hardi qui se révèle à l'Allemagne et qui n'a dit
encore que ses premiers mots. On a reproché à M. Wagner d'avoir
donné trop d'importance aux instruments et d'avoir, comme disait
Grétry, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l'orchestre ;
mais cela a tenu sans doute au caractère de son poème, qui imprime
à l'ouvrage la forme d'un drame lyrique plutôt que celle d'un opéra.
Les artistes ont vaillamment exécuté cette partition difficile qui, pour
en donner une idée sommaire, semble se rapprocher de la tradition
musicale de Gluck et de Spontini. Après Rien{i et avant Lohengrin,
Wagner avait déjà donné le Tannhœuscr, qui obtint un grand succès
à Dresde et ensuite à Weimar. Le dernier < opéra a paru un essai
moins heureux de l'idée qu'il poursuit, de l'alliance intime de la poésie
et de la musique. »
Et pendant ce temps-là, Wagner, retenu à Zurich, attendait avec
anxiété des nouvelles de Lohengrin. Un de ses élèves, Cari Ritter —
«.-^
^- — ^
RICHARD WAGNER EN l85 3.
D'après un portrait de ClùmeiUine Strocker-Escher, lithograpliié par Fr. Hanfstœngl.
(Communication de MM. Breilkopf et Hœrtel.)
04 RICHARD WAGNER
car il s'était mis à donner des leçons de composition — était allé à
Weimar pour lui rapporter les renseignements les plus précis sur
l'effet produit ; et Wagner ne se lassait pas de l'interroger, pour cher-
cher à se rendre compte de ce que son œuvre était devenue en
prenant corps sur la scène. En tout cas, ce seul Lohengrin, joué dans
la petite ville de Weimar en son absence, avait fait plus pour lui que
tous ses opéras précédents donnés dans la grande ville de Dresde ; il
touchait à la célébrité. Ceux-là mêmes qui n'avaient pas compris
grand'chose à Lohengrin n'en parlaient pas sans passion, sans inquié-
tude : on discutait beaucoup à ce sujet. Mais la polémique suscitée
par ses précédents ouvrages, et qu'il avait suffi d'un opéra pour
raviver, ne s'étendait pas encore hors des pays allemands. « Les musi-
ciens, dit-il lui-même alors, n'avaient pas d'objection à ce que je me
mêlasse de poésie, et les poètes ne répugnaient pas à confesser mon
talent de musicien ; j'ai eu fréquemment le pouvoir d'enflammer le public :
quant à la critique enseignante, elle m'a toujours maltraité. » Par tout
le reste de l'Europe, on ne connaissait absolument rien de lui', tandis
que Lohengrin faisait le tour de l'Allemagne et que dix grandes années
se passaient sans que l'auteur exilé pût avoir le bonheur de l'entendre :
« Vous verrez, disait-il à ses amis, que je serai bientôt le seul Allemand
qui n'ait pas entendu Lohengrin. «
Bien que manifestement issu de la même souche que Tannhœuser
et postérieur seulement de deux années, Lohengrin est une œuvre autre-
ment miire et complète que la précédente-. C'est l'expression la plus
haute, la plus riche de ce qu'on pourrait appeler le deuxième style de
Wagner. Tandis que Tannhœuser se rattache encore au Vaisseau fan-
tôme, et, par de rares morceaux, à la tradition de l'école, à l'opéra
français imité par Wagner dans Rienii, Lohengrin s'en sépare ouver-
tement, en même temps qu'il fait prévoir la puissante évolution de
pensée qui aboutira à Tristan et Iseult. Le poème de Lohengrin se
meut en pleine légende, sans nulle attache avec l'histoire, et les senti-
ments mystiques qui guident les personnages, les mobiles auxquels
ils obéissent, seraient tout à fait insuffisants pour bâtir un livret d'opéra
à la façon de la Muette ou de Robert ; mais ils amènent cependant
1. Le 24 novembre i85o, peut-être par contre-coup dos fêtes de Weimar, Seghers inaugurait à
Paris ses fameux concerts de Sainte-Ce'cile en donnant Touverture de Tannhœuser qui passait tout à
fait inaperçue, tant l'auteur était ignore chez nous.
2. Wagner sentait bien qu'avec Lohengrin il avait fait un grand pas en avant de Tannhœuser et
qu'il s'éloignait de plus en plus du goiît contemporain, car c'était surtout Donizetti qui régnait à
Dresde au temps de la composition de Lohengrin ; mais il ne s'exagérait p;is son mérite et disait
modestement dans une lettre écrite en 1847 : n .Te suis plutôt disposé à douter de mes talents qu'à les
surfaire, et je dois considérer mes entreprises présentes (Lohengrin) comme des expériences pour
répondre à cette question : V opéra est -il possible? » Et le plus curieux est qu'il disait vrai, puisque peu
après il caressa l'idée d'écrire un Barbcrnusse sans musique : étrange illusion d'un esprit universel.
lUCllARD VVA(;NER g5
des épisodes tendres ou dramatiques tels qu'un compositeur n"en saurait
désirer de plus beaux. On a remarqué qu'il existait, et Wagner lui-même
en convient, des analogies frappantes entre les deux poèmes tXEiiryanlhe
et de Luhengrin, qui empruntent à des légendes dilïérentes des carac-
tères et des situations à peu près semblables. Le comte de Telramund
et Ortrude ne sont-ils pas agités par les mêmes passions que Lysiart
et Eglantine ; Eisa et Lohengrin ne se trouvent-ils pas, comme
Euryanthe et Adolar, placés au milieu des mêmes situations poétiques
et chevaleresques; enfin le roi d'Allemagne, Henri l'Oiseleur, et le roi
de France innommé ne jouent-ils pas ici et là le rôle de juge et
médiateur? C'est à la fameuse épopée de Parsifal et Titurcl, dont l'auteur
est Wolfram d'Eschenbach, l'un des plus célèbres Miiincsitiger de la
fin du XII* siècle, qu'est empruntée la légende de Lohengrin ; et c'est
dans l'un des tournois de chanteurs donnés à la Wartbourg, comme
celui de Tannhœuser , que Wolfram chanta pour la première fois le
poème de Lohengrin, à la prière du landgrave de Thuringe, des dames
présentes et de son ennemi même, le magicien Klingsor, « lequel
cherchait à le tenter à mal et à le g-agner au diable en excitant son
envie et son orgueil par une science supérieure à la sienne «. Mais
Wolfram, soutenu par la Vierge, qu'il servait fidèlement, sortit vain-
queur de cette lutte avec le malin esprit.
Lohengrin, le Chevalier au Cygne, est fils de Parsifal, auquel a été
confiée la garde du Saint-Graal, ou Gréai, sur le mont Salvat ; or, les
pieux chevaliers chargés de ce saint office ne peuvent rester et agir
sur terre qu'autant qu'un événement quelconque ne les a pas forcés
de dévoiler leur mission divine et l'origine de leur force invincible.
C'est ainsi que Lohengrin descend des régions inaccessibles pour
défendre en champ clos Eisa, accusée d'avoir noyé son jeune frère,
l'héritier du Brabant, par l'ambitieux Frédéric de Telramund et la
femme de celui-ci, la haineuse Ortrude Ratbod ; mais, avant de tirer
répée pour Eisa, Lohengrin lui fait jurer qu'elle ne cherchera jamais
à le connaître. Eisa souscrivant à cette condition, Lohengrin croise le
fer avec Frédéric et le terrasse, mais il lui fait grâce de la vie. Tous
les seigneurs brabançons le saluent alors pour leur chef dans l'expédition
que l'empereur d'Allemagne prépare contre les Hongrois révoltés.
Frédéric, déshonoré et dépossédé de ses biens, juge la partie perdue,
mais Ortrude s'introduit en suppliante auprès de la généreuse Eisa;
elle s'insinue dans sa confiance et jette dans ce cœur candide les
premiers germes du doute et de la curiosité au sujet de son mystérieux
époux. Eisa résiste à ses suggestions, mais, au moment même où
elle va entrer triomphalement dans l'église, Frédéric somme son vain-
gô RICHARD WAGNER
queur de se faire connaître devant toute la cour, et Eisa supporte
déjà avec une impatience croissante le silence dédaigneux de son
défenseur. A peine sont-ils réunis tous deux dans la chambre nuptiale
qu'elle presse Lohengrin de questions pour lui arracher ce secret qu'elle
brûle de savoir; vainement celui-ci lui rappelle-t-il son serment solennel;
Eisa, dont l'esprit s'exalte à chaque nouveau refus, croit que son mari
va lui échapper, que le cygne blanc revient pour lui ravir son bien-
aimé. Au moment où ce trouble de l'esprit et des sens atteint son
paroxysme, Frédéric, caché par Eisa dans une chambre voisine, s'élance
pour frapper Lohengrin, mais celui-ci se retourne et tue son adversaire;
puis, voyant son bonheur à jamais évanoui, il ordonne qu'on revête
El:a de blancs habits et qu'on la conduise au tribunal du roi. Là,
devant toute la cour assemblée, il dévoile et son origine et sa mission ;
il explique l'ordre souverain qui l'oblige à partir, mais avant de
retourner au mont Salvat, il rend le jeune Godefroid à sa sœur Eisa,
car le cygne blanc, qui avait amené Lohengrin, n'était autre que le
jeune prince transformé en cygne par les maléfices d'Ortrude. Lohengrin
disparait à jamais et Eisa tombe sur le rivage frappée de mort.
Rien qu'à voir les principales lignes de ce poème, aujourd'hui connu
dans le monde entier, n'est-on pas frappé du grand nombre de situations
d'une rare puissance dramatique qu'il renferme et ne reconnaît-on pas
que c'est, en somme, la fable antique de Psyché, transportée au
Moyen-Age et fondue avec les légendes religieuses d'une époque de
ferveur et de foi? Ce qui frappe déjà à la lecture de la partition de
Lohengrin, mais ce qui est bien autrement saisissant à la représentation,
c'est la forme absolument nouvelle dans laquelle elle-, est conçue et qui
est de tout point conforme à la vérité la plus absolue. Chaque acte
forme dans son entier comme un vaste morceau symphonique, dont les
dessins d'orchestre varient à l'infini selon l'expression des scènes ou le
sentiment des personnages, mais sans se rompre en aucun endroit.
Au-dessus de cette trame orchestrale, dans cette atmosphère sonore qui
double la puissance de la voix et l'expression mélodique des phrases
chantées, chaque personnage déclame juste ce qu'il doit dire, jamais
moins ni plus, en un récit toujours très mélodieux et très élevé, mais
sans se répéter, sans presque jamais chanter avec un autre personnage,
car il est également contraire à la vérité que deux personnes parlent
ensemble, comme Grimm et Rousseau l'ont fait remarquer depuis
longtemps, ou qu'une seule redise plusieurs fois le môme refrain ainsi
qu'un exercice vocal. D'ailleurs, Wagner supplée d'une façon admirable
à ces répétitions inexplicables et inexpressives par des phrases caracté-
ristiques qui déterminent non seulement un personnage, mais une
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(^8 RICHARD WAGNER
situation, une scène tout entière, l'état même de l'àme à tel moment
donné, et qu'il fait reparaître, qu'il combine toutes ensemble avec une
aisance incroyable. Cette forme musicale entièrement nouvelle, et dont
rien ne peut donner une idée, doit causer une vive surprise à l'auditeur
le mieux préparé et Ton ne saurait exprimer l'effet produit en prenant
pour point de comparaison nos opéras ordinaires ; mais cependant il
semble impossible que tout esprit non prévenu ne soit pas frappé
d'admiration devant une œuvre où des éléments si divers sont maniés
avec une telle force de volonté et une telle puissance d'inspiration.
Chez nombre de gens, plus lents à comprendre ou à s'émouvoir, l'admi-
ration sera plus longue à venir, mais elle viendra sûrement et n'en sera
que plus réfléchie, plus inébranlable.
« 11 est impossible, dit Liszt dans une brochure écrite peu de temps
après la représentation de Lohengrin, d'apprécier cet ouvrage avec
justice si l'on veut y chercher l'ancienne facture d'opéra, les divisions
accoutumées des morceaux de chant, la distribution reçue des airs,
romances, soli et tutti, en un mot toute l'économie adoptée pour
faire valoir les chanteurs et les mélodies, dans une proportion souvent
arbitraire en faveur des premiers. 'Wagner abjure solennellement toute
prise en considération des exigences habituelles de prima donna assoluta
ou de basso can tante. A ses yeux, il n'y a pas de chanteurs, il n'y a
que des rôles; si bien qu'il trouve parfaitement simple de faire garder
le plus complet silence à une première cantatrice durant tout un acte,
où sa présence, eflfectivement nécessaire à la vraisemblance de la scène,
ne doit être marquée que par un jeu muet, certainement aussi dédaigné
qu'inexécutable par toute diva italienne'. « Ortrude, en effet, ne dit rien
pendant tout le premier acte de Lohengrin; elle ne chante un peu
que dans le finale, et cependant, si l'actrice chargée de ce rôle
possède un véritable sens dramatique, elle saura tirer les plus beaux
effets de ces jeux de scène muets.
Autant il est difficile d'expliquer la forme technique, le mérite
intrinsèque et la puissance rayonnante de cette musique à qui ne l'a
jamais entendue, autant il est malaisé d'en citer un morceau plutôt
qu'un autre, car il n'y a pas, à proprement parler, de morceaux, et
Ton ne saurait détacher une partie quelconque de l'unité si complète et
si serrée que forment ces opéras, par leur style aussi distant du récitatif
banal que des périodes cadencées de nos grands airs. L'auteur a voulu
que l'effet fût produit sur l'auditeur, non par telle phrase ou telle
page, mais par l'ouvrage entier, et il y a complètement réussi. De
là vient l'impossibilité d'en extraire une mélodie, un fragment complet
I. Lohengrin et Tanniuvuser. (Leipzig, chez Brockhaus, iS5r.)
RI CHAUD WAGNER en
par lui-mcme, à moins de chanter toute une scène, comme celle du
troisième acte, qui dépasse de beaucoup les proportions ordinaires
d'un duo; de là vient aussi que les morceaux qu'on exécute isolément
dans des concerts : le prélude, la marche religieuse, la marche nuptiale,
n'ont leur plein rayonnement que lorsqu'ils sont à leur place naturelle
au milieu du drame, entre les fragments qui les ont annoncés et ceux
qui les rappelleront.
Chaque acte est également admirable, à le considérer dans son
ensemble, et bien avisé serait celui qui dirait auquel des trois donner
la préférence : du premier, avec ces magnifiques récits du roi, l'entrée
poétique et la chaste prière d'Eisa, la descente de Lohengrin aux cris
de la foule affolée, les adieux du chevalier à son cygne et ce grandiose
finale du duel ; — du deuxième, avec la scène où Ortrude réveille
l'orgueil de Frédéric, avec la rêverie d'Eisa et les supplications hypo-
crites d'Ortrude, les brillants appels de trompette au lever du jour,
la magnifique marche religieuse et l'intervention foudroyante de Frédéric;
— ou du troisième, avec la marche nuptiale et le chœur des fiançailles,
l'incomparable duo d'amour, enfin la réunion de tous les seigneurs
feudataires au Champ de mai, et les récits tour à tour résignés et
triomphants du chevalier qui retourne veiller sur le Saint-Graal.
Le succès obtenu à Weimar par la tentative de Liszt eut donc un
très grand retentissement et se propagea rapidement par toute l'Alle-
magne ; depuis trente ans et plus, cet ouvrage que des plumes fran-
çaises, hier encore hostiles, déclarent aujourd'hui un chef-d'œuvre, s'est
établi victorieusement sur les scènes lyriques du monde entier'. Non
seulement c'est l'opéra qui obtient, chaque hiver, le plus grand nombre
de représentations à Vienne et à Berlin, mais il est considéré comme
classique en Russie, où toute une école, qui a produit des ouvrages
très remarquables, traite déjà Wagner de rétrograde ; il est accepté en
Espagne, en Italie, applaudi au Nouveau-Monde. Il n'y a pas longtemps
qu'il se jouait concurremment à Londres sur deux théâtres et donnait
lieu à une lutte courtoise entre la Nilsson et l'Albani dans le rôle
d'Eisa; enfin, il reparaît régulièrement sur l'affiche à Bruxelles, pays
de langue française, et ce retour constant d'un ouvrage très goûté et
I. Lohengrin était représenté à Wiesbaden, en i853 ; à Leipzig, Schwerin, Francfort, Darinstadt,
Brcsiau et Stettin, en 1854; à Cologne, Hambourg, Riga et Prague, en iS55 ; à Munich et à \ienne,
en i85S ; à Berlin et à Dresde, en i85q, etc., etc. — Lohengrin en français, traduit par .M. Ch. Nuitter.
fut joué pour la première fois au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, le 22 mars 1870. Distribution :
M"" Sternherg (Eisa) et Derasse (Ortrude) ; MM. Blum (Lohengrin), Troy (Frédéric) et Pons (le roii.
Une première reprise eut lieu le 14 avril 1871, avec les mêmes chanteuses, plus MM. Warot, Monnicr
et Jamet ; une deuxième s'elîectua le 2g octobre de la même année avec M"" Sternbcrg, Von Edels-
berg ; MM. Warot, Lassallc et \'idal. Entîn cet opéra prenait sa place au répertoire après la brillante
reprise du 25 mars 1S7S, où il était chanté par M'"" Kursch-Madicr et Bcrnardi, MM. Tournic, Devovod
et Dauphin.
joo RICHARD WAGNER
assuré du succès semble en Belgique aussi naturel que peut Têtre à
Paris celui de Guillaume Tell et des Huguenots.
D'ailleurs, où qu'on joue à présent Lohengriu, les auditeurs non
prévenus et les plus novices, ceux selon le cœur de Wagner, sont
toujours frappés, ravis, maîtrisés par cette symphonie accompagnant
et commentant le drame. Eh bien ! sans qu'ils s'en rendent compte,
ils sont, là, pris et captivés par l'idée wagnérienne pure, à savoir par
le retour, le contact et la fusion de diverses phrases caractéristiques
reparaissant sous les aspects les plus divers, se contrariant ou se
mariant au gré, non du musicien, mais du drame, et arrivant à
former ainsi un tout symphonique incomparable. Ceux qui veulent
déprécier Wagner, le connaissant mal, assurent qu'il n'a fait en cela
qu'imiter Weber et tant d'autres compositeurs qui ont, eux aussi, mis
quelques mélodies en évidence pour les faire reparaître en différentes
situations. Mais il y a tout un monde entre la manière dont Weber
ramène une ou deux fois certaines phrases principales, toujours à décou-
vert avec leur entier développement, et la façon dont Wagner, une
fois ces motifs-types posés, les reprend, les accouple et les combine en
un tissu symphonique d'une seule pièce et dont nul compositeur théâtral
n'avait eu l'idée avant lui.
Or, il est à l'honneur des premiers partisans de n'avoir pas ri d'un
tel coup de génie, ainsi que l'a fait Berlioz, et d'avoir compris quels
horizons nouveaux pareille initiative ouvrait à l'art musical.
RICHARD WAGNER CHEF \> ORCHESTRE.
Caricature allemande de Gust. Paul, iS6.".
CHAPITRE Vlll
RICHARD WAGNKR KN EXIL K C R ir S T H KO RI QUE S
COMPOSITION DES NIBHI.LNGEN
iCHARD Wagn'i:k, proscrit d'Allemagne, arrivait à Paris
au milieu du mois de mai 184g. En lui conseillant
d'aller en France. Liszt .espérait qu"il pourrait aisé-
ment s'y faire une position solide et lui-même s'était
laissé gagner à cet espoir. Mais, dès ses premiers
pas à Paris, le découragement le prit. 11 voulait se
faire connaître en publiant dans un journal français
des séries d'articles où il exposerait ses vues sur
l'Art et la Révolution; mais cela ne put aboutir, et le directeur des
Débats, auquel Liszt l'avait adressé, lui dit sans façon que Paris était
bien plus disposé à plaisanter qu'à discuter sérieusement les théories
d'un musicien allemand sur les rapports de son art avec la politique.
Une fois bien constaté le triste état de la musique en France et l'éloi-
gnement de tout directeur à risquer sur la scène un grand opéra
tragique, Wagner résolut de partir, et dès le mois de juin il arrivait
à Zurich où s'étaient réfugiés plusieurs de ses amis politiques de
Dresde.
11 s'y fixait à demeure et, au mois d'octobre, il devenait citoyen
de cette ville,, où sa femme était venue le retrouver. Ces années d'exil
lui furent douces, en somme, à ce qu'il dit : « Il me serait impossible
de décrire ma joie, après que j'eus passé par-dessus les premières
impressions douloureuses et que je me sentis libre, enfin, de ce monde
de tortures et de désirs, libre de l'entourage ennuyeux qui avait fait
naître en moi ces désirs. » 11 s'accom[)lit alors une transformation
capitale chez Richard Wagner. 11 prit la plume afin d'expliquer et de
défendre ses idées, et ces premières années d'exil sont marquées par
une longue série d'écrits théoriques et critiques. « Mon état mental,
disait-il en revenant sur ces livres et ces essais, ressemblait à une lutte;
j'essayai d'exprimer théoriquement ce que je ne pouvais exprimer par
une création directe, en raison du désaccord complet de mes aspira-
tions d'artiste avec les tendances du public, particulièrement au sujet
de l'opéra. «
102 RICHARD WAGNER
Le premier de ces écrits est l'Art et la Révolution, où dominent
les préoccupations politiques et sociales, aboutissant à cette conclusion
qu'un bouleversement complet peut seul remettre l'homme en état de
goûter lart pur et véritable. Wagner remonte au théâtre d'Eschyle et
de Sophocle dans lequel il trouve l'art parfait, la manifestation superbe
d'une race oij l'homme se développait en toute liberté, selon ses
instincts, ne connaissant, n'adorant que les forces de la nature qu'il
personnifiait en ses dieux. Pour quelles causes cet art a-t-il décliné ?
Par les mêmes raisons que l'état social lui-même : parce que la Rome
antique d'abord, par son orgueil de domination, le christianisme
ensuite par son mépris du monde, enfin l'industrie moderne par cette
soif du luxe et du gain, qui gagne jusqu'aux artistes, ont également
étouflFé l'art en détournant l'esprit humain de la contemplation et de
la jouissance de ces forces de la nature. "Vienne donc une révolution
qui renverse tout l'échafaudage social, balaie tous les préjugés qui
aveuglent et dégradent l'homme, et le ramène à l'état de nature, où
il pourra comprendre et aimer l'art'!
(>ette brochure, qui ne donnait qu'une indication, fut bientôt suivie
d'un travail de longue haleine qui occupa Wagner plusieurs mois et qu'il
intitula plaisamment (Euvre d'art de l'avenir, pour bien marquer que
son idéal ne se réaliserait pas de sitôt; de plus, il le dédiait à Feuer-
bach, en le remerciant par épître du bien que lui avaient fait ses
ouvrages de philosophie. Par malheur, Wagner s'est laissé aller à
adopter la phraséologie de Feuerbach en l'appliquant à ses propres
théories, de sorte que le résultat déroute le lecteur et que ce travail,
d'un style chaleureux et dune valeur réelle, est pénible à lire à tous
égards. 11 y reprend les idées esquissées dans le précédent opuscule
et les développe à sa façon.
Les trois arts frères : la poésie, la musique et la mimique, étaient
unis, dit-il, dans le drame des Grecs; mais le drame disparut avec la
chute de l'Etat athénien, l'union des arts fut dissoute et chacun d'eux
eut une existence à lui, tombant par instants au niveau d'un simple
passe-temps. A l'époque de la Renaissance, et depuis, on essaya de les
rassembler encore, mais ce fut en vain, quoique la technique et la portée
de chaque art, pris en particulier, aient augmenté. De nos jours, chaque
art séparé a acquis son plein développement et ne peut être poussé
plus loin sans devenir incompréhensible, fantastique, absurde. A ce
degré de perfection, il demande à s'associer à un art voisin, la poésie à la
musique, la mimique à tous les deux; alors, chacun de ces arts devra
abandonner ses prétentions égoïstes pour concourir à un ensemble
1. Richard Wagner, pur !.. Bcinardini
RICHARD WACÎNi; R ,o3
artistique idéal et le « drame musical « pourra devenir pour les géné-
rations futures ce c-jue le drame de la Grèce était pour les Grecs'.
En i85o, la Nouvelle Ga^clte musicale de Leipzig publiait, sans
crier gare, un article intitulé : Du Juduisme dans la musique^ signé
du pseudonyme de K. Freigedank (libre pensée)'. Comme ce journal,
alors édité par Brendel, avait à peine quelques centaines de lecteurs,
cette attaque si violente contre la race juive et surtout les compo-
siteurs juifs, ne fit pas tout d'abord autant de bruit que Wagner s'en était
flatté : on ne reproduisit pas le factum et tout se borna pour le moment
à des représailles contre l'éditeur, à défaut du véritable auteur qu'on
soupçonnait bien , mais qui demeurait caché. Brendel enseignant
l'histoire de la musique au Conservatoire de Leipzig, onze des profes-
seurs, ses collègues, le sommèrent par lettre d'abandonner sa chaire ou
de démasquer l'écrivain ; mais Brendel refusa de se soumettre à cette
alternative : il conserva sa place et garda le secret.
Cependant le nom vrai de l'auteur était sur toutes les lèvres,
tant sa manière était reconnaissable, et déjà bien des journalistes lui
devenaient ouvertement hostiles. C'est qu'il attaquait là sans merci les
plus puissants et les plus applaudis des musiciens allemands : Mendels-
sohn et Meyerbeer. 11 part de cette opinion que les Juifs, en quelque
langue qu'ils s'expriment, ont toujours l'air de parler en étrangers
une langue apprise, non leur langue naturelle, et il en conclut qu'ils
sont encore bien plus impropres à traduire idées ou sentiments par
le chant, qu'ils deviennent alors insupportables et répugnants. Le Juif
civilisé, lorsqu'il prétend se manifester dans l'art, ne peut être inspiré
que par des choses ordinaires, triviales, car son prétendu instinct artis-
tique n'est que son instinct naturel du gain et le porte à sacrifier
l'art pur à telle ou telle forme actuellement à la mode et, par consé-
quent, lucrative : « Peu lui importe ce qu'il crée, pourvu qu'il force
l'attention ; il n'a qu'un souci : celui de la forme. » Après toutes
sortes d'aménités de ce genre à l'adresse de la race juive en général,
1. Dictionnaire de musique, de Grove; article : Wagner, par M. Daniireuther.
2. Lorsqu'il parut une reédition augmentée en brochure (Leipzig, iS6o), Wagner la signa lie smi
nom véritable; alors, une foule d'articles et de pamphlets plurent de tous côtés, et s'il désirait du
tapage, il fut servi à souhait, car, du coup, cette brochure et d'autres ouvrages de lui, demeurés inconnus
jusque-là, trouvèrent quantité d'acheteurs. Ses amis cherchent à disculper Wagner de la sorte : Meyer-
beer, disent-ils, quand il patronnait Wagner à ses débuts, le faisait dans son propre intérêt et pour
s'assurer l'allié qui lui manquait parmi les vrais musiciens, des maîtres comme Spohr et Marschncr,
Mendelssohn et Schumann, n'appréciant que les talents commerciaux de Meyerbeer et regardant sa
musique comme une farce ingénieusement combinée, etc. Il est possible que Meyerbeer ait eu cette
arriére-pensée d'enrôler Wagner dans son parti, qui comptait surtout des adhérents littéraires et des
soutiens dans la presse; il n'en est pas moins vrai qu'il a protégé Wagner d'une façon très cllicace et
qu'une lettre de lui avait décidé de l'acceptation de Rien^i à Dresde; il n'en est pas moins vrai que
Wagner, non seulement s'était laissé faire une douce violence, mais qu'à diverses reprises il avait
sollicité lui-niOme et provoqué l'intervention de Meyerbeer : c'est là ce qui aurait dû l'arrêter.
,04 RICHARD WAGNER
il attaque en face et nommcmcnt ses deux ennemis : voilà ce que
n'aurait pas fait quelqu'un de plus avisé.
Pour Mendelssohn encore, il déclare qu'aucun autre compositeur juif
n'excite également sa sympathie et que c'est un spectacle douloureux
que de le voir lutter contre l'impuissance originelle à laquelle il est
condamné par sa naissance : « Le résultat entier que nous a donné
l'examen des raisons de notre antipathie contre l'élément juif, tout ce
qu'il y a en lui-même et chez nous de contradictoii'e, toute son
impuissance à se mettre en rapport avec nous; son infructueuse tenta-
tive pour développer des fruits ayant germé sur un sol d'où il est
exclu, tout cela se montre au plus haut degré et comme un conflit
vraiment tragique dans la nature, dans la vie, dans la production
artistique de Mendelssohn, mort si jeune. En cet homme, nous recon-
naissons qu'un Juif peut être doué du plus beau, du plus grand talent;
qu'il peut avoir reçu l'éducation la plus soignée, la plus étendue; qu'il
peut avoir la plus grande, la plus noble ambition, sans arriver une
seule fois, malgré tous ces avantages, à produire sur notre esprit et
notre cœur cette profonde impression que nous attendons de la musique,
dont nous la savons capable, l'ayant éprouvée tant de fois, dès qu'un
héros de notre art nous faisait entendre un seul de ses accents. »
Pour Mcyerbeer, il y a moins de circonlocutions : « La faculté
de tromper est si grande chez cet artiste qu'il se trompe lui-même, et
peut-être le veut-il aussi bien par rapport à lui-même que par rapport
au public. Nous croyons, en effet, qu'il voudrait bien créer des œuvres
d'art et qu'il sait qu'il n'est pas en état de le faire : pour sortir de
ce conflit pénible entre sa volonté et sa faculté, il compose des opéras
pour Paris et les fait exécuter dans les autres pays, — ce qui est, de
nos jours, le moyen le plus sur d'acquérir la gloire d'artiste sans être
artiste. Quand nous le voyons ainsi accablé par la peine qu'il se donne
pour se tromper lui-même, il nous apparaît presque comme un person-
nage tragique, mais il y a chez lui trop d'intérêt personnel en jeu
pour qu'il ne s'y mêle pas beaucoup de comique : d'ailleurs, le Judaïsme
qui règne dans les arts, et que le compositeur représente dans sa
musique, se distingue surtout par son impuissance à nous émouvoir et
par le ridicule qui lui est inhérent. »
Entre les tenants du premier qui ont une protonde horreur du
second, et ceux du second, jaloux surtout de la belle position de
compositeur sérieux acquise par Mendelssohn, Wagner dénonce un
tiers parti : celui des Juifs qui continuent à composer, et qui cher-
chent à empêcher tout scandale entre les deux groupes, a lin de ne
])as provoquer l'attaque et de pouvoir poursuivre en paix leur travail
RICHARD WAGNER io3
de fabrication : " Ceux-là, dit-il, ont de la considération pour le succès
fructueux des opéras de Meyerbeer ; ils pensent que, du moment que
Tafïaire rapporte, il y doit y avoir là quelque mérite, sans qu'on puisse
tout approuver et tout donner pour résistant. «
Conclusion : « Nous devons encore parler dun autre Juif qui se
produisit parmi nous comme auteur. Il est sorti de sa position de Juif
pour s'unir à nous, afin de se délivrer : il n"a pas réussi et a du avoir
conscience qu'il ne réussira qu'en cherchant avec nous la délivrance
RICHARD WAGNER VERS l855.
D'après une gravure sur bois. — La signature, rapportée, est de iSoiS.
commune qui doit faire de nous tous de véritables hommes. Mais devenir
homme avec nous, c'est, pour les Juifs, avant tout, cesser d'être Juifs.
Bœrne avait cessé de l'être, et c'est précisément lui qui apprend que
cette délivrance ne peut être obtenue dans une douce quiétude et dans
une nonchalance froide et indifférente, mais qu elle est, pour les Juifs,
comme pour nous, le prix d'une lutte remplie de peines, de souffrances
et de douleurs. Que les Juifs prennent franchement part à cette lutte
qui doit détruire notre nature actuelle, et nous serons unis et insépa-
rables ! Qu'ils se souviennent en même temps que la délivrance de la
14
,o6 RICHARD WAGNER
malédiction qui pèse sur eux ne peut être que celle d'Ahasvérus :
l'Anéantissement. y> Gloire à Schopenhauer !
Wagner publiait vers le même temps d'autres articles moins reten-
tissants, écrits théoriques ou souvenirs personnels qu'il envoyait de
droite et de gauche en Allemagne. Durant les deux premières années
qu'il passa à Zurich, à travers ses nombreux travaux de critique, il
conduisait des concerts à grand orchestre ou surveillait des exécutions
de ses œuvres au Stadttheater, aidé déjà par ses jeunes disciples Cari
Ritter et Hans de Bûlow ; il faisait des conférences sur le drame
musical, où il lisait la Mort de Siefr/ried en manière d'exemple ;
enfin, sur le conseil de ses amis qui rêvaient toujours pour lui d'un
succès décisif à Paris, il était entré en rapport avec un librettiste
français, et terminait le projet d'un drame sur la légende Scandinave
de Wieland le forgeron, où il se mettait lui-même en scène et racon-
tait ses propres souffrances.
II espérait que ce poème, une fois achevé et traduit en vers fran-
çais, trouverait un accueil favorable, et, pour hâter l'affaire, il arriva
lui-même à Paris en février i85o; les journaux allemands racontaient
môme à leurs lecteurs qu'il vivait partie ici, partie à Bruxelles, et
qu'il employait ses loisirs à traduire en allemand les Mystères de
Paris, d'Eugène Suc. 11 ne faisait rien de tout cela, et, s"il avait tenté
quelque démarche, il se serait heurté au Prophète, qui venait de se
jouer durant l'année précédente, et qui, Meyerbeer aidant, occupait alors
toute l'attention du monde musical. Le désespoir qui le prit, joint à
son mauvais état de santé, lui causa une maladie nerveuse; il dut se
rendre à Bordeaux, puis à Villeneuve, sur le lac de Genève, afin de
se guérir, et, dès le mois de juillet, il était de retour à Zurich. Il
abandonnait complètement ce Wieland pour penser à mettre en musique
la Mort de Siegfried ; mais surtout il revenait à ses travaux de cri-
tique et, dans le courant de i85i, il publiait presque en même temps
la fameuse Communication à mes amis, si souvent citée, sous forme
de préface aux trois poèmes du Hollandais l'olant, de Tannhœuser et
de Lohengrin, réunis en un volume, et son écrit théorique le plus
considérable : Opéra et Drame.
Cet ouvrage, qui ne contient presque plus de politique ni de
pseudo-philosophie, est divisé en trois parties : i° l'Opéra et l'essence
de la musique; 2° le Théâtre et l'essence de la poésie dramatique ;
3° la Poésie et la Musique dans le drame de l'avenir ; et toutes les
trois tendent à démontrer ceci : que, dans l'opéra, le moyen d'expres-
sion, à savoir la musique, a été pris comme seul objet et but, tandis que
le vrai but, à savoir le drame, a été subordonné aux formes musi-
RICHARD WAGNER ,07
cales. La situation respective des deux arts a donc été complètement
renversée et l'effort de l'auteur tend à la rétablir.
D'où le mal est-il venu? De la cantate dramatique italienne,
embryon de l'opéra, où les jeux de scène et l'action n'étaient qu'un
prétexte à faire chanter des airs, où la tâche du compositeur se
bornait à écrire des morceaux selon le type adopté pour tel ou tel sujet
et surtout pour tel ou tel chanteur. Lorsque le ballet se greffa
là-dessus, le musicien dut tendre à reproduire des formes de danse
populaires comme il reproduisait pour la voix des chansons populaires
industrieusement défigurées ; les airs chantés se relièrent entre eux au
moyen de récitatifs conventionnels ; quant aux airs de danse, ils allaient
tout bonnement à la queue leu leu.
Survint Gluck, le premier réformateur, qui fit de grands efforts
pour mieux approprier sa musique à l'action dramatique. Il modifia la
mélodie en suivant les inflexions, les accents du langage parlé ; il mit
un terme à l'étalage de la virtuosité pure et força les chanteurs à
devenir les interprètes de ses intentions dramatiques ; mais pour la
forme même — et c'est là le point capital — il laissa l'opéra tel qu'il
l'avait trouvé. L'ouvrage entier demeura un assemblage de récits,
d'airs, de chœurs et de ballets tout comme avant, et les auteurs qui
travaillaient pour Gluck lui fournissaient pour les airs des paroles où
l'action, sans être absolument négligée, était reléguée au second plan.
Les grands successeurs de Gluck : Méhul, Cherubini, Spontini,
développèrent l'ensemble musical et dramatique et s'affranchirent ainsi
du monologue ininterrompu formé par les airs de l'ancien opéra.
C'était là un pas considérable en avant, et l'opéra acquérait alors son
plein développement, au moins par ses côtés essentiels ; car, quoique
Mozart ait produit de la musique pure, plus riche et plus belle que
celle de Gluck, il n'est pas douteux que les éléments de l'opéra ne
soient exactement les mêmes chez l'un et chez l'autre maître. Par la
suite également, dans les ouvrages de Weber et de Spohr, de Rossini,
Bellini, Auber, Meyerbeer, etc., l'histoire de l'opéra n'est pas autre
chose que l'histoire de la « mélodie d'opéra ».
Dans la deuxième partie de son travail, "Wagner s'occupe du sujet
et de la forme dans le drame parlé. En ce qui concerne le sujet, il
indique deux facteurs distincts : d'abord, les récits romanesques du
Moyen-Age et son rejeton, le roman moderne; puis, le drame grec,
ou plutôt la forme essentielle de ce drame, telle qu'elle est donnée
dans la Poétique d'Aristote. La plupart des pièces de Shakespeare
sont pour lui des histoires dramatisées, tandis que celles de Racine
sont construites selon les théories d'Aristote.
loS RICHARD WAGNER
En continuant cette étude, il arrive à examiner les ouvrages de
Goethe et de Schiller et aboutit à cette conclusion : que les sujets
historiques offrent de grandes difficultés pour être traités en drame et
que le théâtre moderne fait fausse route en poursuivant la représenta-
tion de la réalité contingente, au lieu de provoquer Tessor de nos
facultés Imaginatives. Schiller, par exemple, reste comme accablé sous
la masse des faits historiques de son Wallensteiu, tandis que Shakes-
peare, en excitant l'imagination du spectateur, lui eût donné la vision
de la guerre de Trente ans tout entière, dans le temps occupé par la
trilogie du poète allemand.
Ensuite, il établit un rapprochement ingénieux entre la tragédie de
Racine et l'opéra de Gluck : Racine, dit-il, s'attache moins à l'action
proprement dite qu'aux motifs qui la déterminent et aux effets qui en
résultent ; or, les instincts de Gluck l'amenèrent à traduire la tirade
de Racine en air. Enfin il se préoccupe de savoir à quelles difficultés
se sont heurtés Gœthe et Schiller quand ils ont voulu combiner le fond
dramatique avec la forme poétique, et cet examen l'amène à conclure,
d'une part, que les sujets mythiques sont les plus favorables au drame
idéal ; de l'autre, que la musique est le langage par excellence pour
mettre ces sujets en leur plus beau jour.
De là, fusion nécessaire entre le drame et la musique. Il la
réclame en terminant la troisième partie de sa brochure ; il explique
aussi que l'accroissement si riche de la musique à notre époque peut
seul produire un drame idéal tel que celui qu'il a en vue et qu'on ne
l'aurait jamais pu réaliser avant ce merveilleux développement de la
technique musicale. Alors, il expose à loisir toute sa théorie de l'art
nouveau : relations de la poésie et de la musique , fonction de
l'orchestre, etc. ; et cette dernière partie, à ses yeux la plus impor-
tante, fut justement la moins comprise à l'origine, par l'excellente
raison qu'il ne pouvait donner là que des indications abstraites, sans
les illustrer par des exemples : il s'exposait de la sorte à être assez
mal entendu.
D'autre part, la deuxième partie, avec ses observations sur l'art du
dramaturge et ses nombreux renvois à Shakespeare et Racine, à Gœthe
et Schiller, excita quelque peu l'attention des littérateurs purs, mais
demeura non avenue auprès des musiciens. La première partie, au
contraire, émut dès l'abord le monde musical et souleva des discus-
sions passionnées, moins à cause des propositions mêmes que par les
attaques qu'on crut encore y découvrir contre des compositeurs en vue,
contre Meyerbeer en particulier, et dont on se montra fort scandalisé.
Ce fut seulement par la suite et lorsque les propres créations du
RICHARD WAGNER VERS 1857.
D'après une lithographie.
no RICHARD WAGNER
novateur purent servir d'exemples précis et de preuves concluantes à
son écrit qu'on s'avisa de voir dans ce travail littéraire et musical de
premier ordre autre chose qu'une fantaisie satirique ; on reconnut alors
tout ce que Wagner avait mis là de savoir historique et d'esprit cri-
tique, et l'on rendit hommage à l'idéal élevé dont il avait si clairement
décrit la genèse dans son esprit, la marche progressive à travers le
temps'.
Après avoir tant écrit, Wagner fut repris d'une terrible envie d'en-
tendre de sa musique, et, ne pouvant aller en Allemagne, il voulut
que l'Allemagne vînt à lui. 11 prétendit organiser à Zurich une semaine
exclusivement consacrée à l'exécution de ses œuvres, comme on avait
déjà fait à Weimar, et il adressa un pressant appel aux sociétés musi-
cales de l'Allemagne et de la Suisse, qui toutes se mirent à ses ordres,
toutes, sauf celle de Munich. Il réunit ainsi un orchestre de soixante-
douze musiciens, des chœurs nombreux en proportion ; il fit arranger
le théâtre de Zurich en salle de concert conforme à ses vues ; puis,
afin que le public entrât plus facilement dans sa pensée, il écrivit des
programmes explicatifs pour l'ouverture du Hollandais volant et le
prélude de Lohengrin. Le premier concert, qui comprenait des fragments
de ses quatre opéras publiés, eut lieu le i8 mai i853 : quand le maître
parut au pupitre, il fut acclamé par toute la salle, et l'orchestre le
salua d'une fanfare trois fois répétée. Au troisième concert, qui tombait
le 22 mai, jour de sa naissance, l'enthousiasme ne connut plus de
bornes : on le couvrit de couronnes et de fleurs, avec compliments en
vers, dont l'un lui fut débité séance tenante ; après quoi, une dame des
chœurs sortit des rangs et lui oflVit un magnifique vase d'or au nom
de ses camarades.
Pendant l'été de i853, il se rendit auprès de Saint-Maurice, dans
l'Engadine, et, de là, il entreprit un voyage dans le nord de l'Italie.
En traversant Turin, il entendit une exécution du Barbier, de Rossini,
complète et correcte à ce point qu'il n'en avait jamais ouï, dit-il, de
comparable en Allemagne; ensuite il alla à Gênes, et ce fut dans une
nuit d'insomnie, à la Spezzia, que lui passa par l'esprit la première
idée de la musique du Rheingold. Vite, il interrompit son voyage et
regagna sa tranquille demeure de Zurich, pour ne pas commencer un
tel ouvrage sur le sol italien. Il y travailla de tout cœur, puis, à la
fin de l'automne, il alla trouver Liszt, à Bâle, où il lui fit connaître
le poème entier des Nibeliingen, tandis que Liszt lui rendait sa poli-
tesse en exécutant pour lui seul, comme il aurait fait pour un souve-
rain, quelques-unes des dernières sonates de Beethoven.
1. Dictionnaire de Grove, article : Wagnci-, par M. Dannreutlicr.
RICFiARD WAGNER ,,,
Une fois réunis, ils vinrent ensemble à Paris, où leur présence est
signalée au milieu du mois d'octobre, mais n'y restèrent que fort peu
de temps. Les journaux allemands attribuaient ouvertement ce voyao-c
si rapproché du précédent, au désir toujours croissant chez Wagner de
nous faire entendre un de ses opéras, et déjà même ils désignaient le
théâtre et l'ouvrage : le Théâtre-Lyrique et Tannhœuser ; mais il est
bien invraisemblable que Jules Séveste, alors directeur du Lyrique, où
l'on donnait le Bijou perdu, où l'on allait représenter la Promise, ait
songé le moins du monde à Tannhœuser. Toujours est-il que Wagner
rentrait à Zurich dès le mois de novembre et se replongeait dans les
Nibelungen.
Ce fut là son grand travail durant l'exil. Mais comment d'un simple
opéra, comme la Mort de Siegfried, était-il arrivé à en faire quatre ?
« Lorsque j'essayai, dit-il, de dramatiser le moment capital du mythe
des Nibelungen dans la Mort de Siegfried, je trouvai nécessaire
d'indiquer un grand nombre de faits antérieurs, de façon à mettre ces
épisodes essentiels dans leur vrai jour. Mais je ne pouvais que raconter
ces faits préparatoires, tandis que je sentais la nécessité de les faire
entrer dans l'action même du drame : de façon que j'en vins à
écrire Siegfried. Mais ici, nouvel embarras : je ne trouvais toujours
pas moyen d'incorporer tout ce qui était nécessaire pour que l'action
dramatique s'expliquât d'elle-même. » Et c'est ainsi qu'en remontant,
il arriva à écrire la Valkyrie et le prologue général de sa tétralogie, le
Rheingold. Le poème, on l'a vu plus haut, avait été publié en i853,
seulement pour les amis de l'auteur. Une fois qu'il eut commencé d'en
composer la musique, après son retour précipité d'Italie, les choses
marchèrent rapidement. En mai 1854, la partition du Rheingold était
achevée; en juin, il abordait la Valkyrie, qu'il terminait dès l'année
suivante, et quant à Siegfried, dont les premières ébauches dataient
de 1854, il en avait fini avec les deux premiers actes au printemps
de 1857.
Ce travail de longue haleine fut interrompu de courts instants,
tantôt par les répétitions et représentations de Tannhœuser à Zurich
en février i855, tantôt par un violent érysipèle qu'il eut au printemps
de i836, plus tard par une visite prolongée de Liszt, pendant laquelle
Wagner conduisit, à Saint-Gall, la Symphonie héroïque, et Liszt, ses
Poèmes symphoniqucs : Orphée et les Préludes ; mais il dut abandonner
totalement son travail quand' il accepta d'aller diriger, à Londres, les
huit concerts de la Société Philharmonique. Au mois de janvier i855,
un des directeurs, M. Anderson, était venu le voir à Zurich et lui avait
exposé l'embarras de la Société, qui, depuis la mort de Mendelssohn,
112 RICHARD WAGNER
ne trouvait pas facilement de chef d'orchestre en renom chaque année :
on était las de Lindpaintner ; Spohr ne pouvait pas venir, et Berlioz
avait été engagé, pour la saison qui allait s'ouvrir, par la société rivale,
la New Philharmonie. Après avoir entendu par occasion Tannhœuscr
à Zurich, M. Anderson partit en emportant la promesse de Wagner.
Celui-ci, annoncé à grand renfort de réclames, arrivait à Londres
sur la fin de février; mais, avant même qu'il eût rien conduit, il
voyait les journalistes, en particulier MM. Dawison, du Times et du
Musical World, et Chorley, de VAthenœum, qui menaient la campagne,
se déchaîner violemment contre lui. Ce fut bien pis lorsqu'on apprit
que l'indigne successeur du célèbre Michel Costa réagissait contre les
prétendues traditions de Mendelssohn, qu'il exigeait de l'orchestre
énergie et vigueur, qu'il ne voulait pas qu'on jouât tout en demi-
teinte, ni qu'on précipitât les mouvements d'une façon désordonnée, etc.
Alors, toutes ces diatribes inhospitalières se résumèrent dans ce cri
général (c qu'il allait traiter Mozart, Cherubini, Beethoven, comme
s'ils avaient, eux aussi, écrit de la musique de l'avenir ». La plaisan-
terie était lancée : elle a fait un beau chemin.
Les huit concerts de la saison commencèrent le 12 mars et hnirent
le 25 juin ; en dehors du répertoire classique, Wagner n'y dirigea guère
que deux morceaux de lui : l'ouverture de Tannhœuser et la sélection
de Lohengrin (prélude, marche nuptiale, marche et chœur des fian-
çailles). L'ouverture de Tannhœuser eut un tel succès que le prince
Albert en demanda la répétition pour le septième concert, auquel la
famille royale entière devait assister ; ce fut un nouveau triomphe et la
reine, au milieu de la séance, fit appeler l'auteur dans sa loge afin de
le féliciter.
Entre autres griefs contre Wagner, on le raillait fort de son habi-
tude de diriger les symphonies de Beethoven par cœur : c'était là,
disait-on, simple aflFectation de mépris et on lui en fit la remarque;
peine perdue , à la dernière répétition , pour l'Héroïque, il n'avait
toujours pas de partition. Cette fois, la mesure était comble et Wagner
dut promettre de diriger au concert avec la symphonie sous les yeux.
11 tint parole et l'exécution marcha d'une façon magistrale; alors, on
s'empresse autour de lui pour lui faire fête. « N'avions-nous pas raison ?
C est tout autre chose qu'hier ! Comme vous avez mieux pris le mou-
vement du scherzo! A la bonne heure! » Et, tout en parlant, un des
complimenteurs saisit la partition ouverte sur le pupitre... Horreur!
c'était le Barbier de Séville, et le Barbier de Séville en réduction de
piano ! La farce est jolie et bien de Wagner. Rossini, plus tard, à ce
qu'on assure, essaiera de déchiff'rer Tannhœuser à l'envers : « Cela
J^ir}L\Ill) \\"AGNER
RICHARD WAfîNF.R 1,3
ne va pas dans Tautre sens », disait-il. (_]ettc histoire-là pourrait bien
découler de l'autre : un rendu pour un prête-.
Cependant Wagner, ouvertement soutenu jxir le prince consort, avait
fini par s'imposer au public anglais comme à son orchestre, et le
huitième et dernier concert lui valut une ovation réparatrice. Aussitôt,
il tourna le dos à Londres, et, quelques années après, il refusa
péremptoirement d'y revenir; il n'y retourna que beaucoup plus tard,
pour essayer de réparer le déficit des Nibelungeii.
« Magnifique orchestre en ce qui concerne les principaux artistes,
— écrit-il en résumant cette campagne de trois mois, — son superbe;
chefs d'attaque pourvus d'instruments incomparables; solide esprit de
corps, mais pas de style propre. Le fait est c]ue les gens de la Société
Philharmonique, orchestre et auditeurs, consomment plus de musique
qu'ils n'en peuvent digérer. Règle générale : une heure de musique
prend plusieurs heures de répétitions. Comment peut-on se figurer que
le chef d'orchestre, avec le peu de temps dont il dispose le matin, pourra
convenablement préparer les énormes programmes que les directeurs
mettent devant lui? Deu.x; symphonies, deux ouvertures, un concerto et
deux ou trois morceaux de chant à chaque concert! Les directeurs me
rappelaient continuellement à ce qu'il leur plaisait d'appeler les tradi-
tions de Mendelssohn ; mais je soupçonne que Mendelssohn. s'était tout
simplement soumis aux traditions de la Société. Un matin que nous
commencions à répéter l'ouverture de Léonore, Je demeurai surpris.
Tout semblait éteint, mou, inexact, comme si les musiciens étaient
fatigués et n'avaient pas dormi de la semaine. Pareille chose était-elle
tolérable de la part du fameux orchestre philharmonique? Je m'arrêtai
et, parlant en français : « Je sais fort bien, leur dis-je, ce que vous êtes
« capables de faire et je n'attends pas moins de vous. » Quelques-uns
me comprirent et traduisirent; ils furent tous stupéfaits, mais ils sen-
taient que j'avais raison et ils prirent bien la chose. On recommença
l'ouverture et la répétition marcha à souhait; j'ai toute raison de croire
que la majorité des artistes en était arrivée à m'apprécier avant que je
ne dusse les quitter. »
Il voyait juste. Et cependant, quand il partit, le Musical World,
entêté dans son hostilité de parti pris, lui fit la conduite en ces termes :
« M. Richard Wagner a cjuitté Londres le lendemain même du der-
nier concert de la Société Philharmonique, enchanté sans doute de
s'éloigner précipitamment d'une ville si enfoncée dans les impéné-
trables ténèbres du présent et si sourde à la voix jjrophétique de
l'avenir. »
Wagner avait rencontré, à Londres, Berlioz venu pour diriger
,,4 RICHARD WAGNER
l'orchestre rival; mais, malgré cette concurrence inattendue et en
dépit de leurs idées contraires sur l'art, ils avaient renoué de bons
rapports. Une fois de retour à Zurich, Wagner engagea Berlioz à le
venir voir; mais celui-ci ne put accepter cette « réunion qui aurait
été pour lui une fête véritable «, assure-t-il dans sa réponse très cor-
diale; il demande à Wagner de lui envoyer Tannhœuser pour joindre à
Lohengriu qu'il possède déjà; il lui promet, en retour, son Te Deum,
l'Enfance du Christ et Lclio, qui vont paraître, et lui dit encore, entre
autres honnêtetés : « Vous êtes donc en train de faire fondre les glaciers
en composant vos Nibelungen... Cela doit être superbe d'écrire ainsi
en présence de la grande nature!... Voilà encore une jouissance qui
m'est refusée! Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands
aspects de la mer m'absorbent complètement au lieu de provoquer
chez moi la manifestation de la pensée. Je sens alors et ne saurais
exprimer. Je ne puis dessiner la lune qu'en regardant son image au
fond d'un puits... C'est égal, si nous vivions encore une centaine d'an-
nées, je crois que nous aurions raison de bien des choses et de bien des
hommes. Le vieux Demiourgos doit bien rire là-haut, dans sa vieille
barbe, du succès constant de la vieille farce qu'il nous fait... Mais je
ne dirai pas de mal de lui, c'est un de vos amis, et je sais que vous le
protégez. Je suis un impie plein de respect pour les Pies. Pardon de
cet afl'reux calembour avec lequel je finis en vous serrant la main '. »
Wagner, en travaillant sans relâche aux Nibelungen, espérait avoir
terminé la tétralogie en iSSg; il projetait alors de faire ériger à Zurich
un théâtre provisoire où il se donnerait le régal de la voir exécuter;
mais, à bien réfléchir, il découvrit qu'une pareille entreprise était impra-
ticable dans une ville d'aussi peu de ressources musicales, qu'il faudrait
déranger des artistes des quatre coins de l'Allemagne, et que pour
réaliser cette éclosion d'une pièce en quatre journées, il aurait besoin
de sommes énormes sans trop savoir où les trouver. Bref, toutes ces
raisons et la crainte aussi de n'en avoir pas fini de sitôt, jointes à l'ardent
désir qu'il avait d'entendre une œuvre de lui, absolument conforme à
ses idées définitives sur le drame musical, le poussaient à écrire un
opéra de longueur ordinaire et de mise en scène assez facile : il
suffit d'un léger incident pour l'y décider. Certain personnage, se
disant envoyé par l'empereur du Brésil, vint lui demander s'il voudrait
composer un ouvrage pour la troupe italienne qui jouait à Rio-de-
Janeiro, dans quelles conditions il pourrait le faire, et s'il s'engagerait
à venir en personne diriger l'exécution-.
1. Lettre de Berlioz à Wagner, du lo septembre i855.
2. Cette offre venue de Rin-de-J;ineiro paraît avoir eu un fondementsérieux : car Tcmpercur du Brésil
RICHARD WAGNER ,,5
Le compositeur, fort étonne trune proposition semblable, hésitait
à donner une réponse formelle ; mais, pour être prêt à tout événement,
il laissa de côté la tétralogie et se rejeta sur un poème plus court. On
était à Tété de iSSy, et ce poème était celui de Tristan et Iseiilt, qui
s'était présenté naguère à son esprit, en même temps que Parsifal^\ il
en avait tracé la première esquisse en 1854 ou i855, aussitôt après avoir
publié le premier canevas de l'Anneau du Nibelung et lorsqu'il venait
de s'initier à la philosophie de Schopenhauer. C'est en effet en i85i
que l'apparition des Parerga und Paralipouicna avait si fort surpris
l'Allemagne intellectuelle et soulevé comme une réprobation générale
contre les représentants officiels de la philosophie dans les universités,
qui avaient fait le silence autour des ouvrages précédents du même
auteur. La petite colonie de réfugiés à Zurich ne se laissa pas devancer
pour saluer en Schopenhauer un moraliste hors ligne et Wagner, en
particulier, acceptant les yeux fermés sa doctrine métaphysique, adhé-
rait à son enseignement dont il prétendit, plus tard, développer certains
points des plus discutables. Dès 1854, il lui envoyait à Francfort un
exemplaire de l'Anneau du Nibelung en témoignage « de remerciements
et de vénération ». Schopenhauer, bien qu'il jouât de la tlùte, comme
le grand Frédéric, n'en attendait sûrement pas tant d'un simple musicien.
Wagner, une fois qu'il se fut remis à Tristan, le termina très vite
au commencement de i85j et, dès l'hiver de cette année, il faisait tenir
tout le premier acte aux éditeurs Breitkopf et Hœrtel. Vers le mois de
janvier i858, sa présence est signalée à Paris, où il venait, paraît-il,
toujours dans l'intention de faire entendre quelqu'un de ses opéras, et
Arban marquait l'intention d'exécuter l'ouverture de Tannhœuser pour
faire honneur au musicien étranger. Mais Wagner ne dut alors que
toucher barre à Paris ; il repartit bien vite et poursuivit la composition
de Tristan et Iseult, dont le deuxième acte était écrit à Venise, où
les autorités autrichiennes lui avaient permis de résider, et daté fina-
lement de cette ville, le 2 mars 1859; enfin le troisième était a'chevc
à Lucerne au mois d'août de la même année. Aussitôt, comme il ne
voyait rien venir du côté du Brésil, il s'occupa de faire exécuter un
ouvrage en Allemagne et conclut affaire avec le théâtre de Carlsruhc.
fut plus tard un des patrons du thcàirc de Bayreutli cl \ini assister à la première exteution des Nibc-
lungen.
I. Il avait encore écrit, vers iS5ô, l'esquisse d'un dr;;nie bouddhique, to \'ainqHeitrs, <\\\\ se prillait
mieux que la le'gende Celte de Tristan et Iseult à l'expansion des the'ories de Schopenhauer et dont on
a retrouvé le canevas, date de Zurich, 16 mai i836, dans ses papiers posthumes : c'est tout ce qu'il lit
jamais de ce drame qu'on disait commencé, mais inachevé. Enlin, l'esquisse de Parsi/al fut ébauchée
par lui au printemps de 1837. On voit que tous ces sujets s;ermércnt presque simultanément dans son
esprit et qu'il n'y aurait nulle impertinence à signaler des traces de l'inMuence de Schopenhauer jusque
dans Parsi/al : quelle singulière salade ce devait cire en son cerveau 1
ii6
RICHARD WAGNER
11 espérait, par surcroît, que le grand-duc de Bade, après l'avoir
autorisé à venir monter et diriger Tristan et Iseiilt dans sa capi-
tale, consentirait à transformer ce séjour temporaire en établissement
définitif, et, dès Tété de iSSg, il en faisait la demande. 11 fut repoussé;
bien plus, quelque temps après, il apprenait que la représentation de
Tristan était déclarée impossible et qu'on renonçait à le jouer. De même
à Strasbourg. Alors, toutes ses espérances se tournèrent de nouveau
vers Paris, à défaut de TAUemagne qui se fermait devant lui, et il
forma le projet fou d'engager des chanteurs allemands hors ligne afin
d'organiser lui-même a Paris, aux Italiens, durant l'hiver suivant, une
représentation modèle de Tristan et Iseult, à laquelle il convierait tous les
chefs d'orchestre et régisseurs allemands : par ce moyen, il se flattait
d'obtenir le résultat qu'il aurait obtenu à Carlsruhc. Dès lors, ce voyage
à Paris, qu'il projetait depuis quelque temps en guise de distraction,
pour goûter le plaisir d'entendre un orchestre incomparable, celui du
Conservatoire, prit une bien autre importance à ses yeux et devint
partie essentielle dans ses projets d'avenir. 11 avait deux choses en vue
en quittant la Suisse : il fallait d'abord qu'il amenât par des concerts
le public français à goûter sa musique, et puis qu'il réalisât son
ardent désir de monter enfin Trista}i et Iseult.
LE JUDAÏSME liANS I.A MUSIQUE, COMME IL PLAIT A RI L H A K LJ \V A (_. N K R .
C'est seulement quand il paye un fauteuil vingt-cinq Horins.
{Kikcrtlii, de Vienne, 12 mai 1872.)
CHAPITRE IX
DEUX ANNÉES A PARIS — CONCERTS AUX ITALIENS
TANNH.EUSER A l'opÉRA
'est au mois de septembre i85g que Wagner vint
s'installer à Paris. 11 n'y était guère plus connu que
lorsqu'il en était parti, dix-sept ans plus tôt, et les
discussions soulevées par ses ouvrages dramatiques,
comme par ses écrits, n'avaient eu qu'un écho très
faible en France. On ne s'était, à vraiment parler,
jamais occupé de lui, car le peu de lignes de Gérard
de Nerval sur Lohengrin ne pouvait pas compter, et
quand Théophile Gautier, ayant entendu Tannhœuser au théâtre grand-
ducal de Wiesbaden, en septembre iSSy, avait communiqué ses
impressions aux abonnés du Aloniteur universel, ceux-ci avaient dû
être fort surpris qu'on les entretînt de ce compositeur étranger. D'autant
plus que Gautier, grand clerc en musique, comme on sait, n'avait pas été
troublé le moins du monde à cette audition. Il s'était figuré par avance
" un Wagner dénué volontairement de mélodie, de rythme et de car-
rure, hardi nuvateur, secouant les vieilles règles, inventant des combi-
naisons bizarres, essayant des efl^ets inattendus; un pavoxyste, poussant
tout à l'extrême, outrant la violence, déchaînant, à propos de rien,
l'ouragan de l'orchestre et passant comme une trombe musicale sur le
parterre abasourdi ; un génie compliqué et furieux, cahotique et fulgu-
rant, mêlé de souffles, de ténèbres et de lueurs, cédant aux caprices
d'une inspiration sauvage, etc., etc. »; et en place de tout cela, il
n'avait découvert qu'un musicien « remontant dans le passé vers les
sources de la musique, au lieu de renchérir sur W'cbcr et sur Meycr-
beer ». Dès lors, à quoi bon parler si longuement d'un ouvrage oîi
« l'orchestre est plein de fugues, de contre-points fleuris, de canons
exécutés avec beaucoup de science, où rien n'est échevelé, ce désordre
apparent venant de l'absence du rythme carré, que le maître évite de
parti pris, de même qu'il s'-abstient de moduler : « C'est toujours la
montagne qui accouche d'une souris.
Le nom de Wagner, malgré tout, commençait à se répandre, et la
Galette musicale, aussi, avait cru devoir se faire adresser un compte
n8
RICHARD WAGNER
rendu de ce festival. « Tout ce que je puis dire, écrivait son corres-
pondant, c'est que M. Richard Wagner me parait très loin d'être un
mélodiste abondant et facile; les cantilènes sont rares dans sa parti-
tion. » Il reconnaît pourtant du charme à la romance de TEtoile,
accompagnée à l'italienne avec des hardiesses d'harmonie absolument
allemandes; il loue encore le duo de Tannhasuser avec Elisabeth, si
fort inférieur qu'il le juge à celui de Valcntine et de Raoul; il applaudit
à la marche bâtie sur un motif élégant et plein de franchise; enfin, il
accorde quelque estime à l'ouverture, qu'il y aurait danger à comparer
à celles du Freischiit{ et d'Oberoii, puis il conclut en ces termes :
« On ne peut nier que M. Richard Wagner se rapproche de Weber
par certains côtés. Il manie l'or-
chestre avec une grande habileté.
Son instrumentation est claire, variée,
brillante, richement colorée. Il abuse
de la modulation. Il recherche les
accords inattendus. Il court après
les effets harmoniques. Mais de
temps en temps il fait d'heureuses
rencontres M. Richard Wagner
a un talent incontestable, mais il
est lourd, empesé, raide. Isocrate
lui aurait certainement conseillé de
sacrifier au.v Grâces. Je ne serais
pas étonné que l'absence de grâce
fut justement ce qui doit distinguer
la musique de l'avenir de celle du
passé. S'il en est ainsi, puissé-je être condamné à perpétuité à Weber
et à Mozart '. »
Cependant, un homme, un seul peut-être à Paris, connaissait
bien ces opéras si particuliers et les admirait profondément, un
modeste employé des douanes, Edmond Roche ; et, par un hasard
providentiel, cet admirateur fut justement le premier Français auquel
Wagner eut affaire lorsqu'il se débattait à grand'peine au milieu des
formalités de la douane : un employé intervient, attiré par le bruit d'une
dispute où l'on baragouinait fort mal le français ; le voyageur se
nomme, et l'employé le salue aussitôt, en assurant qu'il était trop
heureux d'avoir obligé un grand artiste. Cette rencontre, qui tenait du
M. WAO-.UR OUVRANT SON ŒUF UK PAQUES.
(Cliam, Chdn'Viiri, 3i mars iS6i.)
I. A cette rcprcôciuation du festival de Wicsbaden, le nMe d'ICIsa était cliaiitc par M"° Franziska
Stofck, ceux de Tannlia;uscr cl de Wolfram par Tichalschck et Simon; l'orchestre était dirige par
.M. Hagcn, niailre de chapelle du duc de Nassau.
RICHARD \va(;ni-:r
119
roman, ne devait-elle pas sembler d heureux augure au nouvel arrivant?
Wagner, qui, durant son premier séjour à Paris, n'avait presque
pas vu de musiciens et s'était surtout lié avec des peintres et des
littérateurs, renoua ses anciennes relations, en forma de nouvelles, si
M. WAGNER
prenant le parti de faire exécuter sa musique de l'avenir par des musiciens également de l'avenir.
(Cliam, ClhUiViiri, 27 février 1860.)
bien qu'il put bientôt ouvrir chez lui des réceptions intimes où se
rencontraient beaucoup de gens qui devaient marquer dans les lettres
et dans les arts. 11 avait d'abord habité un pied-à-terre, au n° 4 de
la rue de Matignon, puis avait loué, rue Newton, près de l'Arc de
Triomphe, un joli petit hôtel, démoli depuis, où il vivait seul avec sa
femme, à l'abri des voisins et des pianos.
120
RICHARD WAGNER
C'est là, dans ce quartier alors presque suburbain, qu"il recevait ses
amis tous les mercredis: on y voyait Emile Ollivier, qui venait d'épouser,
à Florence, en iSSy, la fille aînée de Liszt et de M'"*^ d'Agoult, une
jeune femme charmante et profondément artiste, ravie par la mort
à trois années de là'; Frédéric Villot, conservateur des musées impé-
riaux, auquel Wagner a dédié ses quatre poèmes d'opéras traduits en
français; naturellement, Edmond Roche, en reconnaissance de sa
réception à la douane; Hector Berlioz, en souvenir de leurs relations
en Allemagne et à Londres; Emile Perrin, alors directeur inoccupé,
n'ayant plus TOpéra-Comique et n'ayant pas encore l'Opéra; Carvalho,
directeur du Théâtre-Lyrique et très
porté vers les œuvres nouvelles ; un
dessinateur et un avocat, de vingt-
sept ans tous les deux : Gustave
Doré, dans le plein de sa vogue,
et Jules Ferry, amené là par Emile
Ollivier; puis des écrivains : Ch.
Baudelaire, Champtleury, Charles de
Lorbac , Léon Leroy, Gasperini,
qui firent énormément pour la répu-
tation de leur hôte, en forçant l'at-
tention du public par leurs cris de
guerre et leurs articles enflammés.
Un peu plus tard, et lorsqu'il eut
transporté sa demeure au n° 3 de
la rue d'Aumale, on y vit peut-être
quelquefois une personne qui devait
tenir plus tard la meilleure place
dans la vie et dans le cœur de
Richard 'Wagner, la sœur cadette de M™^ Ollivier, M"^ Cosima Liszt,
depuis deux ans mariée à Hans de Biilow, qui, sur l'appel du maître,
avait fait le voyage exprès pour l'aider dans ses préparatifs de concerts.
"Wagner était plein de confiance. En même temps qu'il croyait
trouver en M. Carvalho le directeur de ses rêves, et qu'il le soumet-
tait, lui, pianiste plus que médiocre et doué d'une voix archi-fausse,
au supplice d'une lecture que Gasperini a racontée de la façon la plus
amusante et qui mit le patient en déroute, il s'occupait activement
d'organiser les concerts qui devaient tout d'abord bien disposer la foule
en sa faveur. En présence des difficultés qui surgissaient de tous
I. F.lle mourut à Saint-Tropez en 18G2. Elle a transmis son doux prénom tic Blandine à sa nièce,
la lilk aîncc de M"" Wagner, aujourd'hui comtesse Gravina. '
A UNK RÉPÉTITION DE « TANNH.EUSER ».
— Sapristi, monsieur Wagner, votre musique
fait trop de tapage !
— ^'a, moi fouloir être entendu d'ici en Alle-
magne !
(Cham, Clinihwî, mars iSôi.)
.^s
'M S
12-2 RICHARD WAGNER
côtés, il avait renoncé à son projet de représenter Tristan et voulait
simplement donner quelques auditions des principaux fragments de ses
œuvres, comme il avait déjà fait à Zurich.
11 avait demandé, par l'intermédiaire de Mocquart, le secrétaire
particulier de Tempereur, qu'on lui accordât la disposition gratuite de
la salle de TOpéra ; mais, ne recevant pas de réponse, il avait conclu
marché avec Calzado pour louer^ et fort cher, le théâtre Ventadour :
à peine avait-il signé l'engagement, qu'il recevait avis que la salle de
l'Opéra lui était accordée; il était trop tard, et les concerts se don-
nèrent aux Italiens. Pendant que Wagner exerçait l'orchestre à la
salle Herz, Bûlow faisait répéter les chœurs à la salle Beethoven avec
d'autant plus de peine, que, pour avoir beaucoup de choristes à peu
de frais, on avait fait appel aux amateurs de la colonie allemande, à
Paris.
Les trois concerts eurent lieu les 25 janvier, i" et 8 février i86o.
Pour les trois soirées, le programme était identiquement le même :
i" Ouverture du Vaisseau fantôme ; 2° Marche avec chœur, introduction
du troisième acte, chœur des pèlerins et ouverture de Tannhœuser ;
3° Prélude de Tristan et Iseiilt ; 4" Prélude, marche des fiançailles
avec chœur (du deuxième acte), fête nuptiale (introduction du troisième
acte) et épithalame de Lohengrin '. L'exécution, malgré tant d'efforts
réunis, fut très défectueuse, et Wagner, fébrile et nerveux, n'était pas
pour remettre les choses d'aplomb ; dès le début du concert, il avait
donné une marque de son caractère irascible et violent, qui avait
frappé toute l'assemblée, en jetant ses gants gris perle à terre avec
un vif mouvement de dépit. L'annonce de ces séances avait produit
beaucoup d'émotion dans le monde musical, mais non au delà; d'ail-
leurs si la curiosité était grande, il faut dire aussi qu'il n'y avait nulle
hostilité préconçue.
En résumé , le résultat des concerts fut très honorable pour
l'artiste, qui avait rassemblé là les morceaux de ses œuvres les plus
clairs, les plus accessibles au public, et tout à fait dérisoire pour
l'entrepreneur, qui demeurait en déficit d'environ six mille francs :
heureusement qu'il put couvrir cette somme en prenant sur les droits
que la maison Schott lui payait pour la propriété de l'Anneau du
Nibelung. Aussi ne profita-t-il pas de l'offre du maréchal Magnan,
qui lui proposait la salle de l'Opéra pour un quatrième concert, et
s'en fut-il à Bruxelles, où on l'invitait à se rendre : il y donna deux
concerts, en mars, au Grand-Théâtre, et le résultat pécuniaire ne fut
I. .\u licuxicinc concert, on ajouta la romance de l'Etoile,, de Tannliœiiscr, chantée par M. Jules
Lcfort.
RICHARD WAGNER
123
pas plus satisfaisant qu'à l'aris. C'est en vue de ces concerts de
Bruxelles qu'il adressait à quelque ami une lettre où il faisait force
recommandations pour l'exécution du chœur des matelots, coupé ou
raccourci aux concerts des Italiens, et qu'il terminait par ce post-
LE « TANNH.EUSER l) DEMANDANT A VOIR SON PETIT KRERE.
(Cham, Charivari, 25 novembre iS63.)
scriptiim : « Royer était encore hier bien stupide. » Preuve irrécusable
qu'on s'occupait déjà de Tannhœuser à l'Opéra.
De Bruxelles, il revint -tout droit à Paris. La presse et le public
français étaient surtout étonnés, surpris, désorientés ; ce qu'ils avaient
entendu ne leur paraissait ni aussi transcendant que l'avaient crié les
admirateurs du maître, ni aussi barbare et cruel que l'avaient hurlé
124
RICHARD WAGNER
ses ennemis, sans en rien connaître. On demeurait indécis après
comme avant ; quant aux journaux, de même qu'en voulant à toute
force paraître informés sur ce musicien, qui surgissait à fimproviste
en plein Paris, ils n'avaient guère rapporté que des fables ; de môme,
en voulant le juger sur l'heure et de façon définitive, ils battaient tous
la campagne. En fait, le branle avait été donné par un feuilletoniste
en renom, qui, dès avant l'arrivée de "Wagner, avait crié au feu.
« Voici venir un homme depuis longtemps renommé pour la hardiesse
de ses attaques et la verve éblouissante de sa critique; voici venir un
homme dont il faut se défier ! Il est le Marat de la musique, dont
Berlioz est le Robespierre 1 Son style est une chose qu'on ne définit
pas, sa phrase un macaroni, une
gluante mélopée. 11 a fait des
opéras que je ne connais pas et
dont je ne sais pas même écrire
le nom ; mais, malgré tout, je le
répète : défiez-vous ! »
Et cependant, malgré ces cris
d'alarme, on se réservait. Dans
l'embarras général de la presse et
du public, tous les regards se
tournaient vers Berlioz, considéré
comme le chef de l'école musicale
avancée en France; du jugement
qu'il allait porter sur son ancien
collaborateur à la Galette musi-
cale et son ancien aide à Dresde,
dépendait en grande partie l'ac-
cueil définitif que Paris ferait à
Richard Wagner. 11 parut enfin, cet article, et c'était la franche décla-
ration de guerre qu'on a si souvent reproduite, et sur laquelle s'ap-
puient encore aujourd'hui les derniers ennemis de "Wagner. En écrivant
ce feuilleton, Berlioz cédait, sans doute, à un sentiment instinctif de
jalousie, et, pour perdre son rival, il ne s'apercevait pas, le malheu-
reux, qu'il se perdait avec lui ; il ne se doutait pas que le public ne
faisait aucune difterence entre eux, et que la ruine de l'un entraînerait
forcément la ruine de l'autre : plus tard, il dut comprendre, après les
Troyens, que le public les mettait bien, "Wagner et lui, dans le même
sac, quand parut une caricature de Cham qui représentait Taimhœuser
demandant à voir son petit frère les Troyens. Mais jusque-là, Berlioz
avait poussé si loin la haine et l'aveuglement à l'égard ilc Wagner,
— C'est faux, ce que tu joues là, uicm enfant.
— Maman, c'est le TannJia'uxer.
— Ah ! c'est ilitlei-cnt !
(Cliam, (:ii,iih:iri, 3i mars iS6i.)
126 RICHARD WAGNER
qu'il se flattait d'avoir fait place nette à son profit en renversant de
sa main Richard Wagner après ses concerts, en aidant, par un dédain
calculé, sans rien écrire, au désastre de Tannhœiiser.
Le pis est que Wagner répondit et qu'il répondit avec esprit, au
moins dans la première partie de sa lettre, en affectant même une
forme amicale : « Mon cher Berlioz, l'article du Journal des Débats
que vous avez bien voulu consacrer à mes concerts ne contient pas
seulement pour moi des choses bien flatteuses, et dont je vous remer-
cie; il me fournit encore l'occasion, que je saisis avec empressement,
de vous donner quelques explications sommaires sur ce que vous
appelez Musique de l'avenir, et dont vous avez cru devoir entretenir
sérieusement vos lecteurs. Vous aussi, vous croyez donc que ce titre
abrite en réalité une école dont je serais le chef, que je me suis un
beau jour avisé d'établir certains principes, certaines thèses que vous
divisez en deux catégories : la première, pleinement adoptée par vous
et ne renfermant que des vérités depuis longtemps reconnues de tous ;
la seconde, qui excite votre réprobation, et ne se composant que d'un
tissu d'absurdités? M'attribuer la sotte vanité de vouloir faire passer
pour neufs de vieux axiomes ou la folle prétention d'imposer comme
principes incontestables ce qu'en toute langue on nomme stupidités,
serait à la fois méconnaître mon caractère et faire injure au peu d'in-
telligence que le ciel a pu me départir. Vos explications à ce sujet,
permettez-moi de vous le dire, m'ont paru un peu indécises ; et, comme
votre bienveillance m'est parfaitement connue, vous ne demande^ pas
mieux assurément que je vous tire de votre doute, sinon de votre
erreur... »
Cette lettre, très développée, portait alors la discussion sur un
terrain tout philosophique oh. personne, ni Berlioz ni les autres
lecteurs, ne suivit Wagner; mais il avait suffi de ce début si mordant
pour liguer tout le monde contre un musicien qui n'acceptait pas les
leçons bouche close et qui prétendait en remontrer à ses juges. Alors,
ce fut un déchaînement général, on ne tarit pas de plaisanteries sur
l'infatuation du nouveau venu et sa folle conception de musique de
l'avenir ; des caricatures parurent qui soulevaient une gaieté générale
en répondant au sentiment public : de ce jour, la partie était irrévoca-
blement perdue à Paris pour Richard Wagner.
Il n'espérait pas beaucoup, d'ailleurs, faire représenter Tannhœuser
à l'Opéra. C'était du côté du Théâtre-Lyrique et de M. Carvalho qu'il
croyait avoir quelque chance, quand M""" de Metternich obtint un mot
de l'empereur ordonnant la mise à l'étude immédiate de l'ouvrage à
l'Académie de musique. Elle voulait, par là, relever aux yeux du monde
musical un compositeur allemand cruellement tourne en ridicule et
cette nouvelle inespérée arriva à Wagner juste au moment oij, les
obstacles samoncelant autour de lui, il tournait de nouveau les yeux
vers r Allemagne. 11 en fut absolument ravi, sans se dissimuler pour-
tant combien de difficultés il aurait à vaincre avant d'arriver, sur cette
grande scène, à une réalisation coînplcte de son idéal.
Tout le monde, en commençant, Taccueillit avec sympathie; il n'est
rien de tel que la faveur avérée d'un homme pour calmer les hostilités
et changer findifférence en zèle intéressé : Richard Wagner, en
quelques jours, était devenu l'homme à la mode. 11 commandait, pour
ainsi dire, à l'Opéra, qui dépendait alors de la maison de l'empereur
et où l'on faisait tout pour le satisfaire. Il n'échoua que sur un point :
il désirait le baryton Faure, alors nouveau venu, pour créer le rôle
de Wolfram ; mais, celui-ci exigeant 8,ooo francs par mois, il avait
fallu renoncer à son concours et se contenter de Morelli qu'on
engagea tout exprès à 3,ooo francs. Il y eut aussi quelques difficultés
pour se mettre d'accord sur le nombre des instruments supplémentaires,
mais on s'entendit avec des concessions de part et d'autre. Un seul
artiste était capable, aux yeux de Wagner, de personnifier Tannhîeuser,
un ténor très jeune et très content de lui, qui chantait les opéras du
maître en Allemagne et contribuait fort à leur succès; on fit venir
M. Niemann, de Hambourg, à 6,ooo francs par mois, avec condition
expresse que sous aucun prétexte il ne chanterait d'autre opéra que
Taiinhœuser.
On donna à ce ténor des maîtres de toutes sortes pour l'accommoder
à la scène française, et, de son côté, l'auteur s'efforçait à transformer,
à styler les interprètes qu'il avait choisis : M""^ Tédesco (Vénus), pour
laquelle il s'était enthousiasmé à cause de sa belle voix dont il reconnut
bientôt l'impropriété, et qu'il malmenait si fort aux répétitions qu'un
beau jour, dans un accès de colère italienne, elle lui sauta presque au
visage ; le baryton Morelli, dont il obtint des sacrifices tout à fait sur-
prenants chez un chanteur d'outre-monts; M"'" Marie Sax, enfin, qui
n'avait alors qu'une voix incomparable et qui apprit presque à jouer avec
chaleur et conviction sous la rude férule de Richard Wagner'. Du côté
de la mise en scène et des décors, auxquels il tenait tant, il éprouvait
une satisfaction sans mélange et ne pouvait dissimuler sa joie : jamais
il n'aurait osé espérer tant de merveilles, une telle perfection dans tous
les détails-. Et sa confiance renaissait, son enthousiasme débordait à
1. Les autres rôles étaient chante's par Cazaux (le landgrave], Coulon (Biterolf), Aimés, Kœnig,
Frérct et M"° Reboux (le petit pâtre). Enfin, M""" Rousseau, Troisvallets et Stoïkoff représentaient les
trois Grâces dans le tableau du Venusberg.
2. Parmi tous les bruits plus ou moins saugrenus qu'on répandait dans la presse et qui ne rcpo-
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I)lî I.'OPKRA, APRfcs I.A DEUXIEME REPRÉSENTATION DE « T A N N H .K U S E K «.
(Arcliivcs Je rOpOra.)
17
1 JO
RICHARD WAGNER
voir les progrès des chœurs, de l'orchestre, des solistes, et ces prépa-
ratifs gigantesques pour un de ses opéras, lui qui depuis dix ans et
plus était sevré d'une pareille joie. « La voilà donc, s'écriait-il un jour
devant Gasperini, cette représentation idéale après laquelle j'ai si
longtemps soupiré. Royer est converti, il m'a compris, je le tiens ! On
pourra enfin juger de ce Tannhœusev tant attaqué, et c'est à la
France que je devrai cette gloire ! »
Pour traduire son ouvrage, il s'était adressé à Edmond Roche,
poète à ses heures et poète de talent; il le surmenait, l'exténuait, le
brisait par un travail de forçat, l'attelant à la besogne dès sept heures
du matin, ne le lâchant qu'après la
nuit tombée, et ne lui permettant
même d'avaler un morceau que
lorsque Roche, affaissé, laissait
tomber sa plume et paraissait
près de s'évanouir. C'était entre
le musicien-poète et son traduc-
teur une chasse éperdue après la
syllabe indispensable, unique, in-
trouvable, qui devait frapper sur
telle ou telle note pour rendre à
la fois l'accent de la musique et
le sens du poème. Roche, qui ne
savait pas l'allemand, s'était fait
aider, au vu et au su de 'Wagner,
par un de ses amis d'origine alle-
mande, nommé Richard Lindau,
qui se vantait d'être à la fois
poète et musicien, et qui donnait
à Roche le sens littéral du poème. La traduction ainsi menée à fin
non sans peine et par l'acharnement de Wagner, qui mettait l'épée
dans les reins à ses collaborateurs, avait été remise au directeur de
l'Opéra, dans le courant de juin; mais celui-ci avait aussitôt déclaré que
les vers non rimes des récitatifs allemands devaient être traduits en
vers rimes français et non pas en vers blancs, comme Roche et Lindau
avaient fait. Pour revoir leur traduction, très défectueuse à bien des
— Papa, je voudrais apprendre la musique.
— Du tout, mon enfant, on ne sait pas comment
cela pourrait tourner; tu n'aurais qu'à devenir un
Wagner ! Merci !
(Cham, Charivari, 'i\ mars iSôi.)
saient souvent sur rien, il convient de rappeler la fameuse « grotte rose » que Wagner, disait-on,
exigeait pour l'apparition de Vénus. Et tel était l'i^charnement des partis en présence, qu'il cette
seule idée de grotte rose, on en venait aux cris, aux injures, presque au.x mains, l'our les uns,
c'était la fin du monde, et, pour les autres, la rénovation de l'art musical : au demeurant, il n'y eut
pas de grotte rose, et cela suffit à expliquer l'échec de Tamiliœuser aux yeux de ses plus ardents
défenseurs.
RICHARD \VA(iNI':R
i3i
égards, il avait indique à Wagner i\l. Charles Nuitter, qui avait
rhabitiidc des travaux de ce genre, ayant déjà traduit pour TOpéra
Romeo et Juliette, et, pour le Théâtre-Lyrique, Oberon.
Celui-ci reprit le travail avec Edmond Roche et Richard Wagner ; mais
Craignant toujours pour ses provinces du i^liin l'AlIenicgnc envoie le 2"annhœuscr
pour endormir la France.
iCham, Charivari, 2.ï mars iSôi.)
M. Lindau, très vexé d'être éconduit, fit un procès au musicien pour
déterminer ses droits de collaborateur et demander que son nom fût
inscrit sur ralliche et sur le livret. L'affaire fut appelée, le 6 mars 1861,
sept jours avant la première représentation de Tannhaniser, devant la
première chambre du tribunal civil, présidée par NL Benoist-Champy.
,32 RICHARD WAGNER
M" Marie plaidait pour le demandeur qui s'était fait délivrer des brevets
de traducteur par Berlioz, de chanteur et de compositeur de romances
par M. Gounod ; tandis que M'' Ollivier se présentait pour Richard
Wagner, et les deux avocats citèrent à Tenvi les passages des écrits
de Wagner qu'ils croyaient les plus propres à éclairer la religion des
juges. Ceux-ci déboutèrent M. Lindau de sa demande en réservant ses
droits à une indemnité pécuniaire, et le résultat direct de ce procès
tut que le nom de Richard Wagner figura seul, à bon droit, sur l'affiche
et sur le livret. Roche, qui travaillait par pur dévouement, s'en était
remis à son ami pour la rémunération à recevoir en cas de succès; il
n'avait donc pas voulu s'associer à la réclamation de Lindau, et le
dernier venu dans la collaboration, M. Nuitter, était tombé d'accord
avec lui pour s'effacer devant Richard W'agner, seul véritable auteur
du poème et de la partition'.
11 s'agit là de la traduction en vers, de celle qui fut chantée et
gravée; mais Wagner, dans son désir d'être bien compris des Parisiens,
avait fait plus encore. Il avait fait faire une traduction de ses quatre
grands poèmes, en prose, à cause du temps qui pressait et de la diffi-
culté qu'il y aurait eu à rendre en vers le sens littéral; puis il les
avait réunis en volume, avec une lettre-préface où il avait prétendu
résumer sa vie et expliquer clairement ses théories artistiques à des
gens qui s'en souciaient fort peu. Cette Lettre sur la musique, publiée
à la fin de l'année 1860, fut une erreur de Richard Wagner, qui avait
d'ailleurs la rage de l'autobiographie et qui recommença deux ou trois
fois la sienne, toujours afin de se bien faire connaître des nouveaux
auditeurs français, américains ou autres, auxquels il soumettait sa
musique. En principe, l'intention était bonne; en fait, elle était sans
utilité, mais non sans danger.
11 fallait bien peu connaître les Français, amateurs, critiques ou musi-
ciens, pour s'imaginer qu'ils allaient lire cette préface, avant d'aller voir
Taunlicvuser, et quand bien même ils l'auraient lue, ils en eussent été
plus étourdis qu'éclairés. Comme Wagner, en 1860, avait déjà com-
posé Tristan et Iseult et que ce poème figurait dans son livre, instinc-
tivement il poussa l'histoire de sa vie et du développement de ses idées
jusqu'après Tristan, sans faire réflexion que cela dépassait terriblement le
but, puisqu'il s'agissait simplement de préparer les gens à l'audition de
I. Edmond Roche mourut à trente-quatre ans, le iG décembre i8ôi, par contre-coup du désastre
de Tannhœiiser, tant il avait mis sur cet opéra son dernier espoir de renommée et de prospérité. Ses
poésies furent réunies en un volume précédé d'une préface, où M. V. Sardou raconte avec sa verve
habituelle les séances extraordinaires de travail entre Roche et Wagner et déplore, attendri, la mort
d'un ami de talent. Quant au recueil des poésies de Roche, il en fut comme du poète en personne : on
l'ignora totalement.
< —
o =
,34 RICHARD WAGNER
Tannhœiiser. En rédigeant sa Lettre sur la musique, il perdit de vue
le but immédiat de cette préface ; il l'écrivit moins pour des ignorants
que pour lui-même, et par là se produisit une méprise, toute naturelle,
entre le public et l'écrivain. Sa profession de foi trompa tout le monde :
on y crut voir la définition du style de Tanuhœuser et Ton en fut
effarouché ; tandis qu'en écrivant, l'auteur avait toujours eu en vue
non pas Tannhœuser, ni même Lohengrin, mais Tristan et Iseult et
l'Anneau du Nibelung.
11 le dit formellement quelque part : « Considérer les éclaircisse-
ments que je vous adresse comme une préparation à la représen-
tation de Tannhœuser, serait donc concevoir une attente très erronée
à certains égards. » Mais alors pourquoi les donner? Des éclaircissements
qui n'éclairent rien ne peuvent que brouiller les idées des gens et c'est
ce qui arriva, d'autant plus que tout cela fut parcouru d'une façon fort
superficielle. On ne lut pas du tout cet écrit dans le public, et les
journalistes qui le feuilletèrent furent frappés seulement par une ou deux
appellations bizarres ou nouvelles pour eux : mélodie infinie, musique
de table, en parlant de l'opéra italien, dont ils ne cherchèrent pas l'expli-
cation dans le contexte ; ils en inventèrent môme une : mélodie de la foret,
comme ils avaient déjà imaginé celle de musique de l'avenir, et sur ces
trois ou quatre expressions ils bâtirent les théories les plus saugrenues,
déversèrent des flots de fantaisie intarissable, avec force quolibets et
la\ii. Voilà pourtant tout le mal que peut faire un livre inutile et mal
compris.
A le suivre avec attention, ce résumé de sa vie et de ses idées
est fait avec beaucoup de soin par un auteur qui, naturellement, ne se
donne jamais tort; mais il est confus, comme tous les écrits de
Richard Wagner, où l'idée essentielle est toujours surchargée de déve-
loppements parasites, avec des comparaisons plus embrouillées que
l'objet qu'elles prétendent expliquer. Assez peu clair par lui-même,
il parut fort obscur à des gens qui ne soupçonnaient rien de ces choses,
qui considéraient comme un musicien sans valeur l'artiste assez pré-
somptueux pour s'attaquer aux réputations les mieux assises et pour
vouloir renouveler la musique dramatique. Et ee pauvre Wagner qui
écrivait naïvement dans sa Lettre sur la musique : « L'ouvrage dont
je vous parle, et dont la composition musicale est déjà depuis longtemps
achevée en grande partie, a pour titre l'Anneau du Nibelung. Si la
tentative que je fais aujourd'hui de vous présenter mes autres poèmes
d'opéra dans une traduction en prose ne vous déplaît pas, peut-être
serais-je disposé à renouveler cet essai pour ma tétralogie'! »
I. Dans sa Lettre sur la nnisiijiic, Wagner a proteste par tleux fois contre la sotte invention qu'on
lUCIIAlin WACJNEK ,35
Les dillicultcs surgirent à propos du ballet. L'administrateur Alphonse
Royer, dès ses premiers entretiens avec Richard Waoncr, ne lui avait
pas caché que c'était là un élément de succès considérable, et que le
ballet, indispensable à ses yeux, devait arriver au milieu du deuxième
acte, afin de couper la soirée au gré des habitués qui aiment à voir ce
divertissement vers dix heures. Wagner refusait obstinément d'intercaler
un ballet au deuxième acte, où il était inadmissible ; il caressait l'idée, au
contraire, d'introduire des danses dans le Venusberg et de développer
cette scène en appliquant ses nouvelles idées sur le drame. Cela ne devait
servir à rien qu'à dérouter les chanteurs qui savaient déjà le premier
acte, et ce n'était d'aucune utilité en ce qui concernait les abonnés,
puisque ce divertissement arrivait dès le lever du rideau du premier acte.
Mais 'Wagner n'en fit qu'à sa tête, avec raison.
Il donna au tableau du Venusberg des développements maonifiques
dont les interprètes se plaignirent fort, en particulier M'"^ Tedesco,
réduite à rapprendre un nouveau rôle de Vénus, et dont les auditeurs
rirent infiniment, parce que ce morceau, en dehors du caractère général
de l'ouvrage, était écrit dans un style trop étranger au public pour être
accepté, quand bien même on aurait applaudi tout le reste de l'opéra ;
mais il est à l'honneur de Wagner d'avoir agi selon sa conscience et
de n'avoir pas écouté les amis qui le dissuadaient de ce changement, de
peur de compromettre le succès. A tous ces points de vue, il eut abso-
lument raison ; toutefois ce refus de mettre un grand ballet à la place
accoutumée fut la raison déterminante de l'orage et de racharnement
des beaux messieurs des clubs à venir siffler Tannhœuser : ils avaient
trop de points de contact avec le corps de ballet pour ne pas épouser
sa rancune et soutenir son dépit.
A mesure que les répétitions avançaient, elles devenaient plus ora-
geuses'. Pendant ces longues études, Wagner avait trouvé chez les
chefs du chant Vauthrot et Croharé le concours le plus intellieent et le
plus dévoue; mais il n'en allait pas de même avec le chef d'orchestre
qui n'était autre que Dietsch, celui-là même qui avait mis en musique
lui prctait ac musique de iavenir. Après avoir explique que chaque art, selon lui, arrivé auK limites
de sa puissance, demande à s'allier à un art voisin et que rœuvre d'art parfaite résulterait de la fusion
de tous les arts particuliers : poésie, musique, mimique, etc., il reconnaissait qu'en l'état actuel des
choses, cet idéal ne pouvait pas arriver à une réalisation complète, et il le désignait sous le nom d'œuvre
dart de l'avenu: « C'est le titre aussi que je donnai à un écrit développé dans lequel j'exposais avec
plus de détails les idées que je ^iens d'indiquer; c'est à ce titre (soit dit en passant) que nous sommes
redevables de ce spectre si bien inventé d'une « musique de l'avenir », ce spectre, devenu si populaire
qu'on l'a vu courir comme un revenant jusque dans des écrits français. Vous pouvez à cette heure
comprendre clairement sur quel malentendu cette invention a été imaginée, et dans quel dessein. »
[Lettre sur la musique, à M. F. ViUot, traduite par M. Challemel-Lacour, en tète des Quatre poèmes
doperas traduits en prose française. Un vol. in-i8. Librairie nouvelle, 1860.)
I- Il n'y en eut pas moins de 164; les frais généraux de mise en scène s'élevèrent à 100,000 fr..
plus 800 tr. de dépenses extraordinaires pour chaque représentation. Ces chiffres sont extraits de
i36
RICHARD WAGNER
avec si peu de succès le Vaisseau fantôme cédé par Richard Wagner
à Léon Pillet, et qui de plus était sans valeur personnelle : à la
fin des répétitions, les relations entre l'auteur et Dietsch étaient
devenues des plus difficiles. Wagner, tout à fait mécontent, demanda
de dirig-er la répétition générale et les trois premières représentations :
« Je ne puis décidément consentir, écrivait-il au directeur Alphonse
Royer, à ce que l'effet du zèle inouï de tant d'artistes et chefs d'études
soit abandonné à la merci d'un chef d'orchestre incapable, en ce qui
concerne mon ouvrage, de diriger l'exécution définitive. » Il ne dépendait
pas de l'administrateur de prendre
une décision à cet égard, et Wagner
dut adresser sa demande au mi-
nistre, qui y répondit par un refus
formel, justifié par les usages d'alors
et approuvé, il faut le dire, par tous
les musiciens de l'orchestre et des
chœurs, qui se vengeaient des exi-
gences et des mauvais compliments
de Wagner en portant aux nues un
chef qu'ils décriaient dans leur par-
ticulier.
Quoi qu'il en soit, il y a dans la
réponse du ministre d'Etat, comte
Walewski, une phrase solennelle à
conserver comme modèle de style
administratif : « Jamais en France,
soit qu'il s'agît des œuvres de nos
compositeurs, soit qu'il s'agit de celles
des maîtres étrangers tels que Ros-
sini ou Meyerbeer, le directeur de l'orchestre n'a été déshérité du
droit de rester à la tète de sa phalange d'exécutants. Il y a plus : avec
nos idées et nos habitudes françaises, le chef d'orchestre qui céderait
son siège dans ces journées solennelles et décisives serait considéré
comme désertant ses dei'oirs et perdrait pour l'avenir tout le prestige
de son autorité. » Et les répétitions continuèrent , tout allant de mal
en pis, le chef d'orchestre à son pupitre battant une mesure, et le
Tanicle si précis publié par M. Cli. Nuitter dans les Ba\-rciitlicr i-'cstblœiter (1SS4) et sur lequel 011 peut
se guider en toute confiance pour ce qui regarde Tannhcrusey. I! faut se délier au contraire d'un article
amusant, mais très habile, où M. Paul Lindau, sous couleur d'être favorable à Wagner, tend à démon-
trer que tout, absolument, est de sa faute et qu'il n'y avait pas l'ombre de cabale. M. Paul Lindau était
le frère de Richard Lindau qui venait de perdre un procès contre Richard Wagner, et quand même
on ne le saurait pas, la façon dont il raille les vers de ^L Nuitter suftirait à montrer qu'il tenait de
près au traducteur éconduit.
A UNE REPETITION GENERALE
DE « TANNHyEUSER ».
— Tiens, il n'est pas permis de s'ennuyer
à mourir à votre opéra ?
— Non, monsieur, mourir, c'est claquer,
et je ne veux pas de claqueurs à mes repré-
sentations.
(Cham, Charii\iri. 10 mars iSôi.)
RICllARl) \va(;nkr
>37
compositeur assis sur la scène à deux pas, battant sa mesure à lui, du
pied, de la main, et frapprfnt furieusement, au milieu d"un nua^-e de
poussière, le plancher du théâtre.
C'est dans ces conditions défavorables que la j^remièrc représentation
fut donnée, le mercredi i3 mars 1861. En quelques mois Wagner s'était
aliéné tout le monde à l'Opéra : directeur, chef d'orchestre, orchestre
RICHARD WAGNER EN 1861.
D'après une litlio^raphic de Dcsmaîsons.
et corps de ballet, jusqu'aux claqueurs salariés dont il aurait voulu se
passer, par honnêteté artistique, et qu'on lui avait quand même imposés,
sans parler des quolibets et caricatures que cette folle prétention fit
pleuvoir sur lui. Cependant, malgré tout ce quintranspirait de l'opposi-
tion systématique d'une partie des spectateurs, écrit M. Nuitter, qui
nous a laissé le meilleur récit de cette soirée, on ne se doutait pas
exactement de ce qui allait arriver. Le premier tableau, bien qu'il
fût écrit tout à fait dans la dernière manière de Wagner, passa
18
i38 RICHARD WAGNER
sans opposition, mais quand, après le changement de décor, on entendit
la phrase du petit pâtre jouant du chalumeau, un premier murmure
s'éleva. Wagner, qui était dans la loge du directeur sur le théâtre, ne
comprenant pas encore le sens de la manifestation du public, se pencha
pour regarder dans la salle et dit à son collaborateur qui se trouvait à
côté de lui : « C'est l'empereur qui arrive. » Hélas non ! c'était le
ricanement d'une partie des spectateurs qui commençait.
Dans l'entr'acte, une idée lumineuse traversa l'esprit de ces gens en
humeur de s'amuser : la plupart des abonnés, membres du Jockey-Club
ou du Cercle Impérial, allèrent acheter dans la boutique d'un armurier
du passage de l'Opéra tous les sifflets de chasse qu'ils purent y trouver,
et le vacarme reprit au deuxième acte pour aller croissant jusqu'à la fin
de la représentation, sauf pendant la marche avec chœurs, pour laquelle
il fallut que les siftleurs fissent trêve. 11 faut dire que, dans cette
bagarre, les chevaliers du corps de ballet avaient été soutenus par les
ennemis personnels du maître, — il excella toujours à s'en créer, —
tandis que les spectateurs impartiaux, indignés d'un tel parti pris et d'un
outrage aussi scandaleux, avaient joint leurs bravos, souvent très cha-
leureux, à ceux des amis de Wagner.
Un instant, on put croire que la victoire resterait aux défenseurs;
mais le finale du deuxième acte, encombré de harpes et de trouba-
dours, acheva la déroute : au troisième, on n'entendit plus rien du
tout, et le sommet de tout l'ouvrage, en particulier, le récit du pèleri-
nage à Rome, fut couvert d'un bout à l'autre de cris forcenés. Les
interprètes, cependant, ne plièrent pas devant ces démonstrations hos-
tiles, et dans la salle deux personnages de marque au moins défendirent
bravement l'auteur : M""" de Metternich, qui semblait vouloir prendre
sa revanche de Solférino, dit Mérimée, et l'empereur, qui donna à
plusieurs reprises le signal des applaudissements ; cela valait toujours
mieux que d'applaudir Roland à EoucevavxK
Wagner, d'ailleurs, paraît avoir vu assez clair dans toute cette
affaire, et dans le compte rendu qu'il fait de la bataille^, dès le 26 mars,
à des amis d'Allemagne , il marque une grande reconnaissance au
public pris en masse. « Il me semble, en ce qui concerne la nature de
cet accueil, qu'on vous a, jusqu'à présent, entretenus dans l'erreur;
certes, vous vous tromperiez grandement si vous tiriez de vos précé-
dentes informations, au sujet du public français en général, une
conclusion flatteuse peut-être pour le public allemand, mais en vérité
très injuste. Je persiste, au contraire, à reconnaître au public parisien
des qualités fort appréciables, notamment une compréhension très vive et
I. \'oir Paris dilettante au commencement du siècle (chez riimJn-Didol), p. 307.
RICHARD WACNKR
i3<
un sentiment de la justice vraiment (généreux. Voici un public (je parle
de ce public pris dans son ensemble), auquel je suis personnellement
tout à fait inconnu, un public auquel les journaux, les bavards et les
oisifs rappoitcnt journellement sur mon compte les choses les plus
absurdes, et qu'on travaille contre moi avec une rage presque sans
exemple : eh bien ! qu'un tel public, pendant des quarts d'heure entiers,
lutte pour moi contre la claque et me prodigue les témoignages les
plus opiniâtres de son approbation, c'est là un spectacle qui devait me
mettre la joie au cœur, eussé-je été l'homme le plus indifférent du
monde '. »
La deuxième représentation, annoncée pour le i3 mars, fut reculée
I, A CLEF DE LA MUSIQUE DU B TANNH.EUSER ».
(Cliani, Cluirii'.u-i, 7 avril 1861.)
au lundi iS par suite d'une indisposition de M. Niemann, et le direc-
teur profita de ce retard pour demander de nouveaux sacrifices à
l'auteur : il avait déjà obtenu de lui qu'on supprimât une partie du
rôle de Vénus dans le premier tableau, les trompes de chasse et les
chiens dans le tableau final du premier acte^, la ritournelle du petit
pâtre, le trait de violon qui termine le deuxième acte, et le retour de
Vénus au troisième : toutes coupures heureuses, mais insuflfisantes au gré
du directeur. « Je vous ferai observer, écrit-il au ministre le 17 mars,
1. Souveitirs de Riclurd Wagner, p. '171.
2. Ces malheureux chiens qui avaient soulevé l'indignation des spectateurs délicats et servi de
prétexte aux quolibets les plus spirituels, à quelque temps de là contribuèrent singulièrement au
succès d'un grand drame : la Jeunesse du roi Henri, de Lambert Thiboust et Ponson du Terrail, repré-
senté en 18Ô4 au théâtre du Chàtelet ; les auteurs avaient tout simplement repris l'idée de Wagner
et n'eurent qu'à s'en féliciter.
,40 RICHARD WAGNER
qu'il est très diflîcilc de faire retrancher telle ou telle partie de son
ouvrao-e à un homme aussi convaincu de son mérite que Test M. Wai^ner.
Ceux qui le connaissent s'étonnent de ce que j"ai déjà obtenu, quoique
cela, je le répète, ne soit pas suffisant. S'il s'agissait d'une pièce
récitée, je couperais d'autorité, malgré les réclamations de l'auteur;
mais, dans une partition, tout retranchement nécessite un raccord de
tonalités que je ne puis pas me permettre de faire. » On n'est pas
plus modeste, en vérité.
En fait, la deuxième représentation, pendant laquelle l'empereur et
l'impératrice s'associèrent plus d'une fois aux bravos des partisans,
confirma le jugement de Wagner sur le public, sur ce public qui cria
lui-même : « A bjs les Jockeys! » pour imposer silence aux siftleurs.
C'était si bien une cabale montée et manœuvrant sur un signal, qu'à
cette représentation, tout le premier acte et la moitié du second
passèrent sans autre interruption que celle de bravos chaleureux à
plusieurs endroits : puis, à partir de la scène du tournoi des chanteurs,
comme sur un mot d'ordre, sifflets et mirlitons se mirent de la partie
et les manifestations hostiles devinrent encoi'e plus violentes que le
premier soir, tant les siffleurs craignaient d'avoir mal tué le monstre.
En présence de cet acharnement d'un club tout-puissant, qui tenait
dans le tremblement le ministre en personne, il fut convenu que la
troisième représentation serait donnée un dimanche afin d'éviter la
présence des abonnés de l'orchestre, et elle eut lieu effectivement le 24,
devant une salle comble, ainsi que le prouvent les chiffres des recettes'.
Mais les abonnés, dont on voulait se passer, n'avaient pas entendu
de cette oreille, et, plutôt que de courir le risque de laisser Tanuhœuser
se relever le moins du monde devant un public impartial et mauvais
connaisseur en chevaux, ils étaient venus en masse, eux pour qui
c'était presque déroger que de se montrer un dimanche à l'Opéra.
Cette fois, il n'y avait plus à lutter ni même à ruser avec une cabale
aussi acharnée. « Autant j ai été stupéfait de l'attitude effVénée de ces
messieurs, dit Wagner, autant j'ai été ému et touché des efforts
héro'iques déployés par le public proprement dit pour réparer ce déni
de justice à mon égard ; jamais il ne m'est moins venu à l'esprit de
douter, si peu que ce soit, du public parisien dès qu'il se trouve sur
un terrain neutre, d Et cela, ne l'oublions pas, fut écrit le surlendemain
de la troisième représentation.
11 avait été sous-entendu, sans qu'on l'eût officiellement annoncé,
I. Recettes des trois représentations de Tannhœuser : première : 7,491 fr. (dont 2,770 d'abonnement),
maigre le service lait à la presse et aux artistes; — deuxième : 8,-4i5 fr. fcirnt -j,;?!^ fr. d'r.l-onnement';
— troisième : 10,7134 fr. (abonnement, 23o fr.) (Arlicle cite de M. Cli. Nuitler.)
RICHARD WAGNER ,4,
que cette représentation du dimanche serait la dernière ; il lut bien
un instant question d'en donner une quatrième afin que les abonnés
du vendredi qui, seuls, n'avaient pas entendu Tannhœitser, pussent
s'en amuser à leur tour ; mais Richard Wagner s'opposa si vivement
1^,
C^i^li" tU^iT C^^-^C-ft^i^t ^ f-r «./• ,
''^'^^.J^c.
LETTRE AUTOGRAPHE DE WAGNER AU DIRECTEUR DE l'opÉRA
En date du i" mars 1861. — (Archives de l'Opéra.)
à ce projet que le ministre ne crut pas devoir passer outre et qu'il
consentit au retrait de l'ouvrage, demandé par Fauteur. « Puisque les
membres du Jockey-Club, disait Wagner dans une note adressée au
directeur, ne veulent pas permettre que le public de Paris puisse
entendre mon opéra exécuté sur la scène de l'Académie impériale de
,43 RICHARD WAGNER
musique, faute de voir danser un ballet à l'heure ordinaire de leur
entrée au théâtre, je retire ma partition et je vous prie de vouloir bien
communiquer à S. Exe. le ministre d'Etat ma résolution, par laquelle
je crois le tirer d'un embarras important. »
C'était là une note privée ; la lettre officielle est ainsi conçue :
« Monsieur le directeur, l'opposition qui s'est manifestée contre le
TannJuvnscr me prouve combien vous aviez raison quand, au début
de cette affaire, vous me faisiez des observations sur l'absence du
ballet et d'autres conventions scéniques auxquelles les abonnés de
l'Opéra sont habitués. Je regrette que la nature de mon ouvrage m'ait
empêché de le conformer à ces exigences. Maintenant que la vivacité
de l'opposition qui lui est faite ne permet même pas à ceux des
spectateurs qui voudraient l'entendre d'y donner l'attention nécessaire
pour l'apprécier, je n'ai d'autre ressource honorable que de le retirer.
Je vous prie de faire connaître cette décision à S. Exe. M. le ministre
d'État. y> C'était tomber fièrement — presque en vainqueur'.
Toute cette affaire de Tannhcvuser, à quelque point de vue qu'on
l'examine, est peu honorable pour nous. Mais ce qui est plus triste
encore que ce tapage infernal organisé par de joyeux viveurs après
boire et avant souper, c'est l'attitude de la presse qui, elle, n'était pas
dans la dépendance du corps de ballet et crut na'ivement se trouver en
présence d'une oeuvre exécrable et d'un compositeur de rencontre. Ce
fut entre tous les journaux une course à l'injure, un tournoi d'ignorance,
et pendant des semaines, longtemps encore après que le compositeur
avait fui Paris, ils écrasaient l'œuvre et bafouaient l'homme avec un
acharnement sans pareil.
Jamais peut-être l'aveuglement de la critique prise en masse et sa
faiblesse envers le public, sur lequel elle se guide au lieu de le guider,
ne se montrèrent d'une façon plus éclatante. Il y a eu des centaines
d'articles où l'on injuriait l'artiste et son œuvre, uniquement parce que
c'était de mode, et le pis est que tous ces juges, qui ne soupçonnaient
rien de la chose à juger, étaient absolument sûrs de leur fait : à leurs
yeux, l'auteur était un polisson, l'œuvre une ordure et l'arrêt qu'ils
rendaient devait être sans appel.
Beaucoup sont morts avant d'avoir vu leurs jugements cassés en si
peu de temps; mais, parmi ceux qui survivent et qui furent des plus
I. Ce retrait de Tannhœuser fut une véritable déception pour les amateurs et les curieux : dans
Paris, tout le inonde avait la rage de Tannhœuser, et la location encaissée à l'avance était énorme.
Une fois la pièce retirée, on se rendit en foule partout où l'on jouait quelque fragment de Wagner,
par exemple au Casino, où Arban faisait exécuter la marche de Tannhœuser et la marche des fiançailles
de Lohengrin ; à l'Opéra-Comique, où Roger chantait dans un concert spirituel le récit du pèleiinage à
Rome, etc., etc. Et partout adversaires et partisans sifflaient et applaudissaient avec rage, aveuglément.
RICIIAI^I) WAGNER
143
violents à rurii^inc, il est amusant d'observer comment plusieurs
manœuvrent pour tourner en môme temps que la mode et faire
oublier leurs élucubrations passées, tandis que d'autres, plus crânes
luttent désespérément, avec rage, et crient d'autant plus fort qu'ils
sentent le terrain fuir sous eux. Il serait fastidieux de rccheicher tous
ces articles, dont Gasperini a, d'ailleurs, détaché des passades caracté-
ristiques ; il suffira d'en citer un seul, oublié dans sa nomenclature, un
des plus doux et signé d'un écrivain qu'on classait alors parmi les
maîtres de la critique.
« Pas de périphrase à notre opinion sur l'opéra de AI. ^^'a"■ner :
l'ouverture et la marche du second acte exceptées, sa partition n'est
qu'un chaos musical. Les sons se heurtent,
s'agglomèrent, s'entassent, se confondent, x i?
comme d'immenses nuages dans un ciel bla-
fard. Tantôt c'est une obscurité opaque et
pesante, — ce que M. Wagner appelle la
mélodie iujînic, sans doute, — qui écrase la
plus robuste attention; tantôt c'est un vacarme
discordant qui ne parvient qu'à simuler les
plus grossiers fracas des tempêtes physiques.
Les voix et l'orchestre, les vents et la mer
luttent, comme dit Shakespeare, « à qui sera
« le plus fou ». Si parfois un coin de lumière
perce ces ténèbres, si le spectre d'une idée
mélodique se dessine vaguement sur ce fond
grisâtre, le musicien déchaîne son orchestre
à la façon d'Eole excitant les vents, et il n'a
de cesse que ■ la masse nuageuse n'ait tout
comblé et tout efïacé. M. Wagner s'interdit
à dessein ce que les musiciens de tous les temps ont recherché comme
l'essence môme de leur art : le rythme, la mélodie, la clarté. Sa
musique, comme celle des Corybantes, qui entouraient les antres des
Mystères orgiaques, semble n'avoir pour but que d'effrayer et d écarter
les profanes. « Il a mangé du tambour et bu de la cymbale ! » criaient
les Hiérophantes de ces bacchanales pour désigner l'Initié qui avait
traversé la terrible épreuve. — « Si je comprends ce que je mange, je
« te chasse «, disait un gourmet à son cuisinier. ■ — ■ En deux mots,
voilà la musique de M. Wagner. Elle impose, pour révéler ses secrets,
des tortures d'esprit que l'algèbre seule a droit d'infliger : l'InintcUi-
gible est son idéal. «
Paul de Saint-Victor, l'auteur de ce galimatias double, osant
— J'ai vendu ma partition.
— Au marchand de musique?
— Non, au pliarmacien.
— Comme somnifère, c'est juste.
(Cham, Chjrii\-iyi. 7 avril 1861.)
144 RICHARD WAGNER
reprocher à quelqu'un d'être inintelligible : est-ce assez bouffon ' ?
« Moins on en dira sur les causes de cet échec, mieux cela vaudra,
écrit Wagner; mais ce fut un désastre pour moi. Toutes les personnes
intéressées avaient été payées par moi ; ma part devait consister dans
les honoraires habituels après chaque représentation, et cette ressource
était brusquement supprimée. Aussi je quittai Paris avec une masse
de dettes, ne sachant de quel coté me tourner; cependant, en dehors
de ces désagréments, le souvenir de cette année désolante ne m'est
nullement désagréable. » 11 perdait d'autant plus à la brusque inter-
ruption de Taniihcviiser que, pour rémunérer les deux traducteurs, il
leur avait abandonné la moitié de ses droits sur les vingt premières
représentations et que c'était seulement à partir de la vingt-et-unième
qu'il devait toucher pour lui seul la somme totale de 5oo francs, fixée
alors pour tous droits d'auteur à l'Opéra. Ces trois représentations lui
rapportèrent donc seulement ySo francs et 37 5 francs à chacun des
deux traducteurs-.
Quelle explosion de joie ce fut alors chez Berlioz 1 11 avait gardé
le silence aux Débats; mais comme il se rattrapait dans le monde! Et
quel déchaînement de colère dans toutes ses lettres tant qu'il put
craindre un succès ! Mais aussi quels cris de triomphe et quels trépi-
gnements dès qu'il vit son ennemi par terre ! « Ah ! Dieu du ciel, quelle
représentation ! Quels éclats de rire ! Le Parisien s'est montré hier
sous un jour tout nouveau; il a ri du mauvais style musical, il a ri des
polissonneries d'une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d'un
hautbois; enfin, il comprend donc qu'il y a un style en musique. Quant
aux horreurs, il les a sifflées splendidement. » Et sept jours après, dans
une lettre adressée à son fils : « La deuxième représentation de Tann-
hœitser a été pire que la première. On ne riait plus autant, on était
furieux, on siftlait à tout rompre, malgré la présence de l'empereur et
de l'impératrice qui étaient dans leur loge. L'empereur s'amuse. En
sortant, sur l'escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de
1. Infiniment peu de critiques défendirent Richard Wagner ou se contentèrent de le discuter se-ricu-
sement au lieu de l'accabler de quolibets : il faut nommer cependant Baudelaire à la Revue européenne,
Franck-Marie à la Patrie, Weber au Temps, d'Ortigue aux Débats, remplaçant Berlioz pour un jour,
et qui, tout en repoussant les idées émises dans la Lettre sur la musique, reconnut en Wagner un
artiste convaincu et le combattit sans aigreur.
2. Ces chiffres sont exacts, mais les renseignements qui suivent, rapportés par M. Dannreuther,
qui les devait tenir de Wagner, paraissent sujets à caution. Si Wagner avait demandé une cession de
droits à ses collaborateurs, il est bien probable que ceux-ci y aurarent consenti; mais il n'avait pas à
disposer dune part de droits qui était la pleine propriété de ses collaborateurs : il ne dépendait pas
de lui, mais d'eux-mêmes, qu'ils touchassent leur part, équivalente à la moitié. Dans le lait, il y eut,
en ce qui concernait Tannhœuser, tant de conventions particulières, de traités fictifs, pour soustraire
les droits de Wagner à ses nombreux créanciers, à MM. Erlanger, Beckmann, Lindau, etc., qu'on ne
raurait y reconnaître grand'chose aujourd'hui, de l'aveu de M.. Nuitter. Ht puis, cela vaudrait-il la
peine qu'on se donnerait ?
&
lUCIIAin) WAGNER
.45
grcdin, d'insolent, d'idiot. Si l'on continue, un de ces jours la repré-
sentation ne s'achèvera pas et tout sera dit. La presse est unanime
pour Tcxterminer. Pour moi, je suis cruellement venge 1 I ! » Pauvre
Berlioz!
Au mois de juin 1861, Wagner était encore à Paris. Il abandon-
nait alors la rue d'Aumale pour aller loger chez le ministre de Prusse,
comte de Pourtalès, — économie et honneur pour lui ; — mais il
quittait presque aussitôt la France et, cette fois, il pouvait regagner
tranquillement sa patrie au lieu d'errer en exil. Depuis quelque temps
déjà — vers le milieu de l'année 1860 — l'intercession du grand-duc
de Bade avait obtenu du gouvernement saxon que, tout en continuant
à interdire à Richard Wagner le territoire de la Saxe, il ne s'opposât
plus à son séjour dans les autres Etats de la Confédération ' ; cela valait
au moins autant que s'il eût fait jouer Tristan et Iseiilt. Wagner, en
parlant de son premier séjour au milieu de nous, a remarqué que
« Paris lui avait été du plus grand secours pour l'Allemagne ». Obser-
vation vraie et dont l'exactitude est plus frappante encore après un
second séjour, car les sitîleurs acharnés du Paris firent plus pour sa
gloire et le retentissement de son nom que n'aurait pu faire un succès
semblable à ceux qu'il avait déjà remportés en Allemagne. En croyant
l'enterrer, ils l'avaient porté au pinacle : ainsi va le monde quelque-
fois, — et tout est bien.
I. Des le mois d'octobre iS3i, le roi de Saxe avait coinnuié en bannissement liors Je l'Allemas^ne
entière le loni; emprisonnement auquel Wagner, condamne par défaut, n'avait échappé que par la
l'uitc. En 18Ô0, le proscrit n'était plus écarté que du royaume saxon; enfin, en mars 1862, il obtiendra
de pouvoir rentrer même en Saxe, — après treize ans d'exil.
TANNH.EUSER TRODUISANT SON EFFET, MEME SUR LES ARTISTES QUI 1,E REPETENT.
iCliam, Clu^rivari. 10 mars i.Sôi.)
Kl
CHAPITRE X
TRISTAN ET ISEULT A MUNICH
iCHARD Wagner, en rentrant en Allemagne, était tou-
jours possédé de la même idée fixe : faire exécuter
Tristan et Iseult. Il avait une telle hâte d'entendre
au théâtre cet ouvrage ou. il avait mis tout de lui-
même, - — le poète et le musicien, le philosophe et le
réformateur, — qu'il avait fallu une impossibilité radi-
cale pour le faire renoncer à sa folle idée de louer le
théâtre Ventadour et d"y monter son œuvre à ses
risques et périls. C'aurait été un bien autre hourvari que pour Tann-
hœuser. Mais il pensa que cela devait marcher tout seul en Allemagne;
comme il faisait erreur! En fait, les trois années comprises entre son
retour de France et son appel à Munich furent peut-être les plus
déplorables de sa vie entière. Il n'avait qu'une pensée, et tous les
efforts qu'il tentait pour la réaliser étaient comme frappés d'impuis-
sance. 11 échoua d'abord auprès du grand-duc de Bade, qui ne refusa
pas tout net de laisser Jouer Tristan et Iseult pour son anniversaire,
mais qui n'en reparla jamais. A Vienne, on avait en principe accepté
de le monter ; mais, après cinquante-sept répétitions, l'insufîisance
flagrante du ténor Ander força d'y renoncer. A Carlsruhe, à Prague,
à 'Weiniar, il s'en fallait qu'on allât jusqu'à répéter : on refusait de
prime abord.
A ce moment-là, Wagner était à bout de ressources, et, pour sou-
tenir sa précaire existence, il dut organiser une série de concerts où il
conduisait principalement les symphonies de Beethoven et des fragments
des Alaitres Chanteurs et des Nibelungen^. De décembre 1862 à
I. Quelques renseignements pécuniaires ne seront pas de trop ici. En Allemagne, les honoraires
habituels pour la première représentation d'un ouvrage variaient de lo à 5o ou 60 louis d'or (soit de
200 à 1,-ioo fr.), selon le rang et la grandeur du théâtre. Pour les représentations suivantes, la part de
l'auteur consistait dans une petite somme convenue d'avance et dans un petit tant pour cent sur la
recette, le plus souvent cinq, parfois sept, jamais plus de dix. La plupart des villes allemandes ayant
un théiitrc, un opéra heureux dans sa première tournée pouvait produire une somme considérable
mais après, le rendement baissait vite : on ne pouvait pas jouer longtemps la même pièce dans un
théâtre de cour ou de ville, où les prix sont toujours très bas et où le système des abonnements tend
à réduire le nombre des représentations d'un ouvrage, n Mes opéras pouvaient être joués de diftercnts
Cotés, dit Richard Wagner, mais je ne pouvais pas vivre avec leur produit. A Dresde, où le Hollandais
volant et Tannluvuscr avaient eu du succès, on me dit que je n'avais aucun droit parce qu'ils avaient
RICHARD WAGNER ,47
décembre i863, il courut le monde, dirigeant des festivals de ce
genre à Leipzig, à Vienne, à Prague, à Saint-Pétersbourg, à Moscou,
à Pesth, à Breslau et de nouveau à Vienne, où il redonna plusieurs
concerts au théâtre An der Wicn, où il émerveilla le public par une
exécution, tout à fait dans la vraie tradition, de l'ouverture du Frcischi'tti.
Et lui-même a résumé d'un mot cette vie de Juif errant de la
musique : « Ce curieux concert, dit-il en parlant de celui de Leipzig,
où la salle était vide à moitié, fut le premier d'une longue série de
pareilles entreprises absurdes auxquelles la gêne et la misère me
réduisirent. Dans d'autres villes au moins, le public vint en masse et
je remportai un véritable succès artistique ; mais c'est seulement en
Russie que les résultats pécuniaires valurent qu'on en parlât. » Ces
concerts, en somme, avaient fait beaucoup pour sa réputation et le
monde accourait partout pour le voir, mais il n'était toujours pas
parvenu à faire jouer Tristan et Iseult.
Après cet heureux voyage en Russie, où la grande-duchesse Hélène,
amateur passionné de musique, avait témoigné son admiration à ce
« Messie du laid », comme dit Fétis, avec une magnificence toute
royale, Wagner prit ses quartiers à Vienne, où il gaspilla en folles
dépenses tous les bénéfices de sa tournée dans le Nord, environ trente-
cinq mille roubles, qui représentaient alors plus de cent mille francs.
Il s'était imaginé qu'il ne verrait jamais la fin de cette fortune et avait
donné libre cours à ses goûts fastueux : on parlait d'un canapé tendu
de soie richement brodée et payé trois mille florins, plus de six mille
francs. A la devanture d'un grand marchand de Vienne, on se montrait
de magnifiques tapisseries que Wagner avait fait tisser tout exprès
pour sa villa de Suisse : en un rien de temps, les trente-cinq mille
roubles furent mangés. Vers cette époque, et comme il n'avait déjà
plus le sou, des voleurs s'introduisirent chez lui et, trouvant maigre
butin, emportèrent une riche tabatière qu'il avait reçue des mains de
la grande-duchesse et sur laquelle il comptait probablement pour durer
quelque temps. Cela fit rire, et plusieurs journaux, en relatant ce vol,
ajoutèrent plaisamment : a Quant aux manuscrits de Tristan et des
Nibeliingen, les voleurs n'y ont pas touché. »
La légende de Tristan et Iseult, si fameuse au Moyen-Age, est
d'origine celtique et par conséquent d'essence française. On la rencontre
pour la première fois sous une forme littéraire, dans un roman écrit au
été représentés pendant que j'étais maître de chapelle, et qu'un maître de chapelle de la cour de Saxe
doit produire un opéra par an. Quand ensuite, à Dresde, on désira avoir Tristan, je ne voulus le donner
que si l'on consentait à me payer Tanniuvuser, et l'on me refusa; mais lorsque le public insista pour
avoir les Maîtres Chanteurs , j'obtins ce que j'avais demandé. » [Dictionnaire de Grove, article :
Ricliard Wagner, par M. Dannreuther.)
,48 RICHARD WAGNER
x\f siècle, en prose normande, par Luc de Gast. De France, elle passa
rapidement en Allemagne et, en 1210, Gottfried de Strasbourg en fît une
épopée chevaleresque, à laquelle Richard Wagner emprunta la donnée
première de son drame, en la modifiant beaucoup pour Tapproprier à
la scène et surtout y introduire les théories philosophiques dont il
avait alors le cerveau plein. Dans Tétat d'isolement douloureux et
d'absolu découragement où il se trouvait en exil, son esprit, porté
vers les spéculations philosophiques et jusqu'alors imbu surtout des
doctrines panthéistiques de Hegel et de Schelling, s'était laissé gagner
par les théories de Schopenhauer qui ne sont autres que les idées
religieuses des Hindous, du Nirvana : le déooùt de la vie inutile et
l'horreur du jour aveuglant, l'aspiration à la nuit calme, à la mort
bienfaisante, à l'anéantissement.
« Comme Schopenhauer, écrit Gasperini dans son plaidoyer très
chaleureux, Wagner crut trouver un refuse contre les agitations d'un
monde mobile et tumultueux, dans ce grand détachement que l'Inde
préconise. C'est de ce côté qu'il se tourna, c'est au bouddhisme qu'il
demanda l'apaisement de son âme, c'est en renonçant au combat, en se
donnant tout entier à la foi nouvelle, qu'il espéra se préserver à jamais
des désenchantements terrestres, des surprises violentes qui l'avaient
jeté à bas. Par une contradiction étrange et dont il serait trop long
de rechercher les causes, le bouddhisme, qui prêche l'extinction,
l'anéantissement, proclame la puissance de la volonté, et glorifie la
volonté sans limites. Par là, du moins, "Wagner se retrouvait dans son
élément, il pouvait se sentir vivre dans cette nuit épaisse, dans cette
torpeur morne où il venait de s'abîmer'. »
Que Richard Wagner eût puisé dans une théorie philosophique,
décourageante entre toutes, le courage et la volonté nécessaires pour
se relever des abattements de l'exil, rien de mieux; — il n'y avait
rien là de comparable à la contradiction de Schopenhauer lui-même,
prêchant l'extinction de la race et procréant de nombreux enfants; —
mais qu'il allât jusqu'à faire de ses héros, de deux amants comme Iseult
et Tristan, les interprètes de l'école philosophique alors agissant sur
lui-même, et qu'en guise de chant d'amour il leur fît lancer des impré-
cations au jour pervers, au jour menteur, à toutes les faussetés de la
lumière : gloire, honneur, beauté; qu'il les fit aspirer aux ténèbres,
au repos éternel de la mort, au néant; que le suprême élan d'amour
de Tristan fût celui-ci : a C'est moi-même qui suis le monde », ainsi
que Schopenhauer avait dit en termes plus abstraits : « Le monde est
ma représentation », — voilà qui montre un esprit singulièrement
1. La Nuiwelle Allemaf^nc musicale : Richard Wagner, par A. de Gasperini, p. 145.
KICIIAKI) WAONKK
'49
trouble par les rêveries philosophiques et détourné du sain concept
dramatique et musical.
Cependant Tristan et Iscii/l ne voyait toujours pas la lumière et
c'était comme un épouvantai! pour tout le monde. A la lin de Tannée
i863, l'intendance du théâtre de la cour, à Dresde, avait entame des
néçociations pour engager Richard Wagner comme chef d'orchestre.
On passait par toutes ses conditions, si exorbitantes qu'elles fussent :
six mille livres de pension viagère, appartement au château grand-ducal,
loge au théâtre, équipage de la cour à sa disposition, etc., etc.; on
allait conclure, lorsqu'à toutes ces clauses il ajouta la représentation
dans un très bref délai de Tristan et Iscitlt : alors, tout craqua, et,
devant cette nouvelle exigence, on rompit
les pourparlers. Las, découragé de tant
d'efforts superflus, Wagner allait prendre
une retraite définive en Suisse, lorsque
la mort de Maximilien II de Bavière
amena sur le trône, en mars 1864, un
jeune prince âgé de dix-neuf ans, vision-
naire et mystique, ardemment épris des
théories d'art dramatique et national tant
de fois exposées par Richard Wagner,
passionné pour Loliengriii , qu'il avait
entendu dès sa seizième année, et qui,
un an avant de monter sur le trône,
avait cru voir un avertissement du ciel
dans les dernières lignes d'un suprême
appel de Richard Wagner à ses amis.
Cet écrit, est daté de Vienne, avril iS()3, et sert de préface au texte
définitif de l'Anneau du Nibelung. Wagner y reprend en termes plus
précis, avec des détails très étudiés, le plan déjà esquissé dans la Com-
munication à mes amis et leur adresse un dernier appel pour la réali-
sation de son œuvre d'art, pour l'édification d'un théâtre spécial avec
orchestre invisible, représentations solennelles à des intervalles régu-
liers, etc. « C'est, dit-il, un événement considérable et fertile en
conséquences que je prépare, quand je cherche à me procurer les
moyens nécessaires pour une première représentation du grand drame
solennel fBûhrienfestspielJ. Comme je possède l'expérience et la capacité
nécessaires pour assurer le -succès de la partie artistique, il ne reste
plus qu'à pourvoir au\ moyens matériels. Deux voies se présentent à
moi. Une association d'amateurs riches, des deux sexes, pour fournir
les sommes nécessaires à la production de mon œuvre; mais quand je
U N K SCENE DE I' A T ] N .\ G E .
Kind, de Munich. — \'ous,''|là-bas, si
vous portez la tùlc si haute, faites atten-
tion, vous allez tomber dans le trou.
{Punscli, de Munich, ic) février 186.'.)
i5o RICHARD WAGNER
fais rctlexion combien les Allemands ont peu d'entrain pour de pareils
appels de fonds, ce premier mode de procéder ne m'offre pas grand
espoir. Par contre, il serait très facile à un prince allemand, sans
augmenter son budget et par un simple virement, d'appliquer à mon
entreprise les fonds destinés à l'entretien d'institutions musicales
détestables, telles que les théâtres d'opéra, qui pervertissent si profon-
dément le groùt musical allemand. Oue si les amateurs forcenés de
théâtre exigeaient des représentations quotidiennes, le prince de mes
rêves en laisserait les frais à leur charge ; car en les prenant à son
compte, ce n'est ni la musique ni le drame qu'il protégerait, mais bien
l'opéra, c'est-à-dire une machine outrageant de la façon la plus grave
et le drame et le sens musical allemand. Si je parvenais à former la
conviction de ce prince, les sommes destinées chaque année à l'Opéra
profiteraient au grand drame solennel, dont les représentations auraient
lieu tous les ans ou à des intervalles plus éloignés, suivant les res-
sources. Par là, se trouverait fondée une institution d'infinie portée
pour le développement de l'art en Allemagne et la formation d'un
esprit vraiment et purement national : le prince assurerait ainsi à son
nom une gloire impérissable. Ce prince se rencontrera-t-il? »
Ce prince se rencontra, — et plus tard se formera aussi cette association
de riches amateurs ; car il est à remarquer que 'Wagner, alors telle-
ment désespéré et qui ajoutait avec une douloureuse résignation : « Je
n'espère plus vivre assez pour assister à l'exécution de mon œuvre,
et souhaite seulement d'avoir la force d'en achever la composition
musicale », eut la bonne fortune de voir son double souhait se réaliser.
Le premier acte du jeune roi Louis II, en montant sur le trône, fut
d'envoyer à Vienne un secrétaire particulier pour remettre à Wagner
ce simple billet : a Venez ici et terminez votre travail. » Mais Wagner,
à bout d'expédients , venait justement de quitter Vienne et fuyait
des créanciers assez mal élevés pour le poursuivre ; il s'était dirigé
sur Zurich en passant par Munich, puis avait tourné du- côté de
Stuttgart où son ami, le chef d'orchestre Eckert, lui offrait un asile
sur. L'envoyé le poursuivit d'étape en étape et parvint à découvrir sa
retraite ; quel coup du ciel ce fut pour Wagner, quand il reçut ce
messager de la fortune ! Après l'entrevue, il se jeta au cou du fidèle
Eckert en s'écriant : « Je croyais tout perdu, voici que tout est sauvé.
Toutes mes espérances sont dépassées. Le roi met à ma. disposition
tous les moyens dont il dispose I »
Peu de jours après, Richard Wagner arrivait à Munich et tombait
dans les bras de son protecteur qui l'installait non loin de la résidence
royale de Starnberg et lui assurait une pension de 2,5oo francs sur
RICHARD \VA(JNER ,3i
sa boLirsc privée : ce n'était là qu'un iM-cmicr secours. « Mes créanciers
furent tranquillisés, écrivait Wagner en 1877, je pus continuer mon
travail, et la confiance de ce noble jeune homme me rendit heureux.
J'ai eu beaucoup d'ennuis depuis, qui ne sont ni de son fait ni du mien,
mais, en dépit de ces ennuis, je suis libre aujourd'hui encore, et par
sa grâce. » A l'entrée de l'hiver, quand le roi revint à Munich, il mit
à la disposition de son favori une petite maison située en face des
Propylées, au bout de la ville, et augnîenta sa pension dans de
fortes proportions.
Alors Wagner, souverain maître en Bavière et plus roi que le roi
lui-même, écrivit, pour rendre hommage à son protecteur, son Hiddi-
f[iinf['s Marscli avant de se remettre à la composition des Nibcluugcii,
depuis longtemps interrompue; à la demande du roi, il rédigeait un
essai sur l'Etat et la Reliision ; il élaborait les statuts d'une école de
chant, semblable à celle qu'il rêvait autrefois d'établir à Dresde, et le
roi fermait le vieux Conservatoire en juillet i865, puis nommait une
commission pour examiner le projet d'une école établie sur un nouveau
plan; mais ces propositions n'eurent pas de résultats appréciables, par
suite du mauvais vouloir de Franz Lachner et autres musiciens de Munich,
et aussi faute de ressources pécuniaires'. De plus, Wagner mandait à
Munich Gottfried Semper, que le roi voulait consulter pour édifier,
selon les indications du maître, un théâtre propre aux représentations
des Nibelungeii; enfin, il faisait engager exprès pour Tristan et pour
Iseult M. et M""-' Schnorr de Carolsfeld, en indemnisant leur directeur
de Dresde; il faisait venir de Berlin son bien-aimé disciple Hans de
Biilow, auquel était conféré le titre de pianiste du roi de Bavière, et
dans ces conditions, il consentait à laisser mettre en répétitions Tristan
et Iseult.
Entre temps, pour faire patienter son royal maître, il faisait rejouer
Tannha'iise)% montait le Hollandais volant (4 décembre 1864) qu'on
n'avait pas encore entendu à Munich, et rappelait, à ce propos, non
sans malice, le jugement de xM. de Kùstner qui, vingt-quatre ans
plus tôt, avait refusé cet ouvrage envoyé de Paris, comme étant « peu
conforme au p-oût allemand ». Enfin il dirigeait des concerts exclusivement
composés de ses œuvres; dès le 11 décembre, il en combinait un pour
donner à son protecteur quelque avant-goùt de ses créations nouvelles,
I. Le 8 octobre i863, la Ga-^ctte musicale de Paris recevait et publiait l'avis suivant lie .Vlunicli :
» La difection de notre Conservatoire, réorganise d'après le plan — considérablement modifié — de
M. Richard Wagner, a été contiéc à M. de Perfall; les classes rouvriront au mois de novembre. C'est
le 3 du même mois que doit être inauguré le nouveau Théâtre du peuple, fondé par actions. » A propos
de ces remaniements, un journal satirique de Munich écrivait : n Le bruit s'est répandu que, dans la
nouvelle écule de chant, on se servirait de la vapeur pour l'émission du son; la nouvelle ne parait
pas se confirmer. »
,52 RICHARD WAGNER
telles que Tristan et Iseiilt et les Maîtres Chanteurs ; mais les Muni-
chois, par un commencement de mauvaise humeur contre leur roi, le
laissèrent jouir de son plaisir dans la grande salle du théâtre presque
vide, et les partisans de Richard Wagner, pour se consoler de cette
hostilité, allaient répétant que <( le terrain n'était pas encore assez
préparé ». C'était bien plutôt le mécontentement qui n'était pas encore
assez fort pour provoquer un conflit décisif.
Cependant la première représentation de Tristan et Iseiilt était
proche et tous les artistes luttaient à qui pénétrerait le plus avant dans
la pensée du maître, à qui donnerait le mieux l'accent juste à chaque
mot, tous, depuis M. et M"''' Schnorr (Tristan et Iseult)', jusqu'à
M""" Deinet (Brangœne), jusqu'à MM. Gottmayer, Mitterwurzer et Hein-
rich (le roi Marke, Kurwenal et Melot). L'annonce de cette solennité
avait attiré à Munich une affluence énorme de tous les points de
l'Allemagne et de l'Europe; mais l'auteur, en homme ayant profité de
l'insuccès de Tannhcviiser, avait pris ses précautions pour interdire
l'entrée à tous les gens suspects d'opposition. 11 ne s'en était pas
caché, bien au contraire, en convoquant ses amis du monde entier par
lettre rendue publique à ces représentations modèles, comme il les
qualifiait lui-même, et réservées aux seuls adeptes; on verrait plus
tard s'il y avait lieu d'admettre la niasse du public à jouir « de ce
qu'il y a de plus élevé et de plus profond dans l'art d.
Cette Invitation à mes amis pour assister à la première représenta-
tion de Tristan, publiée en avril i865 dans le Messager de Vienne,
lettre extrêmement singulière et comme il pouvait seul en écrire une,
débutait par ce cri de reconnaissance envers Louis 11 : « Alors que
tout m'abandonnait, un noble cœur n'en battit que plus fort et plus
chaudement pour l'idéal de mon art. Ce fut lui qui cria à l'artiste
aventuré : « Ce que toi tu crées, moi je le veux ! » et cette fois la volonté
était toute-puissante, car c'était la volonté d'un roi. » Ensuite il parlait
d une quantité de choses à propos de cette action en trois actes, - —
c'est le mot qu'il substitue à celui à'opéra, — revenait sur le temps
de son séjour chez nous et se félicitait chaudement de l'insuccès
de Tannhœiiser : langage bien différent de celui qu'il tiendra par la
I. En ce qui c<jiKerin: ces deux artistes hors ligne, On ne vit jamais, pai-ait-il, une leile idcnlilica-
iion des acteurs avec leurs personnages : c'était à craindre, en certains endroits, de les voir succomber
a leurs émotions presque surhumaines. Un tel degré d'oulMi du monde réel, un sicomplet abandon
en scène paraissent tout au plus acceptables en AUeniagnc, et seulement entre époux. Richard Wagner
a paye un juste tribut d'hommages et de regrets à Schnorr, qu'une fièvre maligne enleva aussitôt
après les représentations de Tristan et Iseult, le 21 juillet iS65. C'est ainsiqu'à peine entrevu, Tristan
rentra dans l'ombre pendant quatre années, jusqu'au jour où M. et M'"" VogI le chantèrent avec grand
succès, toujours à Munich, en juin 1HG9. Voir le chapitre intitulé': Mes som'cnirs siw Louis Schnorr de
Carolsfeld, dans les Souvenirs de Wagner, p. 187.
KEPUESENTATION II E Cl TRISTAN ET ISEUI.T » A MUNICH, EN lS03.
Scène linalc du promicr acte. — D'aprcs une sravuie du temps.
i54 RICHARD WAGNER
suite dans ses causeries avec M""^ Judith Gautier et dans sa lettre
à M. Monod'.
Du i5 mai i865, la première représentation, déjà affichée, fut
reportée au lo juin par suite d'un fort enrouement de M"''^ Schnorr, et
rhostilité commençait si bien à gronder contre Richard Wagner, qu'on
le rendait responsable de cet accroc ; on lui reprochait aussi d'avoir
fait supprimer tout un rang de stalles pour augmenter l'orchestre, et,
dès le 29 mai, un petit théâtre populaire, qui avait préparé une parodie
de Tristan, ne voulait pas attendre davantage et la lançait avant la
représentation de l'opéra parodié. C'est sous ces fâcheux auspices que
Tristan vit le jour : il y eut en tout quatre représentations, toutes
quatre admirablement dirigées par Hans de Bùlow et toutes quatre
applaudies avec frénésie : aux deux premières, c'était le roi lui-même
qui donnait, après chaque acte, le signal des acclamations".
L'écho de ces bravos retentit jusqu'en France, oîi l'on en rit beau-
coup. La palme, en fait de raillerie, appartient à M. Blaze de Bury,
qui fit grande dépense d'esprit et contre l'ouvrage et contre Vlni'ilatioii
à mes amis, sorte d'encyclique adressée au monde wagnérisant^ qui avait
servi de préface aux représentations de Munich. « Heureuse Bavière 1
Bavaria felix ! Elle avait la peinture et la statuaire, elle avait Cor-
nélius, Kaulbach et Schwanthaler ; mais Gluck manquait encore à son
bonheur : on le lui donne. Respectons les illusions généreuses et ne
reprochons jamais à un souverain ses excès de zèle en pareille cause;
mieux vaut encore prendre M. Richard Wagner pour un Gluck et
pour un Eschyle que de ne connaître ni Eschyle ni Gluck, ce qui
parfois s'est vu, même chez de puissants monarques Au fond, tout
ce rabâchage d'une personnalité ivre d'elle-même nous touche médio-
crement, n'était pourtant une phrase trop bouffonne pour ne pas être
relevée. Parlant de sa campagne de France et de toute une longue
année de son existence sottement gaspillée à cette occasion, M. Wagner
entame la question de Tannhœuser à l'Opéra,, et, loin de se plaindre
de sa mésaventure, de déplorer la catastrophe, se demande, l'ironie et
l'amertume aux lèvres, s'il ne vaut pas mieux, après tout, que les
choses se soient ainsi passées, « car, dit-il, d'un grand succès, s'il eût
1. IMus lard, les jnuniaux d'Allemagne évaluèrent à So.ooo florins la somme dépensée pour mon-
ter Lolicngrin à Munich, et a. une somme encore plus élevée les frais de Tristan et Iseidt, sans parler
de dilTércnts cadeaux en argent et en nature s'élevant au total de 25o,ooo florins. La Galette de
Cologne, en particulier, annonçait un jour que le roi venait d'offrir à son musicien favori une canne
dont la pomme était un cygne en or ciselé et enrichi de brillants valant plusieurs milliers de ducats.
2. La salle du théâtre de Munich, rappelant en beaucoup plus grand le Vaudeville de Paris, était
niédiocremcnl éclairée et d'aspect assez triste. Au premier étage, en face de la scène et flanquée de
deux cariatides, la loge royale, éclairée d'un petit lustre; au-dessus du rideau de la scène, à la place
des armes ou emblèmes usités chez nous, une horloge indiquant' parfaitement l'heure; enlîn le chef
d'orchestre était placé au centre de son orchestre, au lieu d'être auprès de la rampe, et dirigeait debout.
RICHARD WAGNKR ,55
« ctc possible, en vérité je n'aurais su qu'eu faire ». (Test Thistoire de ce
joueur qui, nj gagnant pas, aime mieux perdre. Réussir à Paris, dans
cette capitale de l'empire des Iroquois, voyez un peu tpiel embarras!
Si par hasard M. Richard Wagner, ce grand dégoûté, ne savait que
faire de ce succès, tous ceux qui ont lu sa Lettre à uu ami savent
du moins comment on Ta fait, k I.es représentations, dont trois sont
K complètement assurées, auront lieu en dehors de tous les usages
« ordinaires et seront des représentations modèles. » Impossible de
s'expliquer plus clairement sur le public auquel on s'adresse. 11 demeu-
rait donc bien convenu que, dans ces trois fameuses représentations,
tout se passerait entre amis, en famille On ignore trop ce que
peuvent pour la gloire d'un seul grand homme deux cents amis dûment
groupés et qui manœuvrent sous l'infatigable direction de huit ou dix
journalistes jouant du fifre et du tambour. Ils ne sont que deux cents
à peine, et vous croiriez qu'ils sont dix mille. Voyez au théâtre du
Châtelet les magnifiques défilés qu'on obtient avec quelques comparses
passant et repassant, toujours les mêmes ! Ainsi de ce succès de
Tristan et Iseult. La salle ne désemplissait pas, et quels bravos, quels
enthousiasmes, quels trépignements! Quels rappels surtout! Mais
de toute cette fantasmagorie, que reste-t-il après trois jours? Ce qui
reste d'une fusée d'artifice après qu'on l'a tirée. Hélas! M. Richard
Wagner a dit une chose plus mélancolique qu'il ne pense lui-même :
ce sont des représentations modèles, des représentations comme il n'y
en a pas, comme il n'y en aura plus, un art sans veille et sans lende-
main. De l'agitation, des discours qu'entre compères on échange, du
brouhaha, puis plus rien! Tristan et Iseult, à Munich, ou le
Tannhœuser, à Paris, deux soirées qui, chacune dans son genre,
peuvent, en elïet, compter pour des représentations modèles ! ' »
Ce n'était pas une petite affaire, il faut l'avouer, même pour un
auditoire préparé et trié sur le volet, comme celui de Munich,
d'entendre ainsi trois actes pendant lesquels il n'y a pas le plus petit
intervalle ou repos pour applaudir ou respirer, où tout s'enchaîne et
se tient si bien que l'oreille ne perçoit aucun point de soudure en
cette symphonie ininterrompue, au-dessus de laquelle les personnages
déclament et chantent leur partie avec une intensité d'expression
superbe et sans jamais se plus répéter qu'on ne ferait dans un drame
sans musique. Il ne faudrait pas croire, cependant, que cette non-
répétition des paroles nuit au développement symphonique de la pensée
musicale; elle y aide au contraire et en accentue la portée. L'auteur,
du reste, en donnant comme pivot à son œuvre entière une phrase
I. Revue des Deux- Mondes, i" juillet i8(J5.
,5(-, RICHARD WAGNER
exquise et passionnée, sur laquelle est bâti le prélude, établit d'avance
an courant secret qui échauffe ses auditeurs et les associe à la pensée
oénératrice du drame. Aussi faut-il voir de quels bravos enthousiastes
on salue, entre autres points lumineux, le magnifique couronnement du
premier acte, cette conclusion rayonnante à laquelle on tend, vers
laquelle on se sent entraîné par la force supérieure du génie, amassée
et décuplée au courant d'un acte entier : il y a là un effet inouï
d'accumulation d'électricité musicale et tel qu'il faut, pour se le repré-
senter, en avoir subi le choc.
Cette fusion intime entre le poème et la musique, ou pour mieux
dire, cette simultanéité de conception impliquant une seule pensée
créatrice et la double faculté musicale et poétique dans un même
cerveau, est un des points auxquels Wagner s'attache le plus, avec
raison. « L'exécution musicale de Tristan, dit-il, n'offre plus une seule
répétition de mots, le tissu des paroles a toute l'étendue destinée à
la mélodie; en un mot, la mélodie est déjà construite poétiquement. »
La forme musicale se trouvant ainsi figurée d'avance dans le poème et
lui donnant une valeur particulière qui répond exactement au but
poétique, il reste à savoir si l'invention mélodique n'y perd rien de la
liberté d'allures nécessaire à son développement.
Et Wagner, sitôt cette question soulevée, y répond avec une
certitude absolue : « Au contraire, la mélodie et sa forme comportent,
grâce à ce procédé, une richesse de développement inépuisable et dont
on ne pouvait, avant d'y avoir recours, se faire une idée. » Il
l'affirmait, et l'on pouvait déjà s'en fier à lui ; mais l'audition de son
œuvre apporte une telle preuve à l'appui de son affirmation qu'on
reste confondu, non seulement du génie du compositeur, mais de la
puissance et de la lucidité d'esprit de l'homme qui a conçu cette nou-
velle « œuvre d'art », ainsi qu'il l'appelle. On ne sait, après audition
de Tristan, ce qu'il faut admirer le plus en Wagner, de la conception
MU de l'exécution : c'est le génie, en tout cas, dans ce qu'il peut
avoir de plus audacieux et de plus puissant.
De l'aveu même de Richard Wagner, Tristan et Jsciilt est l'expres-
sion la plus fidèle et la plus vivante de ses idées théoriques. Malgré
leui- haute valeur, le Vaisseau fantôme, Tannhœuser et Lohengrin ne
sont que les créations admirables d'un génie ignorant encore à quel
point de prodigieuse audace il lui sera donné d'atteindre. « On m'accor-
dera, dit-il, que j'ai fait un plus grand pas de Tannhœuser à Tristan
que pour passer de mon premier point de vue, celui de l'opéra
ordinaire, à Tannliantser. » Dans Tristan, enfin, son idéal s'est clairement
dégagé, et l'art nouveau dont il s'est fait le fondateur et l'apôtre, en
RICHARD WACNF.R
15:
s'inspirant, dit-il, des plus gnands maîtres, s'y impose avec une autorité
qui ne souffre pas de compromis.
Wagner a écrit quelque part qu'on pouvait juger Tristan d'après
les lois les plus rigoureuses qui découlent de ses affirmations théoriques,
— tant il est sûr de les avoir suivies d'instinct, — mais il avoue qu'il
* W w. ,_^ ^. '^ A-
H.
RICHARD W A G N F. R VERS 1 ô 0 3 .
Dessin de M. Renuir, d'aprcs une photographie.
s'était, en composant, affranchi de toute idée spéculative et qu'il sen-
tait même, à mesure qu'il avançait dans son œuvre, combien son essor
faisait éclater les formules de son système écrit. « 11 n'y a pas, ajoute-
t-il avec quelque nuance de regret, de félicité supérieure à cette
parfaite spontanéité de l'artiste dans la création, et je l'ai connue en
composant mon Tristciii. » Il en fut de même, à ce qu'on peut croire.
i58 RICHARD WAGNER
quand il termina l'Anneau du Nibelung, interrompu pour Tristan, et
quand il écrivit les Maîtres Chanteurs et Parsifal.
Tristan, Tcnfant de la Bretagne, est passé en Cornouaillcs, où règne
le roi Marke, son oncle; il a délivré sa patrie adoptive du tribut
qu'elle payait à l'Irlande et tué en combat singulier Morold, neveu du
roi d'Irlande et fiancé de la belle Iseult. Mais, dans ce combat terrible,
Tristan a reçu une blessure à la tête; il est soigné par Iseult elle-
même, cjui reconnaît en lui , malgré le faux nom de Tantris, le meur-
trier de son fiancé Morold ; elle va pour le tuer à son tour, lorsque
ses yeux rencontrent ceux du jeune héros : à ce regard, elle se sent
désarmée. Elle le laisse, une fois guéri, retourner à la cour de
Cornouailles. Mais bientôt Tristan est renvoyé par le vieux roi
Marke, son oncle, en ambassadeur pour demander la main de la
princesse Iseult. Celle-ci est accordée par son père au souverain vic-
torieux en gage d'alliance, et lorsque le drame commence, on est sur
le vaisseau qui conduit Iseult en Cornouailles.
Tristan, fidèle à sa mission, veille sur la jeune fille et la remettra
pure au roi Marke; il entend bien gronder en sa poitrine une passion
terrible, mais il résiste avec héroïsme et se tient résolument à l'écart
d'Iseult. De son côté, celle-ci se sent fiévreusement poussée vers Tris-
tan; mais, se révoltant à l'idée qu'elle puisse aimer le vainqueur de
son premier fiancé, ce vainqueur orgueilleux qui n'a pour elle que de
l'indifférence, elle ouvre son cœur à son amie et suivante Brangœne.
Elle lui raconte, avec une ardeur concentrée, tout ce drame antérieur;
elle lui commande alors d'aller quérir Tristan, immobile à l'arrière
du navire. Celui-ci, mis en garde par le prudent Kurwenal, son fidèle
écuyer, refuse d'abord de quitter son poste ; il finit par obéir à la
princesse, et lorsque celle-ci lui propose de boire en signe d'alliance
et de pardon, il pressent qu'elle veut l'empoisonner pour venger
Morold ; cependant il accepte et boit. Mais Brangœne, éperdue, a
remis à sa maîtresse un philtre amoureux au lieu du breuvage de
mort ; Iseult et Tristan vident la coupe et tombent dans une extase
indicible. A ce moment, le navire aborde, et de toutes parts éclatent
les cris, les vivats saluant le roi Marke, qu'on aperçoit sur le rivage,
attendant sa fiancée. A peine, à ces clameurs de joie, Iseult et Tristan
s'éveillent-ils de leur délire enivrant, qu'on ofTre à la souveraine Iseult
la couronne et le manteau royal. Une fin d'acte admirable et d'un effet
dramatique entraînant.
Ceux qui n'osent plus nier en Wagner le musicien s'attaquent au
poète, et trouvent le premier acte de Tristan, qui se passe tout entier
sur un vaisseau, vide et pauvre. Moins pauvre et moins vide, à coup
RICHARD WA(}NER iStj
sûr, que le troisième acte de l'Africaine. Et puis, est-il tellement vide
et ne contient- il pas tous les éléments d'un drame intéressant? Ne
suit-on pas là clairement les progrès d'une passion, d'abord contenue
et débordante ensuite, qui va entraîner les deux héros jusqu'à l'oubli de
la foi jurée, à l'outrage envers le vieux roi Marke, enfin jusqu'à
la mort?
Au deuxième acte, il fait nuit. On entend la chasse du roi qui
s'éloigne, et quand tout bruit a cessé, Iseult, impatiente, saisit la
torche qui brûle et l'éteint, malgré les conseils de la sage Brangœnc.
A ce signal, Tristan accourt; Iseult se précipite au-devant de lui
Brangœne n'a plus qu'à faire le guet pendant cette longue scène
d'amour ; mais elle le fait assez mal, car le roi, prévenu par le traître
Melot, revient à l'improviste et surprend Tristan et Iseult perdus dans
une ineifable étreinte ; il reproche douloureusement cette trahison à son
neveu. Tristan demeure d'abord interdit, puis se jette sur Melot, dont
l'épée le blesse grièvement; il tombe, et le vieux Kurwcnal l'emporte
en Bretagne, au manoir de ses ancêtres.
Là, blessé, sur de bientôt mourir, Tristan attend avec fièvre l'ar-
rivée d'Iseult, que le bon Kurwenal a dû prévenir. Celui-ci console
affectueusement son maître et cherche à lui rendre l'espoir; mais
Tristan ne désire pas vivre ; il aspire à la mort et ne demande qu'à
revoir sa bien-aimée avant d'expirer. Tout à coup éclate une joyeuse
mélodie : c'est un pâtre, placé en guetteur sur le rempart, qui signale
au loin le navire attendu. Déjà Iseult aborde et s'élance; Tristan,
réunissant toutes ses forces, se soulève et va pour se jeter dans ses
bras ; mais ce suprême effort le brise : il rend l'àme en revoyant Iseult.
Le vieux roi Marke, instruit par Brangœne que cette passion folle
était l'effet d'un philtre magique, arrive à son tour pour pardonner et
pour unir les deux amants ; mais il ne trouve devant lui qu'un cadavre
et Iseult, évanouie auprès. A la voix de Brangœne, elle se relève comme
en extase et semble déjà prête à quitter la terre. Étrangère à tout ce
qui l'entoure, elle n'entend, elle ne voit que Tristan par delà l'infini ;
elle aspire à lui à travers les sphères lumineuses, et lentement retombe,
inanimée, sur le corps du bien-aimé.
Que dire de la partition ? Chaque acte, pris en soi, forme une scène
gigantesque, d'une intensité d'expression merveilleuse, et l'œuvre entière
se condense puissamment dans ce prélude incomparable, incompris de
Berlioz, dans ce prélude admirablement bâti sur cette phrase ascen-
dante en demi-tons, d'une tendresse infinie', «i 11 est singulier, dit
I. Pourquoi no pus rappeler ici certaine annotation de Voltaire; 11 écrivait un jour : n I.c chroma-
tique procède pur plusieurs scnii-tuns consécutifs, ce qui produit une musique etltiniiatc, très conve-
,,,o RICHARD WAGNER
Berlioz après l'avoir entendu aux Italiens, que l'auteur ait fait exécuter
ce prélude au même concert que l'introduction de Lohengriu, car il a
suivi le même plan dans l'un et dans 1 autre. Il s'agit de nouveau
d'un morceau lent, commencé pianissimo, s'élevant peu à peu jusqu'au
fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans
autre thème qu'une sorte de gémissement chromatique, mais rempli
d'accords dissonants, dont de longues appogiatures, remplaçant la note
réelle de riiarmonie, augmentent encore la cruauté. J'ai lu et relu
cette page étrange ; je l'ai écoutée avec l'attention la plus profonde
et un vif désir d'en découvrir le sens; eh bien I il faut l'avouer, je
n'ai pas encore la moindre idée de ce que l'auteur a voulu faire. « Au
contraire, il trouvait admirable en tout point le prélude de Loheugrin.
Le moyen d'accorder ces contrariétés ?
L'héro'fque loyauté de Tristan, chargé d'amener la princesse Iseult
au vieux roi Marke, et qui, sentant gronder en son cœur une ardente
passion, se tient loin d'elle, à l'arrière du navire, et se refuse à l'aborder
quand elle l'envoie quérir; — la colère et le dépit d'Iseult, confuse de
l'invincible amour qui la pousse vers le chevalier qui a tué son premier
fiancé, Morold ; irritée de ne rencontrer que muette indifférence en
cet orgueilleux vainqueur et résolue à l'empoisonner pour venger
Morold; — à côté d'eux, le dévouement complet, absolu, représenté
par l'écuyer Kurwenal et l'aimable Brangœne; — les sages conseils
de ceux-ci, tantôt ironiques, tantôt affectueux; — la réserve obstinée
de Tristan , la passion croissante d'Iseult et sa soif de vengeance ;
l'irrésistible élan qui les jette dans les bras l'un de l'autre après qu'ils
ont bu le philtre amoureux, servi par Brangœne, au lieu du breuvage
de mort qu'lseult croyait verser à Tristan; — leur enivrante extase et
leur douloureux réveil lorsque le navire aborde et que les cris des
matelots saluent le roi Marke attendant sa fiancée au rivage : — voilà
pour les épisodes du premier acte, que l'auteur a traduits avec une
vérité et une variété dont on ne peut civoir aucune idée, à moins de
l'entendre. A la deuxième représentation, à Munich, ce finale, d'une
joie débordante, souleva de tels transports que l'auditoire, en masse,
était debout, applaudissant, acclamant l'auteur sans se lasser.
La suite de l'œuvre est pour le moins égale à ce qui précède, et
le troisième acte, en particulier, rempli tout entier par les plaintes et
les élans de Tristan qui va mourir, est d'une conception tellement
puissante, si riche en traits de génie, en combinaisons merveilleuses,
nablc à raiiiinir. u Voltaire, aussi peu musicien que possible et souverainement rebelle à la musiciue,
avait-il ilouc prévu, deviné, pressenti Tristan et Iseult? Ce serait comique — et mfime humiliant pour
aucuns.
RICHARD WAGNKR
i6i
qu'il en perd toute monotonie et vous ctrcint d'une angoisse inex-
primable. Les appels douloureux de Tristan, son retour attendri sur
sa jeunesse, alors que le chalumeau du pâtre fait entendre le même
chant plaintif qu'au jour oi!i mourut son père; et les rudes consolations
de Kurwenal, et l'affolement d'amour, les sursauts terribles de passion
qui secouent le malheureux dès qu'on signale en mer le vaisseau qui
-' -->iii&^-'
M. ET M™"^ VOGL DANS « TRISTAN ET ISEULT », A MUNICH, EN iStJO.
ramène Iseult ; et son dernier cri d'amour en la voyant, et la transfi-
guration d'Iseult, « se fondant dans les grandes ondes de l'océan de
délices, dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l'haleine
infinie de l'âme universelle «; de ces divers éléments réunis, Wagner
a su former un tout poétique et musical d'une profondeur d'accent et
d'une force d'étreinte incomparables.
Quant au deuxième acte, qui s'ouvre \y.w une scène charmante entre
iCz RICHARD WAGNER
Iseult et la douce Brangœne, où les voix se détachent si bien sur les
fanfares de la chasse et les infinis bruissements de la foret pendant la
nuit; ce deuxième acte, qui finit d'une façon si grandiose sur les
|)aternels reproches du roi Marke à Tristan, renferme aussi ce long duo
d'amour — mieux qu'un duo, tout un poème et tout un drame — qui
est certainement la conception musicale et dramatique la plus extraor-
dinaire. Cet élan des deux amants l'un vers l'autre, leur amour effréné,
leurs ressouvenirs, leur hymne à la nuit qui les rassemble, les lointains
avertissements de Brangœne, enfin leur suprême abandon d'où nulle
prudence humaine ne les peut tirer : autant d'épisodes du drame, autant
de secrets mouvements de l'àme et du cœur que le musicien-poète a su
traduire et condenser en une page où les motifs caractéristiques s'en-
chaînent et se superposent de la façon la plus merveilleuse, où des
mélodies sans cesse renaissantes viennent fleurir à la surface de cet
océan symphonique. Un chef-d'œuvre, à n'en pas douter. Mais l'auteur
a-t-il créé ce chef-d'œuvre en déduction directe de ses théories et de
ses vues sur l'art ? C'est ce qu'il convient d'examiner.
C'est là, c'est dans ce morceau qu'il a surtout développé les idées
de Schopenhauer, et l'on avouera que le moment du drame est au moins
singulièrement choisi. Vit-on jamais amants passionnés s'étreindre en un
transport purement cérébral et s'enlacer fiévreusement pour mieux philo-
so|)hcr touchant la supériorité de la nuit sur la lumière et de la mort
sur la vie? k Ces prétendus amants, dit Gasperini, sont deux élèves de
Kant, de Schopenhauer, de l'école indienne, ce ne sont pas des créatures
humaines ; jamais, grâce au ciel, l'amour n'a parlé cette langue ampoulée
et barbare ; jamais il ne s'est précipité dans le deuil, dans la mort avec
cette rage de délabrement et de submersion. » Va pour leur premier
cri d'amour ! Cet élan de reconnaissance envers la nuit qui les rapproche,
celte haine pour le jour qui les sépare, formaient une antithèse poétique
heureuse ; mais le développement qui suit n'est plus qu'une dissertation
philosophique, et voici ce c]ue 'Wagner leur fait chanter au moment le
plus délicieux de leur étreinte amoureuse : « Descends sur nous, nuit
de l'amour, donne-moi l'oubli de la vie, recueille-moi dans ton sein,
affranchis-moi de l'univers. Déjà s'éloignent les dernières lumières;
ce que nous avons pensé, ce que nous avons cru voir, les souvenirs et
les images des choses, les restes de l'illusion, l'auguste pressentiment
des saintes ténèbres éteint tout cela en nous affranchissant du monde.
Dès que le soleil s'est retiré dans notre sein, les étoiles de la félicité
épandent leur riante lumière... Le monde et la fascination pâlissent, le
monde que la lune éclaire de sa lueur trompeuse, le monde, spectre
décevant que le joui' i)lacc devant moi ; et c'est moi-même qui suis le
RICHARD WAGNER ,,-,3
monde. \ ic sainte d'amour, auguste création de volupté, désir délicieux
de l'éternel sommeil sans apparence et sans réveil ! »
Tout ce morceau, je le répète, est un chef-d'œuvre. Mais précisément
parce que Wagner, en mettant dans la bouche des deux amants des idées
inexprimables par le langage musical, s'est involontairement réduit à ne
plus traduire par sa musique que l'idée générale d'amour et d'enlace-
ment voluptueux. « Je me plongeai, dit-il de bonne foi, avec une
intime confiance dans les profondeurs de Tàme, dans ses mystères, et
de ce centre intérieur du monde, je vis s'épanouir sa forme extérieure. «
Se peut-il une illusion plus grande ? Au lieu de peindre avec une pré-
cision impossible à obtenir des sons, les motifs intérieurs qu'il supposait
agir dans l'âme de ses amants, il a tout simplement rendu leurs mouve-
ments extérieurs et l'amoureux transport qui les saisit. Sa création
musicale aurait-elle dilïéré s'il avait prêté à ses héros les idées philo-
sophiques de Pascal ou de Spinosa, de Kant ou de Hegel au lieu de
celles de Schopenhauer ? Assurément non.
Dès lors, plus de philosophie. Il a uniquement traduit — avec
un génie incomparable — une idée générale : l'amour; une situation
assez commune : un rendez-vous nocturne entre amants. Par quelle
déviation d'esprit a-t-il pu croire qu'il arriverait à rendre autre chose
en musique, et par quelle aberration a-t-il pu imaginer de substituer
ici la philosophie à l'amour ? Mystère. Heureusement qu'il n'y a pas
réussi, et qu'à force de vouloir pousser son idée à l'extrême, il s'est
heurté à l'impossible. Il n'a donc pas écrit cette page véritablement
unique en application directe de son système, mais à côté, presque à
rebours, puisque les mobiles intérieurs sur lesquels il prétendait se
guider échappaient à l'art musical et qu'il en arrivait, sans s'en aper-
cevoir, à ne plus exprimer qu'un sentiment très banal, qu'une situation
très ordinaire. Il ne croyait pas dire aussi vrai quand il avouait « avoir
oublié toute théorie en composant Tristan et Iseult et n'avoir senti
que ce jour-là combien son essor créateur brisait les barrières de son
système écrit y>.
Il faut le bien préciser : cette discussion est purement musicale et
ne tend à prouver autre chose, sinon que, pour rendre l'amour en
musique, il convient de s'en tenir aux « lieux communs de morale
lubrique )> dont parle Boileau. La musique, le plus vague des arts,
ne peut, en fait de mouvements de l'àme ou du cœur, exprimer que
des généralités. 11 en serait autrement dans une composition littéraire,
où la pensée acquiert une précision sans rivale ; une scène d amour
entre Hélo'ise et Abélard, par exemple, pourrait être heureusement
traversée de querelles d'école et d'argumentations philosophiques.
,64 RICHAr<n WAGNER
Chaque époque, en effet, redit à sa manière le thème éternel de
l'amour, et les lettres d'Héloïse et d'Abélard prouvent que ce docteur
en robe et ce docteur en jupons entretenaient leur flamme en s"argu-
mentant sur le réel et le nominal, etc.; c'est ce qu'a excellemment
rendu M. de Rémusat dans son beau drame cVAbélard, où revit l'âme
entière du xii'' siècle. Mais encore une fois, une composition littéraire
est une chose, une œuvre musicale en est une autre, et qu'il s'agisse
d'Héloïse et d'Abélard, de Roméo et Juliette ou de Tristan et Iseult,
la musique est foncièrement impropre à traduire autre chose que le
« lieu commun » d'amour, sans acception d'époque ou de personne.
Wagner a rêvé d'une chimère en croyant qu'il étendrait indéfiniment
la sphère d'action de la musique ; et ni lui ni personne n'y saurait
réussir.
« Ce n'est pas sans de longues méditations — a dit un admirateur
instinctif de Richard Wagner — sans des études approfondies et une
infatigable estimation des éléments qu'il emploie, que Wagner est arrivé
à dompter radicalement les agents divers du drame lyrique. Pour domi-
ner ainsi les exigences harmoniques, associer ces rythmes brisés, fondre
ces modulations féroces, fusionner enfin en un cristal unique tous ces
cristaux partiels si dissemblables, il faut non seulement une volonté de
fer, mais aussi une pénétration inouïe des ressources inhérentes à chaque
élément de l'action. 11 ne suffit pas d'être rompu à la science et de se
faire obéir : il faut être artiste, et cette dispersion de la vie centrale,
de l'expression générale dans toutes les parties de l'édifice commun, ne
se fait pas sans un sentiment profond de la vérité et de la passion, où
l'àme éclate et rayonne. » En un mot, c'est le génie, et le génie dans
ce qu'il a de plus spontané et de plus humain.
Gasperini continue en disant que Wagner, dans Tristan et Iseult,
a réagi contre cette tendance funeste des écoles italienne et française,
lesquelles absorbent volontiers le tout au profit des divers éléments
constitutifs et se préoccupent moins de faire vivre une œuvre que
d'animer les parties accessoires. « Ce faisant, ajoute-t-il, il a vigoureuse-
ment tourné les esprits du côté d'une réforme urgente et montré la
vraie route à suivre. Comme penseur, il aura déblayé le terrain encom-
bré et inculte avant lui ; il aura facilité à ceux qui le suivront les voies
à suivre pour l'art libre et un tout ensemble. Comme artiste, il aura
enrichi dans une proportion énorme l'arsenal où les compositeurs vien-
dront puiser leurs inspirations et leurs armes. » La prédiction s'est déjà
vérifiée, et combien de musiciens dans le monde ont tâché de s'appro-
prier ses formules, son style, en un mot le côté matériel de l'œuvre
d'art de Richard Wagner, qui n'avaient malheureusement pas son génie
RICHARD WAfiNF.R
i65
et qui, n'ayant rien pu produire avec cet appareil emprunté, se sont
retournés contre le novateur dès qu'ils Tont vu ga£i-ner tant soit peu de
terrain en France et devenir, sinon une menace immédiate, à tout le
moins un lointain danger !
Il n'y a que deux alternatives à l'audition de cette œuvre, de
l'aveu même de ceux qui l'admirent le plus : il faut la sulnr ou la
repousser entièrement. Qu'elle vous saisisse au début, on la suivra
jusqu'au bout ; sinon elle restera lettre close. Et M. Schuré, se rap-
pelant l'ineflFable impression ressentie aux mémorables soirées de Munich,
en i865, est le premier à confesser que de telles représentations sont
presque aussi rares que les oeuvres de génie qui les provoquent. Elles
ne sont possibles que par l'union de tous les exécutants en une seule
pensée et par la puissance de l'enthousiasme. A quoi bon, objectent
alors certains critiques, des œuvres qui réclament tant d'elforts et qui,
d'ailleurs, sont comprises par si peu de gens ? A cela on peut répondre :
Tout ce qui est grand est difficile et rare ; ou mieux encore, pour parler
avec Berlioz : « Il serait vraiment déplorable que certaines œuvres
fussent admirées par certaines gens. «
Ces critiques-là ne sont plus nombreux aujourd'hui ; mais comme ils
font tout ce qu'il faut pour justifier le mot si cruel de Berjioz !
AU COMBLE DU B O N H K U R.
Le rcvc harili se réalise; l'impossible s'accomplit !
Tristan et Isetilt va être exécuté. Toutes les douleurs
sont oubliées. Les temps sont venus. Le Moyen-Age
el les souverains absolus ont donc encore du bon ?
iPimsch. de Miinicli. ïo .avril iSfi?.)
CHAPITRE XI
DÉPART DE BAVIÈRE. SEJOUR A TRIEBSCHEN
LES MAÎTRES CHANTEURS A MUNICH
E monarque de vingt ans avait conçu pour son
idole une telle admiration que, non content de
s'entourer, soit à Munich, soit à Starnberg, de
tableaux et d'estampes représentant des scènes des
œuvres de Richard Wagner, il prenait plaisir à
revêtir tour à tour les costumes des différents héros,
voire des héroïnes, de ses poèmes. Plus tard, sur
la fin de sa vie, il se fera construire une nacelle
traînée par deux cygnes très habilement machinés et, portant le cos-
tume de Lohengrin, il naviguera dans cet équipage sur le lac de
Starnberg, se figurant qu'il descend des pures régions et qu'il arrive
au secours d'une nouvelle Eisa. Cette admiration poussée, comme on
le voit, à un degré voisin de l'égarement et dont les marques furent
plus d'une fois surprises par ses ministres, devint bientôt en Bavière
un objet de scandale politique et religieux, car les conseillers du
jeune roi n'ignoraient pas que Wagner, dans ses diff'érents ouvrages,
— livres et opéras — s'était montré tour à tour athée avec Feuerbach,
panthéiste avec Hegel, bouddhiste avec Schopenhauer.
Au fond, il n'était rien de plus qu'un artiste, en philosophie comme
en politique, et ceux qui s'indignent de ce qu'un « ancien révolution-
naire ait consenti à vivre ainsi des bienfaits d'un souverain » marquent
une candeur singulière. 11 est possible que l'influence exercée sur lui,
dans son adolescence, par les idées révolutionnaires en faveur dans les
universités ait fait pencher de ce côté ses sympathies; mais, en pre-
nant part à l'insurrection de Dresde, il avait surtout cédé à l'ambition
déçue et s'était laissé guider par le soin de sa fortune. Il avait cru
trouver de ce coté la réalisation à bref délai de ses idées en matière
d'art, partant la suprématie qu'il rêvait d'exercer dans le monde musi-
cal ; mais la mobilité même de ses opinions politiques, religieuses et
philosophiques, tournant toujours au gré de sa fantaisie d'artiste ou de
son ambition, montre assez clairement qu'en politique aussi bien qu'en
philosophie il était fort loin d'un enthousiasme sincère et désintéressé.
RICHARD WAGNER m,-
Quoi qu'il en soit, ses ennemis trouvaient prétexte à l'attaquer dans
ses palinodies antérieures, et ses ennemis étaient nombreux, car son
arrivée en Bavière avait tout mis sens dessus dessous, tant il avait
montre dès l'abord ses goûts dispendieux et son caractère envahissant.
Peu importait qu'il se fût fait naturaliser sujet bavarois. Les catholiques
l'attaquaient comme athée et les autonomistes comme étranger; les
uns et les autres comme révolutionnaire ; les gens sans opinion arrêtée
s'indignaient de ses luxueuses extravagances qui mettaient à sec le
trésor public, et les employés du gouvernement étaient outrés de lui
voir attribuer tout l'excédent des recettes, dont ils bénéficiaient aupa-
ravant ; bref, toutes les opinions et tous les intérêts se trouvèrent un
beau jour ligués contre lui.
Alors les feuilles satiriques s'en mêlèrent et divertirent le peuple
en l'excitant contre le « grand compositeur Tintamarre ». On rappelait
tous les bouleversements qu'il avait causés : Hans de Biilow appelé
de Berlin, Peter Cornélius de Vienne et Frédéric Schmidt de Leipzig;
tant de professeurs déplacés au Conservatoire et le directeur brusque-
ment mis à la retraite afin de caser tous les amis du nouveau favori ;
on exagérait, si faire se pouvait, son faste et sa dépense; on répétait
qu'il changeait son ameublement tous les six mois, on décrivait par le
menu sa garde-robe, on signalait son fameux béret de vieil-allemand,
tant(')t azur, tantôt sang de bœuf; il était partout et toujours la cause
de tous les maux, de tous les accidents; se donnait-il un concert mili-
taire, le jour de la naissance du roi, au milieu duquel un vieux musi-
cien tombait frappé d'apoplexie, aussitôt on le rendait responsable de
cette mort.
Lorsqu'on janvier i865, l'architecte Semper, l'ami des jours de
bataille à Dresde, fut mandé par Wagner et reçu par le roi qui dési-
rait l'entretenir d'un nouveau grand théâtre à construire, l'agitation
contre ce bourreau d'argent ne connut plus de bornes ; les gens qui
émargeaient à la liste civile, se sentant menacés par ces projets ruineux,
cherchèrent à exciter encore la méfiance du peuple et y furent aidés
par les journaux avec une ardeur unanime. Ils eurent un moment de
fausse joie parce que la loge royale était restée vide et sombre à
certaines représentations du Vaisseau fantôme et de Tannhœuser, mais
il en fallut bientôt rabattre et les attaques reprirent de plus belle
après cet espoir déçu.
On répandit alors sur l'intrus les propos les plus outrageants, on alla
jusqu'à lui reprocher de laisser mourir de faim sa femme, retirée à
Dresde, tandis qu'il menait une vie fastueuse à Munich. Il fallut que
celle-ci le disculpât publiquement d'une aussi grave accusation en
itiS
RICHARD \VA(;NER
adressant une lettre aux journaux calomniateurs. En propres termes, on
avait imprimé qu'elle en était réduite à exercer le misérable état de
laveuse de vaisselle ; alors, M'"'' Wagner, si faible qu'elle fût quinze
jours avant de mourir, écrivit la protestation suivante^ datée de Dresde,
le 9 janvier 1866 : « Les bruits malveillants que publient depuis
quelque temps certaines feuilles de Vienne et de Munich, touchant
mon mari, m'obligent à déclarer que jai reçu de lui, jusqu'à ce jour,
une pension qui suffit
amplement à mon exis-
tence. Je saisis cette oc-
casion avec d'autant plus
de plaisir, qu'elle me per-
met de détruire au moins
une des nombreuses ca-
lomnies que l'on se plaît à
lancer contre mon mari. »
Cette dénégation d'une
moribonde ne suffisant
pas à calmer l'opinion
publique, qui ne voulait
entendre aucune raison,
Hans de Bulow, puis
Wagner en personne eu-
rent la simplicité d'inter-
venir et de répondre à
leur tour, a J'ai vu, disait
Wagner dans une protes-
tation publiée en Alle-
magne, en France, en
Angleterre , j'ai vu les
journaux se moquer sans
pitié de mes travaux et de mes tendances, mon œuvre traînée dans la
boue et sifflée au théâtre ; mais il me restait à voir ma personne,
mon caractère, ma vie privée diffamés de la façon la plus outrageante
dans le pays même où mes œuvres étaient admirées et où l'on recon-
naissait à mes efforts une énergie virile et une haute signification. »
Le roi, fidèle à l'amitié, résista d'abord. Mais on insista tellement
sur le rôle politique de Wagner en Saxe et sur son exil ; la noblesse
et le clergé pesèrent si instamment sur l'esprit du roi; ses conseillers
lui reprochèrent avec tant d'amertume de compromettre la tranquillité
publique en voulant défendre à tout prix un homme antipathique à tous.
fô._taâic:-r
LE ROI LOHENGKIN.
l'oitiail du rui de !ia\ iCrc sous le coslnmc et dans la nacelle de Lolienj^rin.
{Dcr Flolt, de Vienne, 3o aont i8S5.)
KlCIIAkl) WAGNK
itjg
UN NOUVEL O R I' H E E .
Le vieil Orphée animait les rochers ; le
nouveau fait danser les écus — et encore sur
vine « mclodie infinie v.
(/'hh.vc7i, de Muiiicli, lo diîccmbrc i8ii.i.)
que le jeune prince céda « pour prouver, disail-il dans une lettre
adressée à Fun de ses ministres, que la confiance et 1 amour de son
peuple bien-aimé primaient tout à ses
yeux. » Il pria donc Wagner de quit-
ter Munich pour quelques mois, et
tout aussit(')t les i^ens, ravis, firent
courir le bruit d'un éloiynement défi-
nitif; Wagner, lui, sachant bien que
cette disgrâce était plus apparente que
réelle, avait repris tranquillement le
chemin de l'exil. En tait, la laveur
du roi ne lui fit jamais défaut, mais
jamais non plus l'hostilité du pays ne
désarma à son égard ; d'un mot, pour
les Bavarois, il était déjà « le Prus-
sien », comme il le fut plus tard pour
les Français.
Le roi prit cette décision pénible
au mois de décembre i8()5, lorsqu'il
revint à Munich, après un séJDur pro-
longé à son château de Hohenschwangau,
et qu'il trouva les esprits tellement
montés qu'une émeute était à craindre
contre lui-même et contre son favori.
Celui-ci cependant ne partit pas sans
que ses amis ne protestassent à leur tour,
et, tout de suite après son départ, les
Munchener. TagebUvtter publièrent la
pièce suivante en réponse à la procla-
mation du roi : « En déclarant qu'il
mettait au-dessus de tout l'amour et la
confiance de son peuple bien-aimé, le
Roi vient d'ordonner l'éloionement du
compositeur Richard Wagner. Ces mots
nous prouvent clairement que l'on a fait
accroire au Roi que la présence de
Wagner avait contribué à l'émotion du
peuple et avait diminué son amour et
sa confiance dans le souverain. Par ces
allégations, le Roi a été grossièrement
trompé sur les véritables sentiments du j^euple. La présence de Wagner
un (i pau v k e v o v a g e u r ».
oh! que non pas!
Wagner, en faux mendiant de grand
chemin, quitte la Bavière et prend la
route de Cîenéve. 11 tient à la main un
billet indiquant le chiftre qu'il touchait
par an à Munich : cS,ooo llorins (environ
iSjOoo francs).
{l'iiiisfli, de Mmiicli, 17 dtvcmbrc iSôi.)
,-0 RICHARD WAGNER
n'a diminué en rien la confiance et Tamour du pays pour son Roi, et
réloio-nemcnt de Wagner n"a pas plus amené la pacification des esprits
qu'elle n'a satisfait les mécontents. La personne de Wagner n'a aucun
rapport avec les affaires du pays et les tendances du parti progres-
siste '. »
Dans son désir de s'isoler, d'être oublié lui-même et de tout
oublier, dans la crainte aussi des créanciers qu'il avait un peu partout,
Wao-ner chercha la solitude et le calme en Suisse. De Munich, il se
rendit d'abord à Vevey, puis à Genève où il pensait s'établir; mais il
n'y était pas depuis un mois que le feu prenait dans une chambre de
sa villa : les dommages ne furent pas grands ; cependant, pour éviter
le tracas des travaux nécessaires, il se décida à suivre l'avis de son
médecin qui l'engageait à faire un voyage dans le midi de la France.
11 visita Avignon, Toulon, Marseille, etc. ; c'est dans cette dernière
ville qu'il apprit la mort de sa femme, décédée subitement à Dresde,
d'un accident au cœur, le 25 janvier i866.
Une vaillante créature, dit l'un ; une brave femme, dit l'autre ; à
coup sûr une femme excellente et très dévouée à son mari, mais
n'ayant pas su se mettre en communion spirituelle avec lui et qui
cherchait surtout à obtenir des concessions au public qu'il ne pouvait
ni ne voulait faire. Mariés depuis près de trente ans, ils n'étaient
séparés que depuis cinq ; car elle était à Paris au moment de Tann-
hœuser, et c'est seulement dans le courant de cette année i86i quelle
alla vivre à Dresde : alors comment lit-on dans certains livres qu'ils
s'étaient quittés très vite après leur mariage et que Wagner, dès la
composition de Tannhœuser. c'est-à-dire en 1843, était brouillé avec sa
femme et voulait symboliser l'extinction de cet amour profane dans
l'abandon de Vénus par Tannha^user- ?
Au mois de février 1866, le voyageur était de retour en Suisse.
11 y établissait ses quartiers définitifs à Triebschen, près de Lucerne, et
!. Guide musical, 17 juin iSS'i. Article de M. Maurice Kufferath sur le roi Louis H. — D'après des
renseignements du temps, ne'gligés dans cet article, l'origine ou plutôt le prétexte arrange' de ce renvoi fut
le refus de Richard Wagner d'accepter l'ordre de Maximilien, que le roi lui avait gracieusement confère.
11 en serait re'sultc un conflit entre le ministre et Wagner, à la suite duquel le roi aurait exprime au
compositeur son de'sir de le voir sortir de Bavière. Et celui-ci aurait quitte Munich dès le lendemain,
dans l'après-midi, pour se rendre à Genève. A la première apparition qu'il fit en public après sa
déclaration, le roi fut l'objet d'une ovation enthousiaste, et plusieurs cercles de la capitale lui hrcni
parvenir des adresses de remerciement.
2. La vérité est qu'il n'v eut jamais de mésintelligence entre les deux époux. Lorsque Wagner,
rêvant monts et merveilles, la fortune et la gloire, une série de triomphes sans fin sur la seule accep-
tation de Tannhœuser à l'Opéra de Paris, avait fait venir sa femme auprès de lui, elle était déjà très
atteinte de la maladie de cœur qui devait l'emporter. Leurs rapports réciproques étaient presque
touchants : elle le traitait comme un grand enfant qu'il fut toute sa vie, et il marquait à la malade une
tendresse à la fois filiale et paternelle. Après, quand ils retournèrent en Allemagne, elle se fixa à Dresde
parce qu'elle était trop faible pour suivre un homme dont la destinée était de courir le monde; mais
elle entretint toujours de loin les meilleurs rapports avec lui.
r<ICHARI) WA(iNi; R ,-,
voyait bientck arriver le fidèle Hans de Bulow, chassé de Munich par
le parti ennemi qui se débarrassait de tous les partisans de Wai^mer.
Mais cette heureuse réunion dura peu : Hans de Biilow dut aller
gagner sa vie à Bàle en y donnant des leçons de piano ; toutefois,
avant de s'éloigner, il installa auprès de Wagner, en qualité de secré-
taire, un jeune musicien du nom de Hans Richter, qui allait devenir
un des plus chauds partisans du maître.
A Munich réijnait une satisfaction ijénérale : on était tout au con-
tentement d'avoir éconduit cet hôte encombrant ; mais quelle fut la
stupéfaction générale quand au printemps de 1866 on apprit que le
roi, malgré les menaces d'une guerre imminente, avait quitté subite-
ment sa capitale et ses Etats pour aller souhaiter un glorieux anniver-
saire à son musicien favori ! Cette visite inattendue, en même temps
qu'elle réconfortait l'exilé, raffermit le souverain dans sa passion
wagnérienne : en éloignant le musicien, il n'avait nullement promis
de renoncer à sa musique, et Wagner, plus sur que jamais de ce royal
appui, se remit tout joyeux à la composition des Maîtres C/miiteiirs qui
demandèrent encore une grande année de travail assidu.
La guerre et les événements de 1866, en tournant les esprits vers
la politique, avaient contribué à faire le calme autour de la personne
de Wagner; et, dès l'année suivante, il fut convenu qu'on donnerait
à Munich des représentations modèles de Tatuihœuser et de Loheiigrin.
Ne croyant pas encore pouvoir faire un long séjour à Munich, le maître
avait désigné, pour diriger les études, Hans de Biilow qu'un décret
royal du 3o décembre 1866 nommait maître de la chapelle royale en
service extraordinaire, et celui-ci se donnait tout entier à sa nouvelle
tâche. Il exigeait de nombreuses répétitions partielles pour toutes les
familles d'instruments; il passait bien dix heures par jour au théâtre :
peut-être même y couchait-il, disait-on, car il était toujours le premier
à son poste, et le dernier.
A la fin de mars 1867, la présence de Wagner était signalée à
Munich et Ion remarquait qu'il avait été reçu par le roi dès le lende-
main de son arrivée ; il y restait plus de huit jours, qu'il passait à
conférer avec l'intendant pour la mise en scène de ses deux anciens
opéras et des futurs Maîtres Chanteurs. En vue de ces représentations
modèles, non seulement on avait renforcé l'orchestre et les chœurs,
renouvelé le matériel de la scène et brossé de nouveaux décors, mais
on avait recruté par toute l'Allemagne les meilleurs chanteurs. Pour
jouer Frédéric, on avait appelé de Berlin, où il brillait déjà depuis
quelque temps, un jeune artiste, Franz Betz, qui s'était formé à
l'école de Schnoir; l]lsa, ce devait être M"^ Mathiide Mallinger;
RICHARD WAGNER
enfin, pour Ortrude et Lohengrin, le maître avait spécialement désigné
M'"'' Bcrtram-Mayer, de Nuremberg, et son vieil ami Tichatschek.
Wagner, tout en ayant pleine confiance en Bûlow, se promettait
bien de revenir surveiller les dernières répétitions ; mais, afin de n'eflfa-
roucher personne, il descendit cette tois à l'hôtel et marqua l'intention
de passer seulement quelque temps aux environs de Munich. Le 22 mai
1867, à l'occasion de son anniversaire, une première manifestation eut
lieu en son honneur et un concert composé exclusivement de ses
œuvres réussit au gré de ses partisans. Tout semblait donc aller à
souhait, lorsqu'il se produisit un incident qui prouvait que le parti hostile
était aux aguets et qui décida Wagner à repartir aussitôt.
La répétition générale avait eu lieu le 1 1 juin devant le roi, l'au-
teur et de nombreux invités ; elle avait
bien marché, sans aucune coupure, et
Wagner, émerveillé de la voix toujours
éclatante et jeune de Tichatschek, n'avait
pu se tenir de sauter au cou de cet ami
des premiers jours, lorsque le lendemain,
le roi « cédant, disait-il, aux instances de
fidèles sujets qui voyaient avec chagrin
des artistes étrangers supplanter ainsi les
chanteurs aimés du public », congédia
M'"' Bertram-Mayer et Tichatschek et
décida leur remplacement par deux jeunes
artistes qui plaisaient déjà au public mu-
nichois et qui devaient briller plus tard
dans les rôles de Tristan et d'Iseult :
Heinrich Vogl et sa future femme, Thé-
rèse Thoma. Wagner, alors, entra en défiance, et, simulant une vive
irritation de voir sa partition confiée pour tous les rôles à de jeunes
recrues, quitta brusquement la ville et reprit la route de Lucerne.
Peut-être aussi ce départ précipité fut-il le résultat d'une entente entre
le compositeur et le roi pour procurer à l'un une sortie honorable et
pour mettre l'autre à l'abri de violentes réclamations populaires. Quoi
qu'il en soit, le maître était déjà loin quand eut lieu la première
représentation, le dimanche 16 juin, avec un éclatant succès'.
1. A qiiclijuc temps de là, au mois d'oclubrc liSf^y, une union projetée entre le roi Louis II et sa
cousine Sophie e'choua par suite d'incompatibilité d'humeur de plus en plus marquée entre les jeunes
fiancés; le père de la princesse dut retirer sa promesse, et l'engouement du roi pour la musique dite
alors de l'avenir ne fut pas pour peu de chose, à ce qu'on dit, dans cette rupture itt extremis,
après parole échangée et cadeaux envoyés. Telles sont les raisons qu'on donna officiellement ; mais
on parla sous le manteau ifune aventure extrêmement scandaleuse et qui justifiait anipleiucnt le recul
du rni.
UNE SIMPLE VISITE EN PASSANT.
Allusion aux nombreux emprunts
de Richard \N'agncr au trésor royal.
\Punsch, d(.' MuiiiL-li. 17 mars iS'(l7.i
■o
D ::■■
< ^
" cl.
,y4 RICHARD WAGNER
Le roi Louis avait décidé que rannée 1868 ne se passerait pas sans
qu'il entendit les Maîtres Chanteurs à la scène, et tout fut dirigé
dans ce sens. D'ailleurs, un revirement se faisait dans l'opinion publique
en faveur de Wagner, de sorte que, tout en conservant son domicile
en Suisse, il put venir fréquemment à Munich et y séjourner aussi
longtemps qu'il voulut pour diriger les études de son œuvre : Hans de
Biilow l'aidait avec un dévouement filial, et les répétitions marchèrent
assez bien pour qu'on pût fixer la représentation au mois de juin.
Comme il était arrivé à Munich avant la fin de mai, le roi voulut
fêter le 22 de ce mois, qui était le cinquante-cinquième anniversaire
de la naissance de Richard Wagner, en passant toute une journée
avec le maître au château de Berg. Et les railleries, comme
ravivées par cette marque de faveur, plurent sur le compositeur. 11
avait, disait-on, le mauvais œil; il avait déjà tué Edmond Roche, en
lui faisant traduire Tannhœuser, Louis Schnorr, en lui faisant
chanter Tristan; qui donc allait-il expédier avec les Maîtres Chanteurs?
Après bien des hésitations, Wagner, à la place du regretté Schnorr,
avait désigné pour Walther le ténor Nachbaur, de l'Opéra de Darm-
stadt, chanteur à la voix délicieuse, à la tournure élégante. On avait
réuni d'ailleurs les artistes les plus estimés des différentes villes d'Alle-
magne, et, cette fois, le roi n'imagina pas de les congédier la veille
de la représentation pour complaire encore à ses « fidèles sujets ».
M. Betz, qui s'était fort distingué dans Frédéric et qui fit un Hans
Sachs incomparable, appartenait à l'Opéra de Berlin ; M. Hœlzel,
excellent dans Beckmesser, arrivait de Vienne; M'" Mallinger, une
poétique Éva, était de Munich môme, ainsi que M""" Dietz, Madeleine ;
enfin M. Schlosser, le ténor léger chargé du rôle de David, venait
d'Augsbourg, mais d'une boulangerie, non du théâtre. Il chantait dans
cette ville avec succès, lorsqu'il s'éprit de la fille d'un boulanger qui,
pour consentir au mariage, exigea que son futur gendre abandonnât le
théâtre et prît la pelle à four. L'amoureux ténor accepta ; mais lorsque
Wagner réclama son aide, il accourut à Munich, quitte à regagner
après son fournil. Enfin, les moindres rôles étaient tenus par des chan-
teurs de mérite : MM. Bausewein, Heinrich, Sigl, Fischer, etc. ; et
Hans de Biilow n'aurait cédé à nul autre sa place à la tête de l'or-
chestre ; il avait bien quelques droits à cet honneur pour la façon
dont il avait déjà dirigé les représentations de Tristan et Iseiilt.
La première représentation, suivie de cinq autres consécutives, eut
lieu le 21 juin 186S, et l'aftluence, en raison de la force acquise et
des partisans gagnés, était encore plus grande que pour Tristati et
Iseiilt. Wagner avait convoqué à Munich le ban et l'arricre-ban de
RICHARD WACiNER ,y5
ses admirateurs; critiques, ocns de lettres, artistes et musiciens conquis
à la cause wagnérienne avaient reçu une invitation pour cette solen-
nité, à laquelle assistaient seulement trois Français : MM. Pasdeloup,
Victorin Joncières et Léon Leroy. Le spectacle était annoncé pour
six heures; dès six heures moins un quart la salle était remplie; quel-
ques minutes avant Theure fixée, le roi prenait place dans sa loge,
sans apprêt, sans pose, en simple bourgeois. Peu après l'ouverture,
Richard Wagner venait à son tour s'asseoir auprès du jeune roi, qui
semblait ainsi le protéger contre un orage possible : inutile précaution,
car le succès se dessinait très franc dès le début, et, après chaque
acte, l'auteur devait venir saluer le public dans la loge royale. A la fin,
ce fut une ovation sans pareille et pour Wagner et pour son protec-
teur : bravos, acclamations, couronnes, discours, rien n'y manqua, et
d'ailleurs ce n'était que justice, en présence de l'œuvre qui venait de
se révéler au public enthousiasmé'.
Les Maîtres Chanteurs, comme Tristan et Isciilt, ont été écrits par
Richard Wagner en manière de délassement, au travers de la concep-
tion et de la mise au jour de la tétralogie des Nibehmgen. Wagner,
étant revenu passer quelque temps à Paris dans l'hiver de 1861-1862,
après son long séjour à propos de Tannhœuser, y termina le poème des
Maîtres Chanteurs, qu'il avait esquissé dès 1845, puis abandonné pour
Lohengrin : la maison Schott s'assura aussitôt la propriété du nouvel
ouvrage et fit imprimer le poème au courant de 1862, sans le mettre
encore en vente. Pour commencer la musique, il alla s'installer sur les
bords du Rhin, en face de Mayence, à Biebrich, et, dès le mois de
novembre de cette année, il dirigeait l'ouverture des Maîtres Chanteurs
dans un concert donné par Wendelin Weisshemer, au Gewandhaus de
Leipzig. La salle était vide à moitié, pas un musicien de profession
n'avait eu la curiosité de venir, et cependant l'effet fut tellement
foudroyant que le public et l'orchestre réunis bissèrent le morceau
par acclamation-. Au milieu de l'année i863, il se rendit à Penzing,
près Vienne, espérant y trouver le calme et le loisir nécessaires ; bref,
après de nombreuses reprises de travail, toujours traversées par des
accidents inattendus, les Maîtres Chanteurs furent complètement ache-
I. .\près Munich, les Maîtres Clianteiirs furent représentés à Carlsruhe le 5 février 1869 (Hans
Sachs, M. Hauscr; Walther, M. Nachbuur; Éva, M"" Ehrhardt; chef d'orchestre, M. Le'vy); puis à
Dresde et à Dessau, H Mannheim et à Wçimar; en 1870, ils se jouèrent à Berlin, Kœnigsberg, Stettin,
Vienne, etc., etc. C'est un des ouvrages de Richard Wagner qui obtinrent le succès le plus rapide,
en dépit d'exécutions défectueuses que le maître était loin d'approuver. « Si j'avais la chance de monter
les Maîtres Chanteurs avec une troupe intelligente de jeunes gens, disait-il à M. Dannreuther
en 1877, i'^ l'^U'" demanderais d'abord de lire et de jouer la pièce; après, je leur ferais étudier la
musique, et je suis assuré que, de la sorte, on obtiendrait très vite une excellente exécution. »
■2. Souvenirs personnels de M. Dannreuther dans son article sur Wagner. I Dictionnaire de Grove.)
176 RICHARD WAGNER
vés, à Triebschen, le 20 octobre 1867, vingt-deux ans après leur
première ébauche, et le manuscrit en fut aussitôt dirigé sur le théâtre
de Munich.
Une fois quitte de ce long travail, Richard Wagner s'en vint passer
quelques jours à Paris, peut-être attiré par les derniers feux de l'Ex-
position universelle. Et dès que sa présence ici fut signalée, les plai-
santeries reprirent de plus belle en souvenir des joyeuses soirées de
Tannhœuser. Pour donner une idée des sornettes avec lesquelles on
pensait alors le battre en brèche et le démolir, il suffira de citer ce
fait-divers facétieux qui lit le tour de la presse parisienne : « Un critique
distingué de Dresde, M. Otto Kamp, avait prétendu dans un article
que Richard Wagner, tirant de son propre cerveau ses poèmes et sa
musique, il y avait lieu de le placer au-dessus de Schiller et de
Beethoven. Grand émoi, grand scandale; le journaliste fut accablé de
lettres, de réclamations, d'injures. On publia brochures sur brochures,
M. Otto Kamp laissa dire et fit le mort. Puis, quand l'irritation fut à
son comble, il inséra un nouvel article qui se terminait ainsi : « On
« n'a pas compris le fond de ma pensée; je m'explique : Oui, Richard
(( Wagner est supérieur à Beethoven — • en tant que poète ; — oui, il
« est supérieur à Schiller — en tant que musicien. » — Procédés
d'attaque et quolibets vieux de douze ans, qui remontaient au temps
de Lohengriii, lorsque Wagner lui-même écrivait en riant : « Les
musiciens n'avaient pas d'objection à ce que je me mêlasse de poésie
et les poètes ne répugnaient pas à confesser mon talent de musicien »
Rien de nouveau sous le soleil, ni sous la plume de M. Albéric
Second.
On se souvient que Wagner avait d'abord voulu faire, avec les
Maîtres Chanteurs, une contre-partie comique de Tannhœuser ; mais
il avait modifié ce projet primitif et s'y était représenté lui-même, en
symbolisant dans le chevalier Walther de Stolzing le libre génie aux
prises avec les pédants de l'école routinière, et triomphant de la cri-
tique incarnée en Beckmesser, par la seule force de l'inspiration. Voilà
qui va de soi; pourtant, des glossateurs plus raffinés ont voulu découvrir
en outre dans l'ingénue Éva la Poésie immaculée, et dans le savetier
Hans Sachs, qui protège Walther, le roi Louis II ; d'autres encore, sans
quitter le terrain musical, ont reconnu dans Hans Sachs Franz Liszt,
que Wagner a salué souvent comme son bon génie, et dans Beck-
messer, le plus pédant des greffiers et le moins inspiré des hommes,
le savant Ferdinand Hiller, compositeur sans génie et qui fut toujours
des plus acharnés contre Richard Wagner. De ces commentaires-là,
qui amusent la galerie à l'origine et aiguisent la curiosité publique,
iiiiiîiiïi^^^^^^^^^^^^^^^^^^^
UICIIAUD WAGNliR VEUS iSÔS.
D'après uno photographie.
23
178 RICHARD WAGNER
autant en emporte le vent. Mais Tœuvre entière reste debout en face
de la critique épuisée — et c'est là le principal'.
Les Maîtres Chanteurs et Tristan se font pendants, en ce sens que ce
sont les deux ouvrages de courte durée • — l'un historique et comique,
l'autre légendaire et héroïque — dans lesquels Richard Wagner, impatient
de produire une œuvre d'art conforme à son idéal sans attendre l'achève-
ment de la tétralogie, est arrivé à réaliser une œuvre à la fois théâtrale
et musicale en tout point soumise ans. lois les plus rigoureuses qui
découlaient de ses affirmations théoriques. Drame musical tiré de
la légende ou comédie en musique empruntée à la vie commune, c'est
tout un : c'est toujours l'œuvre d'art, telle qu'elle s'était peu à peu
développée dans cet esprit supérieur, en se dégageant de toutes les
formes précédemment adoptées, pour arriver à ces conditions essen-
tielles : cohésion intime entre la parole et le chant, le mot rigou-
reusement adéquat à la note, égale et réciproque pénétration de la
musique et de la poésie. Et ce que l'auteur dit de Tristan dans sa
Lettre sur la musique est également vrai des Maîtres Chanteurs, à
savoir : qu'en composant cet ouvrage il avait oublié toute théorie et qu'il
éprouvait la suprême félicité réservée à l'artiste, celle qui résulte de la
spontanéité complète dans la création.
Faut-il d'ailleurs répéter encore une fois que jamais le mot de
« système » ne fut plus mal appliqué qu'à Richard Wagner, puisqu'il
produisit d'instinct ses quatre premiers ouvrages, en tendant vers le
drame idéal, dont la conception se faisait peu à peu plus nette dans
son esprit, et que c'est seulement après avoir écrit Tannhœuser et
Lohengrin qu'il voulut se rendre compte de la route parcourue, qu'il
essaya, la plume à la main, d'expliquer le travail qui s'était fait
progressivement dans sa tète et qui l'avait conduit au point où il
en était arrive, c'est-à-dire aux Nibelungen? Contrairement à ce
qu enseignent tant de gens, ses drames n'ont pas été écrits en vue de
confirmer des théories préétablies, comme il est arrivé par exemple à
Lessing : ce sont ces théories, au contraire, qui ont découlé des œuvres,
après que le maître eut affranchi son génie de toute influence étrangère
pour l'amener à son complet épanouissement. Il conçut et écrivit Tristan
lorsqu'il avait déjà compose une bonne partie de la tétralogie ; et,
I. Cet. O'cirA An Maîtres CliMiteufs osl le qualriciiie, et jusqu'à présent le lieniier ouvi'ai;c de
RicharJ Wagner qui ait été représenté intégralement en langue française. Très habilement traduits par
M. Victor Wilder, qui a entrepris le même travail pour Tristan, pour la tétralogie et pour ParsifaI,
les Maîtres Chanteurs furent représentés le 7 mars i885, à Bruxelles, au théâtre de la Monnaie, avec
un succès très réel. Les rôles étaient ainsi distribués : Éva et Madeleine, M™" Rose Caron et Blanche
beschainps; Walthcr de Stoizing, M. Jourdain; Hans Sachs, M. Séguin; Bcckmesser, M. Soulacroix;
Pogner, M. Durât; David, M. Dclaquerrièrc ; Kothner, M. Renaud; Vogelsang, M. \'oulct ; Nachtigal,
M. \'anderlinJeii ; Zorn, M. Desy ; un veilleur de nuit, M. Frankin.
lUCIIARI) \VA(iNF. R 17g
quant aux J\Jiiitix's Chanteurs, s'il en avait achevé le poème à Paris
après l'aventure de Taiiiiluviiscr, il n'en termina la musique et ne mit
l'œuvre entièrement sur pied qu'après que Tristan eut vu le jour.
Ces deux créations si dissemblables ont donc mûri simultanément
dans sa tète; elles sont comme jumelles et tout porte à penser qu'en
choisissant un sujet aussi dilïérent de ceux qu'il traitait d habitude, en
faisant chanter de braves bourgeois, de simples artisans, après l'héroïque
chevalier breton et la fière princesse d'Irlande, il voulait d'instinct se
bien prouver que les doctrines formulées en déduction de ses précédents
ouvrages s'appliquaient à l'opéra-comique aussi bien qu'à l'opéra, et
qu'elles étaient, par conséquent, capables de résister à toutes les atta-
ques de la routine et du parti pris.
Les Maîtres Chanteurs sont une comédie musicale avec quelques
échappées sur le burlesque et d'assez fréquents retours vers la grande
poésie. Ce poème, assurément, n'a pris définitivement corps dans
l'esprit de Richard Wagner que lorsqu'il eut trouvé la magistrale figure
de Hans Sachs, le poète familier, aux libres aspirations, pour en faire
le principal personnage; Hans Sachs, le cordonnier-poète, incarnant
le chant populaire en face du chevalier Walther de Stolzing figurant
la poésie supérieure; Hans Sachs, l'ami de Luther et d'Albert Durer,
en qui Gœthc et Wieland avaient déjà salué un ancêtre, et dont la
célébrité littéraire a pour consécration suprême l'œuvre de Wagner.
En se transportant en plein xvi'= siècle, au sein de la corporation des
maîtres chanteurs, en vouant au ridicule et leurs sottes prétentions et
leur asservissement aux règles étroites et surannées d'un code barbare,
appelé tabiilature, il a certainement voulu joindre la satire à la
comédie, et il n'y a pas là de quoi surprendre quand on sait quelles
luttes il avait à subir dans son propre pays, quand on remarque que
les Maîtres Chanteurs furent écrits peu de temps après le lamentable
échec de Tannhœuser à Paris.
En face de ces gens routiniers, attachés au rituel le plus baroque et
dont les séances solennelles devaient off'rir un tableau fort comique de
l'école stationnaire, exclusive, ennemie de toute inspiration libre, il
personnifie en Walther le poète de race, plein de jeunesse et de
flamme, qui ne connaît d'autre règle que son génie. Cette antithèse
et cette lutte sont le fond même du drame, où le noble, le beau, le
vrai, finissent par triompher du petit, du ridicule et du faux, par leur
seule puissance d'expansion. Cette belle idée a été mise en action
avec une \ariété de caractères, une abondance d'épisodes, une fécon-
dité d'invention poétique, une richesse mélodique et instrumentale qui
font de ce drame une œuvre prodigieuse en son genre. Ainsi parlait
,So RICHARD WAGNER
M. Schurc il y a déjà dix-huit ans, après l'apparition des Maîtres
Chanteurs à Munich, en 1868; ainsi pensent aujourd'hui tous ceux qui
en ont suivi la représentation en quelque ville que ce soit '.
Les séances des maîtres chanteurs de Nuremberg se tenaient dans
réglise même, à Tissue du service divin : c'est dans ce beau décor que
Wagner nous les présente, et son premier acte débute par une réunion
préparatoire au grand concours qui doit avoir lieu le lendemain, jour
de la Saint-Jean. Le chevalier Walther de Stolzing est épris de la
charmante Éva, lllie du riche orfèvre Pogner, chez lequel il ilcmcurc,
et comme ce dernier, zélé maitre chanteur, a promis la main de sa
fille à qui triompherait au concours de la Saint-Jean, Walther sollicite
d'abord le titre de maître. Mais il ignore absolument la tabulaturc,
et quelques conseils que lui donne David, le jeune et turbulent apprenti
de Hans Sachs, ne l'empêchent jias d'essuyer une déroute complète
devant les maîtres assemblés. Son rival, le grellier Sixtus Beckmesser,
cuistre et pédant s'il en fut, qui lorgne aussi la belle Éva, le charge
à plaisir et note bruyamment sur le tableau noir ses moindres fautes
contre le code poétique; alors tous les maîtres le déclarent indigne et
le repoussent, tandis que Sachs seul devine et pressent la force et la
valeur d'un tel poète.
Lorsque commence le deuxième acte, la nuit tombe. Kva, rentrant
avec son père au logis, ne se tient pas d'aller consulter Hans Sachs
sur l'issue de l'épreuve, sous prétexte de chaussures à corriger. Ici se
place une charmante scène de coquetterie naïve de la part de la jeune
lille qui veut tirer les vers du nez à l'astucieux cordonnier. Celui-ci,
qui n'est pas loin d'aimer Eva, voit ce manège et s'y prête; il finit
cependant par lui annoncer l'échec du chevalier et Éva s'emporte contre
la sottise de tous ces vieux pédants. Walther, n'ayant plus aucun
espoir de vaincre, va pour enlever Eva; mais Hans Sachs, qui veille
sur les deux enfants, arrête leur fuite et fait entrer Walther chez lui.
La nuit est venue. A peine le veilleur de nuit est-il passé, psalmodiant
son refrain, que le sot Beckmesser arrive pour donner une sérénade à
Eva; aux cris qu'il pousse afin de dominer le bruit que le savetier fait
tout exprès pour le gêner, les voisins se réveillent, prennent parti qui
pour l'un qui pour l'autre, en viennent aux mains et se battent
allreuscment. La trompe du veilleur de nuit retentit au loin, tous se
sauvent et quand celui-ci reparaît, tranquille et répétant son somnolent
appel, la ville entière a repris son calme habituel : tout dort.
La nuit ramène le calme en ces esprits troublés. Au troisième acte,
I. l.:i (incti:|UC élude de M. Edouard Schuré, d'abord publiée à la Rcviic des Deux Mondes, .1
reparu depuis dans son bel ouvrage en deux volumes : le Drame musical (iH-l'i el iSS5).
RICHARD WACNKR
iSi
Hans Sachs, poursuivant son rôle de protecteur envers les deux amou-
reux, et sacrifiant son amour iriiommc un peu trop mùr au bonheur des
deux jeunes gens, initie Walther aux principaux secrets du bel art des
maîtres chanteurs. Le jour du concours solennel devant tout le peuple
assemblé dans une prairie, aux bords de la Pcgnitz, est enfin venu.
EVA DANS L ATELIER I) K HANS SAC.US.
Acle III des M.ùtivs Cli.mti'iirs. — I)\lplc^ le l:ilileau de M. .1. Flûs^en 1.
Le fâcheux Beckmesser, qui avait cru taire merveille en s'cmparant du
texte tout sec de la poésie esquissée par Walther et corrioée par Hans
I. M. Joseph Flûggen , rameur de cette jolie composition, a la haute main sur toute la partie
décorative à l'Opéra de Munich el c'est lui qui, cette année, a été chargé de dessiner les costumes pour
les représentations de Tristan et Iseiilt, à Bayrcuth.
i82 RICHARD WAGNER
Sachs, ne peut pas en sortir quand il la veut chanter à son tour, et se
fait huer par la foule. Walther est facilement proclamé vainqueur et
gagne ainsi la main d'Eva, tout en reportant l'honneur de sa victoire
à l'excellent Sachs.
A propos de cet ouvrage, essentiellement historique, il se pose une
question. Cette exclusion de l'histoire, prononcée par Richard Wagner
au profit de la légende, n'est-elle pas singulière et n"a-t-elle pas un
caractère trop absolu, même à ne considérer que ses propres opéras?
Sur ce point, deux écrivains français qui ont su composer sur Richard
Wagner un livre ingénieux et clair, chose rare, émettent de justes
réflexions. Il leur paraît d'abord que le mérite d'un poème dramatique
provient moins du choix du milieu où se meut l'action que de la manière
dont elle se meut dans ce milieu, quel qu'il soit : il est, en effet, des
livrets historiques excellents, comme aussi de pitoyables livrets légen-
daires. « Et puis, disent-ils, qu'est-ce que la légende? N'est-ce pas le
plus souvent de l'histoire non contrôlée, la fausse monnaie de l'histoire,
une variante avec broderies? Qui décidera où commence l'une et où
finit l'autre? Wagner paraît se faire fort d'établir la distinction; il se
prononce hardiment; il rejette l'histoire; il lui faut la légende, la légende
toujours. Or, son œuvre entier dément en partie cette prétention
Lohengrin et Tristan sont des chevaliers vivant à une époque et dans
un pays que l'auteur lui-même a soin de préciser, et les accessoires
dont il les entoure sont fournis par l'histoire, non par la légende.
Tannha;user, frère cadet de Robert le Diable, nous dévoile un coin du
jMoyen-Age où les chevaliers-chanteurs accomplissaient des exploits qui
n'ont rien de fabuleux : le Venusberg n'est qu'un tableau servant de
prologue. Quant aux maîtres chanteurs, fut-il jamais reconstitution du
passé plus précise, plus curieuse, plus conforme aux procédés de l'his-
toire? ' )) Assurément non.
Donc, ce poème, qui renferme des scènes charmantes, des situations
vraiment comiques, est tout à la fois, pittoresque en tant qu'évocation
d'une ville allemande au xvi' siècle, avec ses mœurs, ses corporations
et ses fctes populaires, et curieux par ses données d'une rare précision
sur les épreuves à subir pour passer maitre chanteur. Ceux auxquels ces
détails sembleraient un peu longs pourraient se délasser en écoutant
une orchestration qui n'a pas sa pareille et dans laquelle on découvre
à chaque audition de nouveaux trésors. Ce merveilleux travail d'orchestre .
est tel, qu'il frappe d'admiration jusqu'aux derniers détracteurs de
Richard Wagner; mais ils ajoutent malicieusement qu'ils aimeraient
I. L'CEuvi-e dramatique de Ricliard V,'ai;ner. par iMM. Albert Soubics et Charles Malherbe (un vol.
iii-i8, chez I''i.schbachcr, iS86).
RICHARD WAGNER ,83
mieux la symphonie sans la partie chantée, ijuc Wagner, disent-ils,
traite avec une grande sécheresse et comme un récit sans accent. 11
n'est rien de plus faux : pour n'observer aucune coupe déterminée à
l'avance, pour n'être coulée dans aucun moule et pour suivre exacte-
ment la parole, chaque phrase confiée aux voix, courte ou longue,
tendre ou grandiose, a, toutes les fois qu'il le faut, une forme mélo-
dique parfaitement appréciable, et distincte de la polyphonie orchestrale.
Est-il rien de plus délicieux, par exemple, que les douces paroles échan-
gées entre Walther et Éva, à l'issue de la messe, que l'allocution de
Pogner annonçant qu'il donnera sa fille au vainqueur du concours, que
le premier chant de Walther, que le dialogue à mots couverts de Sachs
et d'Eva à la tombée de la nuit, etc.?
Mais ce travail d'orchestre, auquel tous rendent hommage, est une
conception tellement nouvelle qu'il convient de l'expliquer aussi claire-
ment que possible. Tout le discours symphonique, ininterrompu tant
que dure l'acte, est bâti en majeure partie sur certaines phrases typiques,
ou motifs conducteurs [Leitmotire). Au lieu de conserver l'ancienne
forme de l'opéra, où chaque air, chaque ensemble ou chaque morceau
se bornait à traduire à peu près les sentiments exprimés à tel moment
par tel personnage en scène, en négligeant totalement son caractère
général, "Wagner prétend dépeindre la nature et le caractère de ces
personnages par des motifs qui s'attachent à eux, les enserrent et
finissent par les personnifier.
Ces motifs typiques ou caractéristiques, comme on voudra les
appeler, diffèrent entre eux et par leur essence et par la façon dont
ils sont traités. Certains ont leur plein développement dès qu'on les
entend pour la première fois : tel celui des maîtres chanteurs. D'autres,
exposés d'abord d'une façon fragmentaire, vont se développant, se
superposant, se combinant entre eux à mesure que le personnage
auquel ils se rapportent dévoile un peu plus son caractère et se trouve
entraîné par les événements extérieurs. Tels, les motifs typiques de
"Walther et d'Éva, qui rendent à merveille la progression de leur
amour : d'abord la tendresse naissante, puis l'ardeur impatiente, enfin
la passion déclarée, et qui montent, croissent, s'enchevêtrent jusqu'à ce
qu'ils éclatent dans toute leur plénitude par une superbe explosion.
11 n'y a pas à dire : il s'agit là d'un art entièrement nouveau, créé
de toutes pièces par Richard Wagner et qui n'a plus aucun rapport
avec l'opéra proprement dit, tel qu'il a été conçu jusqu'à nos jours.
Comme on l'a déjà remarqué à propos de Tristan, il faut subir ce
nouveau genre et y goûter un plaisir extrême ou bien le repousser
entièrement. Point de tergiversation possible. Je reconnais volontiers
i84
RICHARD WAGNER
quune œuvre d'art aussi complètement originale et londéc sur un
travail musical aussi complexe exige une initiation, comme toute
création de génie ; mais cette initiation deviendra graduellement moins
laborieuse à mesure que l'esprit s'habituera à cette nouvelle forme
d'art, comme il s'est habitué à l'ancien opéra. Dès à présent, d'ailleurs,
tous ceux epii, selon le désir de Wagner, écoutent son œuvre en dehors
de toute idée préconçue et se laissent simplement dominer, charmer,
entraîner par le génie, en ressentent la même impression captivante
et souveraine à l'exclusion de toute autre.
Et comment en puurrait-il être autrement avec une création qui,
outre les passages déjà cités, renferme des épisodes aussi gais que la
ronde des apprentis, ou la sérénade burlesque de Beckmesser cou-
ronnée par ce prodigieux charivari de toute une ville éveillée en sur-
saut; des pages aussi grandioses que l'ensemble final du premier acte,
la rêverie et le monologue de Hans Sachs, l'ensemble à cinq voix du
dernier acte' et tout le tableau final du concours, sans parler de
cette admirable ouverture qu'on applaudit à tout rompre actuellement,
même à Paris, et qu'on y sifllait avec rage en 1869?
, Il parait dillkilc à qui rJllJchit que Wa.^ncr ait pu c.n.poscr ce m,.,ccau des Alailrcs Chanteurs,
un vci-ilablc quinlc.tc ayant une fo.-me aétern.ince, un pe^^o conca-lantc, diraient les Italiens, après
avoir formulé un systùu.e aussi absolu que celui qu'il développe dans Opéra et Drame On suppose
alors que cette paye était de composition très antérieure, on dit même qu'il voulut la déchirer après
avoir terminé les huîtres Chanteurs, mais que sa future femme parvint a l'en empechci .
RICHARD WAUNKR, PAR KLIC.
{llumorislisclic Uhrttcr, de Vienne, iS mai 187;'.)
CHAPITRE XII
SUITE DU SÉJOUR A TRIEBSCHEN. RIENZI A PARIS
LE RHEINGOLD ET LA VALKYRIE A MUNICH
INSTALLATION A BAYREUTH ET CONSTRUCTION DU THEATRE
usTE au moment de la représentation des Maîtres
Chanteurs, en juin 1868, Richard Wagner, habitant
toujours Lucerne, avait pubHé, d'abord en articles
dans la Presse de l'Allemagne du Sud, de Munich,
puis en brochure, à Leipzig, un important travail :
Art allemand et politique allemande, dont on connaît
le titre, mais que personne, ou peu s'en faut, n'a
jamais lu en dehors des pays allemands'. Cet écrit de
longue haleine est surtout dirigé contre la France, ou du moins contre
l'influence prépondérante que notre pays lui paraissait exercer jusqu'en
Allemagne, et, malgré l'indifférence affectée de l'auteur, il est bien permis
de penser que le souvenir de l'échec de Tannhœuser à Paris entrait pour
beaucoup dans cette croisade anti-française. Obéissait-il d'instinct à
quelque aversion de race, cédait-il à la haine sourde qui couvait en
Allemagne alors contre nous et qui allait aboutir à une guerre désas-
treuse, ou bien agit-il par calcul en épousant cette antipathie, en
l'incarnant en quelque sorte afin que son œuvre et son nom devinssent
la personnification du génie allemand révolté contre la civilisation
française ; autant vaut ne pas soulever cette question, que personne,
aujourd'hui, ne saurait résoudre. Il aurait fallu pour cela lire au plus
profond de son esprit et encore n'est-il pas bien sûr qu'on y eût décou-
vert quelque chose; il est très possible, en effet, qu'il ne se rendît pas
compte lui-même des secrets mobiles auxquels il obéissait ou semblait
obéir en mainte occasion.
Tout ce travail est le développement d'un passage des Recherches
sur l'équilibre européen, oia l'économiste Constantin Franz expose l'in-
I. Dès le mois de septembre 1S67, on avait annonce lie Munich que Wagner renonçait à son
idée d'exposer ses théories dans une feuille spéciale fondée et dirigée par lui et qu'il rédigerait sim-
plement le feuilleton musical du nouveau journal Die Sitddcutsche Zeitung, qui allait paraître au
I" octobre. Un des principaux propriétaires de ce journal était son ancien collègue à Dresde, le
directeur de musique Auguste Rœckel, ce qui explique son concours ; mais, dans le fait, la collabo-
ration annoncée se réduisit aux articles ci-dessus indiqués sur la politique et l'art allemands.
24
,86 RICHARD WAGNER
llucnce exercée sur le système européen par la politique française,
telle quelle se manifeste dans la propagande napoléonienne : « Cette
propagande, dit-il, ne repose sur rien autre chose que sur la puissance
de la civilisation française, sans laquelle elle serait elle-même tout à
fait impuissante. Aussi la seule digue efficace à lui opposer consiste-
t-elle à se soustraire à l'empire de cette civilisation matérialiste. Or,
c'est là précisément la mission de l'Allemagne, parce que, parmi tous
les pays du continent, l'Allemagne seule possède les dispositions, la
vigueur d'esprit et la force d'âme requises pour faire prévaloir une
culture plus élevée, contre laquelle la civilisation française n'aura plus
aucun pouvoir. Ce serait là la véritable propagande allemande qui
contribuerait très essentiellement au rétablissement de l'équilibre euro-
péen. )) Rien qu'à lire cette maxime en tête d'un écrit où l'auteur
veut étudier les rapports entre l'art et la politique en général, et parti-
culièrement entre les tentatives de l'art allemand et les prétentions de
l'Allemagne à une plus haute importance politique, on pressent les
développements qui vont venir.
Les armées alliées ont délivré l'Allemagne et l'Europe du joug
odieu.x de Napoléon ; mais qu'importe que la France ait été matérielle-
ment vaincue si elle a elle-même vaincu ses vainqueurs par l'influence
souveraine des lettres et des arts? Pour repousser cette invasion morale,
il ne suffit plus de baïonnettes et de canons, il faut créer de toutes
pièces et soutenir par tous les moyens l'art national allemand en face
de l'art français. Mais pourquoi cet art national est-il encore à créer?
C'est parce que la scène allemande est sous la domination de la scène
française et qu'elle a vainement essayé de secouer ce joug par le triple
effort de Lessinof, de Goethe et de Schiller. Le mal remonte en France
à Louis XIV, « qui avait érigé les règles de ce qui passerait pour beau,
règles dont les Français ne sont pas encore débarrassés sous Napo-
léon III «, et en Allemagne à Frédéric le Grand, qui subissait aveu-
glément l'influence française et ne montrait que du dédain pour la
culture germanique, a Honneur à Schiller, dit-il en substance, pour
avoir donné à l'esprit régénéré la forme de Vadolescent allemand qui
regarde avec mépris la suffisance britannique et les séductions pari-
siennes; mais les princes allemands ne tinrent aucun compte de ce
réveil de l'esprit national; au fond, ils n'ont jamais compris autre chose,
sous le nom de culture des arts, que l'introduction d'un ballet français
ou d'un opéra italien, et, à le bien prendre, ils en sont encore là aujour-
d'hui ; c'a été une véritable trahison envers l'esprit de leur peuple, et,
pour l'expier, il faudra plus d'un acte de bonté, de noblesse et de
dévouement de leur part. y> C'est, ajoutc-t-il, parce qu'il compte sur
RICHARD WAGNER • ,87
ces actes, qu'il leur signale aussi clairement la faute commise et le
moyen de la réparer.
Le théâtre est à ses yeux le grand agent d'éducation du peuple,
parce que c'est là que le génie allemand trouve son expansion la plus
irrésistible. C'est par le théâtre que Lessing avait commencé la lutte
contre la domination française; au théâtre, que Schiller l'avait cou-
ronnée de la plus belle victoire; mais Napoléon, pour dépayser
l'esprit allemand, avait repris la scène aux héritiers de Gœthe et de
Schiller: ici l'opéra, là le ballet; Rossini, Spontini. Par bonheur, le
génie allemand se réveilla encore une fois; si la poésie était muette,
la mélodie résonna, et le souffle de Y adolescent allemand passa dans
les magnifiques chants de Weber. Il faut donc se détourner à jamais
des Français, chez lesquels on ne trouve que pure virtuosité théâtrale,
avec un don particulier d'imitation, d'art mimique, et qui ne cherchent
qu'une distraction toute frivole dans les jeux de la scène; il faut remédier
à l'abaissement du théâtre allemand, qui descendit par deux fois au
degré le plus bas, en adoptant le Guillaume Tell parodié de Schiller
par Rossini, puis le Faust parodié de Gœthe par Gounod ; il faut se
retremper entièrement dans l'esprit du peuple allemand, de ce peuple
si intelligent et si moral, et qui n'a nullement besoin des règles fran-
çaises, tant la bienséance est inhérente à la pureté et à l'intimité de
son être.
« Demandons-nous, dit-il, quelle richesse inou'ie, vraiment incommen-
surable, d'organisation vivifiante la politique de l'Allemagne posséde-
rait en elle-même si^ par analogie avec l'organisation de l'armée
prussienne, dont nous avons cité l'exemple, les éléments propres à la
culture et à la vraie civilisation étaient attirés dans l'orbite du pouvoir
où les gouvernements se tiennent aujourd'hui bureaucratiquement ren-
fermés. En résumé, les dispositions de l'esprit allemand pour l'art sont
universelles, comme la mission du peuple allemand depuis son entrée
dans l'histoire. C'est à ceux qui ont dans leurs mains les destinées
politiques de la nation à donner l'exemple de l'appropriation de cette
renaissance à l'ennoblissement de la vie intellectuelle du peuple, à
la fondation d'une nouvelle civilisation germanique, qui étendra ses
bienfaits jusqu'au delà des frontières de l'Allemagne. » Cet appel
s'adresse à tous les princes allemands; mais celui-ci est plus spécial :
« Un mot du vainqueur de Kœnigsgr^tz- (Sadowa), et une nouvelle
force entre dans l'histoire,' une force devant laquelle la civilisation
française pâlira pour toujours. »
En un mot comme en cent, faites représenter les Xit>eluugen.
A la première représentation des Maîtres Chanteurs à Munich, il
i88
niCHARn WAGNER
n'y avait que trois Français, avons-nous dit, et M. Pasdeloup était
l'un des trois. Le courageux fondateur des Concerts populaires, pris
d'une belle passion pour la musique de Richard Wagner, avait fait
tout ce qui dépendait de lui pour la faire apprécier du public français;
mais sa propagande était forcément restreinte aux fragments sympho-
niques. Lorsqu'il prit la direction du Théâtre-Lyrique, en octobre 1868,
il voulut aussitôt nous faire entendre un ou deux opéras complets du
maître, afin de réparer, dans la mesure du possible, l'échec de Tann-
hœiiser, et il choisit, pour com-
mencer, Rienii qui, ne sor-
tant pas du moule ordinaire,
paraissait assez propre à accli-
mater tout doucement "Wagner
chez nous. Celui-ci refusant de
se déranger pour si peu de
chose, M. Pasdeloup fit même
le voyage de Paris à Zurich
afin de s'entendre avec lui sur
ses intentions, de prendre ses
mouvements, etc. Mais il avait
compté sans l'ignorance et
l'entêtement des journalistes
et des amateurs français, qui,
sans même examiner le style
de l'œuvre ou s'informer de
sa date, attaquèrent ou défen-
dirent Rienii, selon qu'ils
avaient attaqué ou défendu
d'autres œuvres signées du
même auteur : on applaudis-
sait ou Ton sifflait de confiance
et sur le seul nom de Wagner. Cette représentation , donnée le
6 avril 1869, ne modifia donc en rien l'état de l'opinion publique
envers Richard Wagner et la tentative honorable de M. Pasdeloup
n'eut aucun résultat en bien ni en mal, malgré le succès qui accueillit
les parties purement mélodiques, comme la cavatine d'Adriano, la
prière de Rienzi et, par-dessus tout, le chœur des messagers de paix'.
I. La traduction française était de MM. Nuitter et Guilliaume. Monjauze chantait avec éclat le rulc
de Rienzi; M"°' Borghèse et Sternberg représentaient Adriano et Irène d'une façon très satisfaisante,
enfin une jeune élève du Conservatoire, M"° Polliart (depuis Priola), ravissait tout le monde en chan-
tant le petit solo dans le chœur des messagers de paix. MM. Lutz (Orsino), Giraudet (Colonna), Massy
(Baroncelli), Bacquié (Cecco), et Labat (Raimondo) complétaient un ensemble assez bon.
RICH.\RD WAGNER, PAR GILL.
[Éclipse, 18 avril 1S69.)
3 j.-.
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— ^
,go RICHARD WAGNER
Par aflfectation crimpartialité, c'étaient surtout les ennemis de
Richard Wagner qui provoquaient le directeur à représenter un opéra
plus décisif que Riei!{i — • Lohengrin par exemple — afin de faire une
bonne fois justice des prétentions du prétendu réformateur. « Quand
trente ou quarante mille personnes auront été scalpées par ce sono-
risme de Peau-Rouge, écrivait un furieux, la libre critique, dont la
splendeur du véritable art est le seul mobile, ne sera plus accusée de
parti pris à l'égard du trop célèbre mélodiste de la forêt, et le wagné-
risme sera tenu, par l'immense majorité des dilettantes, pour ce qu'il
est en réalité, c'est-à-dire pour la plus retentissante des mystifications. »
Celui-là est mort fou. Bref, la grande masse du public, indifférente
entre les défenseurs et les détracteurs de parti pris, s'ennuyant surtout
et ne voyant là qu'un opéra aussi brillant, aussi bruyant, mais non
plus original que d'autres, ne marqua pas d'empressement à l'aller
entendre et, malgré le bruit qui se faisait autour, Rieii^i ne put durer
au delà de vingt-six représentations.
D'ailleurs, Wagner, très bien conseillé par ses amis de Paris et
tout en faisant des vœux, cela va de soi, pour le succès de l'entreprise,
avait, par lettre rendue publique, afl:ecté de s'en désintéresser. « ... Ma
présence et ma participation à la représentation qui se prépare, —
écrivait-il à M"'" Judith Mendès, — pourraient donner lieu à un malen-
tendu. J'aurais l'air de me mettre à la tête d'une entreprise théâtrale
dans le but de regagner par Rieii{i ce que j'ai perdu par Tannhœuser ;
c'est du moins, sans nul doute, ainsi que la presse interpréterait ma
venue. Or, la mise en scène de RieiT{i au Théâtre-Lyrique n'a été
qu'une question toute personnelle entre M. Pasdeloup et moi. A la
suite de la représentation des Maîtres Chanteurs à Munich et de
l'attention dont elle a été l'objet, plusieurs propositions m'ont été
faites. On a d'abord parlé d'une troupe allemande devant donner l'un
après l'autre mes six opéras à Paris ; puis on a voulu tenter Lohengrin
en italien; puis encore Lohengrin en français, que sais-je? Bref, il
n'était pas question, cet été, de moins de cinq projets concernant la
représentation de mes œuvres à Paris ; cependant je n'en ai point
encouragé un seul. Quand M. Pasdeloup est venu me dire qu'il prenait
la direction du Théâtre-Lyrique dans l'intention de donner plusieurs
de mes ouvrages, je ne crus pas pouvoir refuser à cet ami zélé et
capable l'autorisation de les représenter et, comme il désirait débuter
par Rien^i, je lui dis qu'en eff'et c'était celui de mes opéras qui m'avait
toujours paru devoir s'adapter le plus aisément à une scène française.
Écrit, il y a de cela trente ans, en vue du Grand-Opéra, Rien{i ne
présente aux chanteurs aucune des difficultés et n'offre au public pari-
RICHARD WAGNER uji
sien aucune des ctrangetés des œuvres qui l'ont suivi : tant par son
sujet que par sa forme musicale, il se rattache aux opéras depuis
longtemps populaires à Paris Ou Rien{i fera son chemin sans moi,
ou, s'il n'est pas capable de le faire ainsi, mon assistance ne saurait
l'y aider ; telle est, en peu de mots, ma façon de voir et la ligne de
conduite que je suis décidé ou, pour mieux dire, appelé à suivre en
ce qui concerne la représentation de mes ouvrages à Paris, tous tant
qu'ils sont ' »
Grâce à cette habile politique, il ne fut nullement atteint par ce
succès médiocre et put facilement s'en consoler. D'ailleurs, des ques-
tions bien autrement palpitantes pour lui se débattaient alors en
Allemagne : il ne s'agissait de rien moins que de mettre à la scène —
enfin ! — les Nibelungen. Le roi de Bavière, dans l'impatience de con-
naître une partie ou deux de la nouvelle création de Richard Wagner,
avait décidé qu'une première exécution par fragments aurait lieu le
25 août i86g, jour de sa fête-, et dès la fin de juin le Grand-Théâtre
avait fermé ses portes, la scène avait été mise sens dessus dessous
pour y installer la machinerie nécessaire à la représentation d'une œuvre
qui oflFrait des difficultés inouïes, presque insurmontables. Pendant ces
préparatifs matériels, les artistes de l'orchestre et des chœurs travail-
laient activement sous la direction de Hans Richter, musicien hors
ligne et dévoué du fond de l'âme aux intérêts de Richard Wagner.
Les choses marchaient donc régulièrement pour la musique et
cependant, en dépit de tous les efforts, de retard en retard, on avait dû
reculer la représentation du Rheingold jusqu'au i*^'' septembre. A l'ap-
proche de cette date, des inquiétudes très vives commencèrent à se
produire parmi les amis de l'auteur au sujet de la mise en scène et
des effets décoratifs : tout allait de travers et les profondeurs du Rhin
comme les splendeurs du Walhalla étaient d'un ridicule achevé. Quel-
ques zélateurs pressés télégraphièrent à Wagner de venir à Munich
afin d'en juger par lui-même. Il arriva aussitôt et fit faire une répéti-
tion générale, à laquelle on admit les nombreux fidèles, dont une
1. 11 va sans dire que les lettres ou c'crits eu frauyais de Richard Wagner destines à être rendus
publics étaient revus et corrigés ; mais, avec le temps, il était arrivé à parler notre langue sans de
trop grosses incorrections. Il a passé, cette année, en vente publique à Berlin une pièce in-folio de
32 lignes, signée seulement de l'initiale R. ; ce brouillon d'une lettre écrite en français (vers 1839) à
propos de la traduction du livret de Rieii^^i, montrera quel singulier français il parlait alors.
« Monsieur, j'espère bien que vous aurier-la bonté de tînir votre travail pris pour moi et pour mon
avantage de corriger ma mauvaise traduction de mon sujet d'un grand opéra : Rieii^i. En c'espérant,
je vous prie, Monsieur, bien fort de m'envoyer cette ouvrage à Mitau sur mon adresse si bientôt que
possible. » Ce curieux spécimen du premier français de Wagner s'est vendu 40 marks.
2. Au commencement de l'année précédente, on avait déjà répandu le bruit que le roi mettait à la
disposition de Wagner le Palais de Cristal de Munich, transformé en théâtre à sa convenance, et
l'on avait beaucoup ri par avance de l'aquarium où devaient barboter les filles du Rhin.
192
RICHARD WAGNER
vingtaine de Parisiens, accourus pour cette représentation solennelle et
qui languissaient à Munich : ce fut une véritable débâcle, et Wagner
voulut exiger une mise en scène un peu moins grotesque. Mais à ses
protestations l'intendant royal répondit par Tordre de passer outre,
aHn de donner satisfaction à son jeune maître. De plus, la nouvelle
COSTUME DE BRUNEHILD DANS « LA VAI.KYRIE )l ,
de Farrivce de Richard Wagner avait réveillé d'anciennes inimitiés
politiques et Ton ne parlait de rien moins que de lui donner un chari-
vari pour le punir de sa brochure dirigée contre les Juifs.
Ainsi, Richard Wagner se trouvait pris, comme protestant, entre les
catholiques, qui ne lui pardonnaient pas raftection du roi, et les Juifs,
qui avaient sa brochure sur le cœur; comme auteur, entre un inten-
dant aveugle et des décorateurs maladroits. Ce qu"il avait de mieux à
SI EG LIN DE
aide Sicginiind à arracher l'cpée Ju frciie, sur lequel ils
ont gravé leurs initiales dans deux cœurs enflammes.
(Tire de Sc/iiill:;c et Miillcr
à l'Aimcau Ju Nibcluii''. 1881.)
RICHARD WAGNER ,^3
faire dans cette situation tendue, était de retourner à Lucerne et c'est
à quoi ses amis le décidèrent sans peine. Hans Hichtcr, de son côté,
n'hésitait pas, malgré sa position précaire, h. sacrifier le poste inespéré
de maître de chapelle à Munich, et refusait de conduire une repré-
sentation aussi mal préparée; quant au chanteur Betz, pour se
soustraire à de vaines sollicitations, il
repartit pour Berlin le jour même.
Malgré ces graves défections, l'inten-
dant royal s'efforçait de répondre au
désir du roi qui voulait connaître à
tout prix le Rheingold et il allait de-
mandant basse chantante et chef d'or-
chestre à tous les échos : il suppliait
d'abord M. Camille Saint-Saëns, ensuite
un chef de Weimar, de remplacer Hans
Richter à la tète de l'orchestre, et
des deux côtés il éprouvait un refus
péremptoire. Hans de Bûlow, de plus,
se disait malade. En fin de compte, après avoir épuisé les tentatives
d'arrangement les plus baroques, il dut avouer au roi l'impossibilité
radicale où l'on se trouvait de représenter le Rheingold avant la fin de
septembre, au plus tôt.
Cette série de contre-temps ne fut qu'un stimulant à l'affection du
souverain pour le compositeur, et,
malgré les efforts de ses conseillers,
trop habiles pour ne pas exploiter
cet incident, le roi n'eut de repos
que lorsqu'il fut sur le point d'en-
tendre le Rheingold. Pour ne pas
perdre tout le fruit des études faites
et de l'argent dépensé, on s'adressa
bien vite au machiniste Brandt, de
Darmstadt, qui vint corriger l'œuvre
maladroite des machinistes de Mu-
nich ; le baryton Kindermann prit la
succession de Betz, et le répétiteur
Éberle fut chargé de poursuivre les études à la place de Hans Richter,
destitué sur l'heure. Avant la fin du mois, la volonté royale était
remplie : la première représentation put avoir lieu le 22 septembre,
grâce au travail ardu que s'étaient imposé quinze jours durant Wûllner,
le nouveau chef d'orchestre, les chanteurs Vogl et Kindermann et
LOGE, LE DIEU DU FEU,
emporté par son énorme manteau rouge
(Tiré de Schicll\c et Midlcr
à i'Aniicju du Xihclinig, 1881.)
194 RICHARD WAGNER
l'habile machiniste Brandt. Le but matériel de tant d'efforts était
atteint, mais l'effet moral était douteux; le public de la première
représentation demeura indécis, presque hostile, et la patience allemande,
si justement reconnue pourtant, ne supporta pas sans broncher quatre
interminables tableaux, sans entractes ni repos. Il faut dire que ce
retard d'un mois avait bien changé la composition de la salle ; que
beaucoup des plus fidèles partisans, après avoir fait si longtemps le
pied de grue au mois d'août, n'avaient pas pu ou voulu revenir en
septembre, de façon que le R/ieiiigold fut joué devant un public moins
entraîné, moins acquis au compositeur et même en partie défavorable
à ses innovations. Quoi qu'il en fût, l'œuvre avait toujours été repré-
sentée, et c'était un grand point : l'honneur était sauf.
Un romancier-poète, en narrant ces incidents dans lesquels il
s'attribue un rcMe décisif, avance que l'Or du Rhin fut retardé d'une
année entière : un tel manquement de mémoire sur le point capital
montre assez combien il faut se défier de ces récits de poète. En
revanche, il a tracé de Wagner à cette époque un portrait tout à fait
vivant : a Quelquefois nous étions assis, mais lui, jamais! Non,
il ne me souvient pas de l'avoir vu assis une seule fois, si ce n'est au
piano ou à table. Allant, venant par la grande pièce, remuant les
chaises, changeant les fauteuils de place, cherchant dans toutes ses
poches sa tabatière toujours perdue ou ses lunettes, qui étaient quel-
quefois accrochées aux pendeloques des candélabres, mais qui n'étaient
jamais sur son nez, empoignant le béret de velours qui lui pendait sur
l'œil gauche avec l'air d'une crête noire, le triturant entre ses poings
crispés, le fourrant dans son gilet, le retirant, le replaçant sur ses
cheveux, il parlait, parlait, parlait ! 11 s'envolait dans des emporte-
ments : sublimes images, calembours, barbarismes, un flot incessant,
toujours heurté, toujours renouvelé, de paroles superbes, tendres, vio-
lentes ou bouffonnes. Et, tantôt riant à se décrocher la mâchoire,
tantôt s'attend rissant jusqu'aux pleurs, tantôt se haussant jusqu'à
l'extase prophétique, il mêlait tout dans son extraordinaire improvisa-
tion : les drames rêvés, le roi de Bavière qui n'était pas un incchaiit
garçon, les tours que lui jouaient les maîtres de chapelle juifs, les
abonnés qui avaient sifflé Tannhœiiser, M"" de Metternich, ces gueux
d'éditeurs, la réponse qu'il voulait faire à la Gaiettc d'Augsboiirg, le
théâtre qu'il ferait bâtir sur une colline, près d'une ville, et oij
viendraient de tous les pays tous les peuples , Sébastien Bach ,
M. Auber, etc., etc. ' »
L'année suivante, après l'Or du Rhin, c'était naturellement le tour
1. Richard Wagner, par M. CaUillc .Vlcndès (i vol. in-iS, Charpentier, 1886).
r^r.'-'^iit.iWWft.vj.M».. .
li^V-
'%^.
r, ;^-^
RICHARD WACNKR ,o5
de la Val kyrie, dont quelques fragments importants, mais seulement
des fragments, comme la scène finale du premier acte et la chevauchée
des Valkyries, avaient été exécutés à Munich, à A'icnne, en \8G3 et
1864. Cette fois, les mesures furent si bien prises que la représenta-
tion eut lieu juste au jour promis, le 26 juin 1870, et qu'on ne fut pas
contraint de renvoyer d'ardents auditeurs, venus de tous les coins de
l'Europe : on avait trop perdu à les voir partir avant le Rheingold.
Aussi le résultat fut-il infiniment meilleur : il faut ajouter que la
pièce rentrait mieux dans le cadre habituel, que la Valkyric présentait
une lutte de passions humaines autrement vivante et intéressante que les
solennelles évolutions du Rheingold, et que Wagner, poète, avait
remarquablement servi Wagner, musicien, en lui oftVant de véritables
« situations » dramatiques à mettre en musique. Le musicien, à son
tour, avait secondé le poète admirablement dans cet épisode si passionné
de la reconnaissance de Sieglinde et de Siegmund au premier acte,
dans les scènes de Brunehild au deuxième, surtout celle avec Siegmund ;
dans la chevauchée des Valkyries, les adieux de Wotan à Brunehild
et cet audacieux embrasement final, qu'on réprouvait aux répétitions
pour toutes sortes de bonnes raisons et qui gagna sa cause, en dernier
ressort, devant le public.
Ce fut donc un succès, malgré de fâcheux pronostics, un grand
succès, auquel de timides coups de sifflet, lancés surtout pendant les
longues scènes du deuxième acte, ajoutèrent quelque agrément. Lexé-
cution était de tout point parfaite : M""" Stehle (Brunehild), M. et
M'"" Vogl (Siegmund et Sieglinde), MM. Kindermann (Wotan), Bause-
wein (Hunding) et M"" Kaufmann (Fricka) avaient tous, mais surtout
M"*^ Stelhe, montré une rare intelligence dramatique et avaient remar-
quablement rendu le caractère de leurs personnages; les huit Valkyries,
soeurs de Brunehild, étaient représentées par M""^ Possard, M"" Leo-
noff, MûUer, Hornauer, Eichheim, Ritter, E. Seehofer et Tyroler.
L'orchestre aussi, dirigé par F'ranz Wiillner, comme pour le Rheingold,
se montra parfait d'entrain et d'ensemble : il était augmenté d'un tiers
— 120 exécutants au moins — et était placé en contre-bas du parterre,
hors de la vue du spectateur, conformément aux indications de Wagner,
qui avait pu enfin réaliser une réforme à laquelle il tenait essentielle-
ment. La mise en scène, très luxueuse et fort ingénieusement conçue,
était due au machiniste Brandt et au peintre-décorateur Jank : le tout
pour la bagatelle de cinquante mille florins.
C'était le roi qui payait ; c'était le roi qui rendait seul possible une
telle e.xécution des ouvrages de Richard Wagner, et cependant il
n'assistait pas à cette première représentation. Il se réservait de venir
,f)5 RICHARD WAGNER
à la troisième, et, pour en mieux jouir, il exigeait que, trois jours
auparavant, on lui jouât le Rhciiigold : ce n'est pas lui qui aurait
jamais trouvé qu'on lui en donnait trop à entendre; au contraire, il
n'en avait jamais assez. Wagner, alors, pour exprimer ses sentiments
de profonde reconnaissance à son royal ami, composait une pièce de
vers vraiment émue et la faisait imprimer en tète de la première par-
tition de la Valkyrie ; il la supprima par la suite pour la remplacer
par une dédicace générale de la tétralogie à son bienfaiteur :
O Roi ! noble protecteur de ma vie !
O toi ! suprême refuge d'une bonté inépuisable,
Arrivé maintenant au but de ma vie, je lutte
Pour trouver le mot digne de tes bienfaits.
Ce que tu fus pour moi, moi seul, je puis le mesurer
En voyant ce que j'étais sans toi.
Pas une étoile ne m'apparaissait qu'elle ne pâlit aussitôt.
Les espérances suprêmes, je les ai perdues une à une...
El maintenant, je vais, fier et heureux, par de nouveaux sentiers
Dans le royaume ensoleillé de ta Grâce ' !
Deux mois après l'apparition de la Valkyrie à Munich, le
25 août 1870, Richard Wagner, veuf depuis quatre ans et demi, épou-
sait à Lucerne M"^'-' Hans de Biilow, qui venait de divorcer avec son
mari pour s'unir à l'homme qu'elle aimait et qu'elle admirait par-
dessus tout; ce mariage eut lieu le plus simplement du monde, en. pré-
sence du fidèle Hans Richter et de deux ou trois amis. M"'" Hans de
Biilow, née Cosima Liszt, était la tille du grand pianiste et de
M'"'' d'Agoult. Elle avait alors vingt-neuf ans ; elle apportait à son
nouveau mari une âme aimante, un esprit viril et très cultivé, un
dévouement inépuisable, dont elle lui avait déjà donné maintes preuves
depuis si longtemps qu'elle le soutenait dans la vie. En se remariant,
M""-" de Biilow gardait auprès d'elle quatre jeunes filles charmantes nées
'de son premier mariage et dont l'aînée, M'''^ Blandine de Biilow, a
épousé depuis le comte italien Gravina, tandis que sa sœur Daniela
s'unissait, cette année même, à M. de Thode, privat-docent à l'uni-
versité de Bonn.
Richard Wagner, en appelant Hans de Biilow partout où il allait,
à Zurich, à Munich, à Lucerne, avait fait en quelque sorte la fortune
artistique des deux époux. Hans de Biilow, très distingué, très ins-
truit, qu'on destinait d'abord à la diplomatie et qui s'était voué à la
musique sur l'arrêt rendu par Liszt et par Richard Wagner, musicien
prodigieux qui portait une admiration religieuse à son idole et qui
I Guide musical '17 juin iSM\i. Arlicle ntcrologique de M. Maurice KulVcralh sur le roi Louis II.
RICHARD WAGNER VERS 1S74.
Dessin Je M. H. de Liphart.
igS RICHARD WAGNER
retenait par cœur les moindres essais ébauchés par Wagner, était
tout à fait son esclave et sa chose. 11 n'est pas étonnant que sa femme,
au contact de cette adoration brûlante, ait senti croître en elle une
passion qui se trahit lors des représentations de Tristan, en i865, si
merveilleusement dirigées par Hans de Bûlow avec un zèle d'apôtre,
qui s'accrut encore au moment des Maîtres Chanteurs, et qui la
porta enfin à abandonner son mari pour aller à Lucerne. Ce départ
précipité fut un coup de foudre pour l'homme et l'artiste ; des lueurs
sanglantes passèrent devant ses yeux, mais l'artiste eut raison de
l'homme. « Si c'était quelqu'un qu'il fût permis de tuer, dit-il avec
une résignation héroïque, je l'aurais déjà frappé » Il ne revit jamais
le maître auquel il avait tant donné de sa vie et de son cœur, mais il
ne garda pas rancune au génie, et plus tard, quand sa douleur fut
apaisée, il se remaria lui-même et se dépensa plus activement que
jamais pour le triomphe de la cause wagnérienne ; on le vit bien
lorsqu'il s'agit de souscrire et de pousser aux représentations de la
tétralogie à Bayreuth '.
Dès 1S69, une Française, éprise avec passion de la musique de
Richard Wagner, allait lui rendre visite à Lucerne et décrivait ainsi
sa retraite et son calme intérieur de famille : « Au coucher du soleil,
j'abordai à Triebschen, à ce coin de terre béni, où j'ai passé depuis de
si charmantes heures. C'était une sorte de promontoire, très pitto-
resque, qui s'avançait dans le lac; Il n'y avait ni grille, ni porte; le
jardin n'avait pas de limites marquées et se prolongeait, à l'infini, sur
les montagnes voisines. La maison était très simple extérieurement,
grise avec un toit de tuiles sombres; mais, dans l'intérieur, d'un arran-
gement plein de goût et d'élégance, on sentait la main d'une femme.
jyjme Wagner m'apparut au milieu de ses enfants, blonde, grande,
gracieuse avec un beau sourire et les yeux bleus, doux et rêveurs.
Cette soirée fut délicieuse : le maître montra un entrain, une gaieté,
une verve incomparables. Je ne m'attendais pas à cette vivacité d'es-
prit, à ces saillies, à ces finesses de langage. Il" parla de Paris où il
avait beaucoup souffert, mais qu'il aimait encore, et sans aucune
amertume de la grande bataille de Tannhœuser'-. »
1. Deux ans après, a la tin de l'annce 1872, la consécration religieuse fut donnée en présence de
Liszt, de Vabbé Liszt, à Punion de Richard Wagner avec M'"" de Bulow, celle-ci, née catholique, ayant
adopté la religion luthérienne, qui était celle de son nouveau mari. — Wagner n'avait pas divorcé, mais
il avait profité du divorce, et cela lui valut un honneur dont il se serait bien passe. Pour ses étrenncs
de l'année 1881, le commandeur Épailly, président de la Société des Amis du divorce, ayant son
siège à Paris, 71, rue Saint-Sauveur, lui donnait avis que la Société l'avait nommé « membre
honoraire à titre d'hommage ». Et force fut à Wagner de remercier ledit commandeur et la Société
« de l'attention dont il était l'objet u par une lettre assez sèche et dont le commandeur s'est volontiers
dessaisi d'ailleurs, car elle a passé dernièrement en vente publique, à Paris.
2. Richard Wagner et son œuvre poétique, par M'"" Judith Gaiiticr (in-12, chez Charavay, 1882).
RICHARD WAGNER 199
Après quinze jours de quasi-résidence à Triebschcn, la visiteuse
était liée avec ses hôtes d'une telle amitié qu'elle partait le cœur gros,
en leur promettant bien de revenir l'année suivante. Elle y retourna
en etïet ; de plus, elle acceptait avec bonheur d'être marraine du fils
qui naissait alors à Richard Wagner et que celui-ci, fort occupé de la
composition de Siegfried, baptisait du nom de son héros : Siegfried
Wagner. Mais elle ne put être marraine du bambin que de loin, et la
dernière lettre qu'elle recevait de Wagner avant le siège de Paris,
lettre datée du 5 septembre 1870, parlait justement de la cérémonie :
« Au moment de la bénédiction, disait Wagner, un orage nous envoya
des éclairs et des coups de tonnerre bruyants. Il parait que les coups
de foudre joueront leur rôle dans la vie de ce terrible garçon. Mais
j'aime ces augures du ciel, tandis que je prends en aversion ces coups
terrestres qui nous ont privés de votre assistance. Je garde notre
silence convenu de si bon sens. Oui, heureusement, il y a une région
d'existence où nous sommes et restons toujours unis. Tout ce qui nous
sépare, même dans nos Jugements sur les choses qui appartiennent à
cette région, ne peut contribuer qu'à nous rapprocher davantage et
plus intimement avec le temps. « Il s'agit, dans ces dernières lignes,
de la guerre qui commençait et sur laquelle il avait été convenu que
les chers amis tarderaient un silence absolu.
En cette même année 1870, et comme pour profiter du bruit que
faisait autour de son nom la réédition du Judaïsme dans la musique,
signé cette fois en toutes lettres, Wagner publiait deux de ses écrits
critiques les plus intéressants sous une forme assez brève. C'était
d'abord sa brochure : Ueber das Dirigireii fSur la direction de
l'orchestre) qui n'eut pas d'écho hors d'Allemagne, mais qui, visant
directement plusieurs maîtres de chapelle en renom, enflamma bien
des colères et raviva les discussions les plus violentes contre ou pour
Richard Wagner; même en dehors de ces attaques, cette étude est
l'une de ses meilleures : c'est tout un petit traité sur le style, où il
expose ses vues sur la meilleure manière de rendre la musique classique,
avec de nombreux exemples tirés de Beethoven, Mozart, Weber, etc.
L'autre travail : Beethoven, paru le 2 décembre à Leipzig, est un
singulier amalgame de métaphysique et de musique; il résume, en
quelque sorte, tous les écrits sur la métaphysique de la musique et
découle des idées de Schopenhauer sur l'art musical, idées que ce phi-
losophe avouait ne pouvoir nullement prouver, quoiqu'elles le satis-
fissent. Wagner, non content de les admettre, y ajoute encore des
citations empruntées à l'essai de Schopenhauer sur les visions et les
matières qui s'y rapportent, et ces citations sont au moins sujettes à
2O0
RICHARD WAGNER
caution ; mais, abstraction faite de ce gribouillis philosophique, il y a
dans cette brochure un exposé des pensées de "Wagner sur le sens de
la musique de Beethoven, qui vaut d'être attentivement lu par les
oens sérieux : c'est l'écrit d'un musicien judicieux encore et clairvoyant,
malgré Schopenhauer.
En 1871, Richard Wagner, voulant faire une surprise à sa femme
pour le jour de sa naissance et célébrer aussi le premier anniversaire
de son fils âgé d'un an, écrivit en cachette un morceau tout intime
et familial ; il l'intitula : Siegfried-Idyll, et prit soin d'expliquer, dans
une préface versifiée, qu'il s'était
proposé de rendre l'impression
des sentiments purs et sereins
qu'on éprouve auprès du ber-
ceau d'un tout jeune enfant.
Cette idylle , écrite pour petit
orchestre, est bâtie sur deux ou
trois thèmes saillants de la par-
tition de Siegfried (notamment
le motif d'amour en /;// mineur
de la dernière scène) auxquels
se mêle une berceuse populaire
allemande : ce morceau, qui
reste tout le temps dans une
demi-teinte rêveuse et tendre,
est réellement exceptionnel sous
la plume du maître et déroute
aussi bien ses admirateurs que
ses détracteurs par ce parti
pris de rêverie et de douceur.
Wagner, pour que la surprise
fût complète, avait tout com-
biné secrètement avec Hans Richter, qui séjournait alors en Suisse et
qui prépara l'exécution en recrutant à Zurich un petit orchestre et en
le faisant répéter.
Au jour marqué, Hans Richter amena ses musiciens à Trieb-
schen, les groupa tant bien que mal sur le perron, se chargea de
jouer lui-même les quelques mesures de trompette et Wagner prit
la direction de la petite bande : à la première attaque, M'""^ Wagner
sortait de sa chambre et jouissait avec ravissement de la touchante atten-
tion de son mari. Cette composition, naturellement dédiée à M"'" Wagner
et qu'on appelle assez souvent : Morceau de l'escalier, en souvenir de
LE MESSIE DES JUIFS, DERNIERE MANIERE.
Entrée de Liszt à Jérusalem entre les deux maris de
sa fille : Hans de Bûlow et Richard Wagner.
[Dcr Floli, de Vienne, 1S81.)
lUCHAKI) \VA(iNi:i<.
sa première éxecution, fut rejouée en 1871 à Mannlieim, et en 1877
à Meinini;en, à la cour du grand-duc, toujours sous la direction de
Fauteur; mais c'est seulement en 1S78 qui! se décida à la publier, —
et deux ans après on en avait connaissance à Paris.
En réalité, M'""" Wagner ne dut éprouver cpfune surprise très
relative, car ces sortes de concerts, ces célébrations d'anniversaires en
musique sont d'un fréquent usage en Allemagne, et Richard Wagner
n'y manquait jamais pour sa part, exhumant quelque œuvre de jeunesse
oubliée, offrant quelque composition nouvelle en primeur : c'est ainsi
qu'en 1878, toujours pour l'an-
niversaire de sa femme, il lui
faisait entendre, avant tout le
monde, à Bayreuth, le prélude
de Parsifal, puis qu'il se don-
nait ensuite à lui-même le
plaisir de diriger la symphonie
en /// mineur. Et quand il pré-
parait ces surprises musicales,
il devait se rappeler celle que
le roi Louis II lui avait ména-
gée, une certaine fois, pour
fêter son propre anniversaire.
C'était le 22 mai i86g. A cette
date étaient arrivés chez Wa-
gner, à Triebschen, quatre ins-
trumentistes français qui pas-
saient à juste titre pour les
meilleurs interprètes des der-
niers quatuors de Beethoven :
MM. Maurin, Colblain, Mas
et Jacquart, ce dernier rempla-
çant Chevillard qui n'avait pu se joindre à ses partners habituels.
Ces messieurs étaient reçus en secret par un tiers informé des
intentions du roi de Bavière ; ils préparèrent leurs instruments et
n'attendirent que le signal. Quelle fut la surprise du maître, lorsque,
entrant dans son salon en robe de chambre assez négligée, il aperçut
nos quatre artistes au port d'armes! Il demeura d'abord bouche bée,
puis, reconnaissant xMaurin, cju'il avait entrevu à Paris, il l'accueillit à
bras ouverts et leur fit fête à tous, avec une joie sincère. .\Iors ceu.\-ci
lui jouèrent plusieurs quatuors, notamment le 8% le 14' et le 15".
La journée se passa ainsi le plus cordialement du monde, avec des
LtS MODERNES CHEVALIERS DU (3KAAI. .
Liszt. Richard Wagner. Bulow.
(Dit h'ioli, de Viciiiii;, Ho iiiiu 1SS2.)
iO
202 RICHARD WAGNER
cntr'actes pour se rafraîchir et bavarder. Dans un de ces moments
d'arrêt, Wagner porta deux toasts, Tun à son royal protecteur, Tautre
« au plus grand musicien français, à Camille Saint-Saëns », — le même
Saint-Saëns qui depuis... mais passons. Wagner avait conservé le
souvenir le plus vivace de cette fête inattendue, et, quelques années
avant sa mort, il disait encore à Tun de ses amis de Paris qu'il n'avait
jamais entendu mieux jouer les derniers quatuors de Beethoven que
par ces quatre artistes français.
Cependant, ces exécutions espacées d'année en année des différentes
parties de la tétralogie répondaient assez mal au désir de l'auteur, car,
en les jouant ainsi comme des opéras distincts, on rentrait dans l'ordre
habituel ; et Wagner avait voulu, tout au contraire, en composant ce
grand ensemble, « exprimer l'antagonisme de ses tendances artistiques
et des institutions théâtrales existantes » ; lancer une protestation,
presque un défi contre la condition actuelle des théâtres d'opéra : or, du
moment qu'on traitait chaque fragment de ce tout comme un ouvrage
ordinaire, il n'y avait plus ni protestation, ni défi. Wagner, dès lors,
fut hanté d'une idée fixe : avoir un théâtre où il régnât en maître
absolu, où son œuvre pût être exécutée dans des conditions pour ainsi
dire adéquates et identiques à celles de la conception.
Dès 1867, il caressait cette idée, et son ami, l'architecte Gottfried
Semper, avait alors dessiné sur les ordres du roi Louis un plan
qu'on avait pu voir à l'Exposition de Zurich ; mais ce plan gigan-
tesque, qui ne tenait compte d'aucune difficulté de terrain ou autre,
devait entraîner à des dépenses tellement ruineuses que le roi s'en
effraya : sa cassette aurait été vidée à peine au quart des travaux, et
les Chambres n'eussent sûrement pas voté le moindre crédit pour tout
bouleverser à l'intention de Richard Wagner. L'hostilité de son peuple
et de ses ministres avait déjà contraint Louis II à laisser fermer, après
deux mois d'essai, l'école de chant établie selon les idées de Richard
Wagner pour lui former des chanteurs. Qu'aurait-ce été s'il s'était agi
de dépenser des sommes énormes en vue d'édifier le théâtre-modèle?
Alors, Wagner reconnut que cette protection royale était insuffisante
pour lui procurer le théâtre spécial nécessaire à la représentation de
la tétralogie telle qu'il l'avait conçue, — et il résolut de recourir au
peuple en exaltant son patriotisme artistique et son orgueil national.
Le terrain était merveilleusement préparé, à ce point de vue, après la
guerre de 1870, et l'orgueil surexcité du peuple allemand devait accueil-
lir avec plus de chaleur les prédications de Wagner contre l'art welche
et pour l'art germanique. Un instant, il s'était bercé de l'espoir de trou-
ver dans le nouvel empereur une aide autrement effective que celle du
RICHARD WAGNER 2o3
roi de Bavière; mais Guillaume I", assez peu porté vers la musique, lui
avait simplement envoyé trois cents thalers, peut-être en remerciement
de la marche fKaisermarschJ, que Wagner avait composée pour célé-
brer le couronnement du nouvel empereur d'Allemagne et qu'on avait
exécutée pour la première fois à Berlin le 14 avril 1S71 ; c'est d'ailleurs
une composition magnillque, tout à fait inspirée de Bach et de Beetho-
ven, mais il est douteux que l'empereur s'en inquiétât beaucoup. Trois
cents thalers, c'était peu auprès de ce que l'auteur espérait, et il ne
cache pas son mécontentement dans ces lignes qu'il fait bon méditer.
c( Rien de pareil, écrit-il avec amertume, à ce que j'avais projeté,
et, en dernier lieu, commencé avec confiance, grâce au concours d'amis
enthousiastes, n'avait jamais encore été entrepris : c'eût été essentielle-
ment digne de l'appui de notre jeune gouvernement impérial, qui ne
pouvait inaugurer son brillant règne plus glorieusement qu'en donnant
l'aide la plus franche à un objet désintéressé et pour un motif pure-
ment idéal. On pouvait avoir d'autant plus volontiers confiance en lui
que le peuple allemand même est pauvre et n'a pas de vastes ressources
à sa disposition pour satisfaire ses besoins intellectuels, taudis que le
gouvernement était, à cette époque, riche jusqu'au superflu par les termes
du traité avec son voisin vaincu. Mais les pouvoirs qui régnaient en
Allemagne, négligents comme à l'ordinaire des intérêts de l'art véri-
table, ne virent alors dans mes efforts, comme ils n'y avaient toujours
vu auparavant, que l'expression de la plus extrême ambition person-
nelle, et, dans l'institution que je projetais, rien que la demande extra-
vagante d'une représentation extraordinaire et inusitée de mes propres
ouvrages, pour ma seule satisfaction d'amour-propre personnel. L'achè-
vement de mon entreprise fut dès lors laissé entièrement à moi et à
mes amis '. »
Pendant les derniers temps de son séjour en Suisse, en décembre
1870, il avait publié sa belle étude sur Beethoven, dans laquelle il
rattachait habilement l'œuvre du maitre des maîtres à la sienne, en
expliquant que Beethoven avait été irrésistiblement amené, par la pro-
gression continue de son génie, à joindre la parole à l'orchestre dans
sa dernière symphonie, et que lui, Wagner, avait repris l'idée suprême
du maître en fondant la toute-puissance symphonique de l'orchestre et
la toute-puissance de la parole dans sa nouvelle œuvre d'art. Il avait
I. Richard Wagner, lŒuvre et la mission de m.i vie, autobiographie traduite par M. Edmond
Hippcau {1884). — Wagner s'était donc inge'nunicnt Hatté qu'une partie des milliards payés parles
Français seraient affectés à la fondation de son Théâtre idéal. Certains biographes allemands assurent
même qu'en 1870 il aurait, par ressentiment de l'échec di^Tannbceiiser à Paris, vivement poussé le roi
Louis H à s'allier à la Prusse. Mais le moyen de croire qu'il ait dépendu du rui et de son musicien
que la Bavière prît ou non parti contre nous, quand la Prusse ordonnait, et ne peut-on relever assez
de griefs dans les écrits authentiques de Wagner, sans recourir à de pareilles imaginations ?
204
RICHARD WAGNER
également fait paraître vers la même époque, en avril 1870, une
brochure sur Texccution du festival théâtral l'Anneau du Nibching, où
il expliquait toutes les conditions qu'il croyait indispensables pour
atteindre au but suprême de l'art, qui était, selon lui, d'arracher
entièrement le spectateur à la réalité et de le transporter dans un
monde imaginaire, en le faisant vivre de la vie des héros en scène.
Il ne se contentait plus, pour cela, des ressources ordinaires de Tart
musical ; il avait recours à des moyens purement matériels et modifiait
la disposition même du théâtre. En faisant l'obscurité presque complète
dans la salle, il isolait chaque spectateur du reste de l'assistance et
le forçait à concentrer toute son attention sur la scène où les per-
sonnages, éclairés suivant
l'usage, de face et par en
bas, des coulisses et du
cintre, auraient l'air de se
mouvoir dans un monde
inconnu, surnaturel. De
plus, afin de supprimer tout
ce qui pouvait rappeler la
vie ordinaire ou l'artifice
du théâtre, il rendait l'or-
chestre invisible pour les
spectateurs, en le plaçant
en avant de la scène, dans
une excavation décorée du
nom singulier d'abîme
mystique^ et d'où les ondes
sonores, adoucies et mieux
fondues, devaient se ré-
pandre insensiblement par toute la salle, envelopper chaque auditeur d'ef-
fluves mystérieux. Et c'est d'après ces indications que Gottfried Sempcr
avait édifié sur le papier ce théâtre incomparable en vue des Nibelungen '.
,.,^^^;-^IlMLMOM' imn n i
M. IIANS RICHTHR DIRIGEANT l. OUCHKSTKE A llAVREU'Ill.
D'après un croquis original.
I. Cet orchestre invisible, dcjiit i'ide'e première, à la rigueur, peut découler de Grctry, — ce qui
fait honneur à sa perspicacité sans dépre'cier l'innovation de Wagner — est bien placé, comme d'ordi-
naire, en avant de la scène; mais il s'étend beaucoup en dessous, les instruments les plus bruyants
s'enfonçant de plus en plus sous le plancher. Une sorte de demi-voûte légère, en bois, semblable aux
boites de nos souffleurs, s'étend tout le long de la scène et cache entièrement au public l'orchestre et
son chef; celui-ci, au contraire, est très bien vu de tous les musiciens et chanteurs. L'expérience, au
résumé, fut entièrement favorable, n On avait craint, dit M. Dannreuther, que cette disposition
n'étouffât les effets délicats d'orchestre; il se trouva, tout à rebours, que les détails les plus subtils se
percevaient à merveille et que les instruments de bois s'entendaient plus distinctement que jamais;
de plus, ]cs furte, qui semblent toujours, en l'état habituel, provenir d'une explosion subite de trom-
pettes et de trombones, étaient d'un éclat moins brutal et répondaient de la sorte au désir de Wagner. »
Parfois même, cela semblait un peu trop terne et doux à certains auditeurs.
2o6 RICHARD WAGNER
Mais ce théâtre-modèle, où le construire? Ici, Wagner hésitait.
Tout en désirant rester sur le territoire bavarois, pour garder les
avantages que lui offrait la protection royale, il ne voulait pas de
Munich, dont la population lui était toujours hostile; car ce qu'il cher-
chait avant tout, c'était à assurer l'exécution de sa tétralogie, en
dehors de toutes compétitions politiques, religieuses ou autres. C'est
ce qui le décida à se fixer dans une petite ville de 20,000 âmes, soit
au milieu d'une population insuffisante pour former un public, loin de
toute inimitié, à l'abri de tous les préjugés, de toutes les traditions,
de toutes les habitudes. Au mois d'avril 1871, il s'en vint visiter la
ville de Bayreuth, dans la Haute-Franconie, à laquelle on n'arrivait
que par un détour, de Nuremberg ou de Bamberg, et, le 9 novembre
de la même année, après avoir pris conseil d'amis éprouvés, tels que
MM. Feustel, Gross, etc., il décidait que son théâtre-modèle serait
érigé dans cette ville écartée et tranquille.
11 convient d'ajouter — point essentiel — que la municipalité de
Bayreuth, ville aux trois quarts protestante et dévouée au parti national
libéral, ne pouvait manquer de s'intéresser à ce projet, qui devait
réveiller en elle la vie artistique, éteinte depuis longtemps, et qu'elle
faisait gracieusement don à Wagner des deux terrains nécessaires pour
son théâtre et pour la maison qu'il devait se faire bâtir dans les
environs. C'est en 1872 que Lucerne fut abandonné pour Bayreuth,
et M""^ Wagner écrivait le 22 avril à M™" Mendès-Gautier : « Un
dernier mot de Triebschen, ma chère amie, que nous quittons le cœur
gros, et avec l'esprit inquiet. Demain Wagner se rend à Bayreuth; je
le suis avec les enfants et Rus dans huit jours. Nous ne voulons pas
partir sans vous envoyer notre souvenir et nos tendresses... ' »
Pour réaliser la somme nécessaire, évaluée à 3oo,ooo thalers
(1,125,000 francs), Wagner adopta le plan d'un de ses plus zélés
partisans, le pianiste Cari Tausig, qui mettait en souscription mille
actions de 3oo thalers (1,1 25 francs), donnant le droit d'assister aux trois
séries de représentations de la tétralogie, à douze soirées en tout; des
tiers d'action donneraient le droit d'assister à une seule série. Un
certain nombre de ces parts de fondateurs étaient déjà souscrites lorsque
I. Richard Wagner, par M"" Judith Gautier. — Le membre de la famille qui re'pondait au nom
de Rus était un magnifique terre-neuve noir, auquel Wagner portait une affection toute pater-
nelle. Il avait d'ailleurs la passion des bêtes, des chiens en particulier, et l'on a souvent raconte
que la composition des Maîtres Chanteurs fut arrûte'e assez longtemps par suite d'une morsure que
lui avait faite à la main droite un misérable chien errant recueilli et soigné par 'Wagner à Zurich.
La plaie était devenue assez douloureuse pour l'empêcher d'écrire, et comme il ne pouvait dicter sa
musique, il fut réduit à une inaction qui dut terriblement l'impatienter, mais le malheureux chien
malade n'en fut pas moins bien soigné. « Quand un chien a reçu une bonne éducation, dit le Wagner
de Faust, il intéresse même un sage, u
RICHARD WAGNKR 207
Tausig mourut, emporte par la fièvre typhoïde, en juillet 1871. De
plus, le 10 juin de cette même année, M. Emile Heckcl avait imafrinc
le système des associations wagnériennes, et il en avait fondé lui-
même une à Mannheim; Texpérience, aussitôt, prouva qu'il y avait
dans toute l'Allemagne, et même au delà, quantité de gens prêts à
fournir leur part de travail et d'argent , qui n'auraient cependant pas
pu verser les 3oo thalers.
Alors un comité de patronage, présidé par M. Frédéric Feustel,
riche banquier de l'Allemagne du Sud, et composé de MM. Adolphe
Gross, Théodore Muncker, Emile Heckcl et Frédéric Schœn, donna
l'impulsion la plus vive aux sociétés qui se formaient dans toute TAlle-
niagne et ses colonies, puis à Saint-Pétersbourg, Varsovie, New- York,
Amsterdam, Bruxelles, Paris, Stockholm, le (>aire, Milan, Londres,
enfin dans le monde entier, pour provoquer des adhésions et recueillir
les moindres souscriptions en vue de la représentation des Nibelungen.
Les membres de ces associations, réunies sous le nom de Wagnerve-
rein, organisaient aussi des représentations au profit de l'œuvre, et le
maître, à son tour, se mettait à parcourir l'Allemagne, donnant des
concerts composés de fragments de la tétralogie, à Mannheim, Vienne,
Hambourg, Schwerin, Berlin, Cologne, etc.; assistant à des banquets
et prononçant des discours pour enflammer le zèle des souscripteurs.
11 ne s'agissait toujours, c'est important à noter, que de construire un
théâtre exprès pour y représenter trois fois la tétralogie. Alors Wagner
est à son apogée, et tout l'univers, spectacle merveilleux, s'agite afin
de réaliser ses gigantesques projets.
La première pierre du Théâtre des Festivals fut posée en grande
pompe par Richard Wagner, au haut de la colline de Bayrcuth, le
22 mai 1872, de façon que la naissance de ce monument concordât
avec celle de son fondateur, — à soixante-neuf ans de distance, — et,
le jour même, il recevait un télégramme du roi Louis II : « Du plus
profond de mon cœur je vous exprime, cher ami, en ce jour d'une si
haute portée pour toute l'Allemagne, mes félicitations les plus chaudes
et les plus sincères. Salut et bénédiction à la grande entreprise de
l'année prochaine. Je suis aujourd'hui, plus que jamais, en esprit avec
vous. » Près de deux mille musiciens et chanteurs étaient venus assister
à cette cérémonie et avaient, de la sorte, encouragé les illusions du
compositeur, qui se flattait de pouvoir représenter sa tétralogie au
printemps de 1874.
Pour célébrer dignement ce grand jour, on donna un concert dans
l'ancien théâtre, si coquet et si joli, des Margraves de Bayrcuth, où
Richard Wagner dirigea l'exécution de sa marche impériale (Kaiser-
2oS
RICHARD WAGNKR
marscli) et de la Neuvième Syniplioiiic arranq^éc à sa guise, avec
addition de cors et trompettes à pistons dans le passage du Scherzo,
où il trouvait que les instruments de bois ne suffisaient pas; transpo-
sition à l'octave supérieure de plusieurs traits de ilùte, etc. « Cette
symphonie était, dit-il, la pierre d'assise idéale de lart national, qui allait
donner au peuple allemand victorieux le premier exemple d'une grande
solennité scénique, d'une représentation dramatique et musicale qui
fût la perfection môme. » Quelques jours après. M"'"' Wagner écrivait,
toujours à M™"^ Gautier : « Notre fête est passée, et, en dépit d'un fort
mauvais temps, elle a été magnifique. Ce que Beethoven nous chantait :
Tous les hommes deviennent frères
s'était réalisé durant ces
quelques jours à Bayreuth, où de tous les coins du monde sont
accourus nos amis, connus ou inconnus, ayant tous une même pensée,
une même foi... «
Wagner, pour donner un grand lustre à cette cérémonie, avait fait
appel aux musiciens et chanteurs de bonne volonté de l'Allemagne
entière; il n'en demandait que trois cents : plus de quatre cents
s'étaient mis à ses ordres. I']t quand la fête fut finie, il rédigea une
sorte de proclamation à son peuple, en véritable souverain de ce royaume
musical : « Il m'a été impossible de serrer la main, en leur disant
adieu, à chacun des membres de cette superbe réunion d'artistes qui,
dans ces heureux jours de mai, venant de maintes contrées lointaines,
se sont groupés autour âc moi ])our célébrer notre grand Beethoven,
et il m'est également difficile maintenant de leur adresser, même par
écrit, ce salut d'adieu. Je remercie mes amis, chanteurs et musiciens,
qui, du nord et du sud, de l'est et de l'ouest, de Berlin jusqu'à Vienne,
de Pesth jusqu'à Mannheim, ont répondu à mon invitation pour cette
noble solennité artistique. »
Fait, écrit et publié à Bayreuth, le 24 mai 1S72.
SIEGFRIED ET LE DRAGON ATTENUANT I, HEURE DU COMBAT.
(Tiré de ScInilyC cl Millier à l'Anneau du Nibelunf;, iSS3.)
CHAPl'l'RE XIU
L ANNEAU DU NIBKl.UNG A BAYKEUTH
"losr moi et mes amis, écrit fièrement Wagner dans
idùirrc et la mission de ma rie, en iHyc), qui
avons pu mener à bien une aussi colossale entre-
prise. Puis il insiste en développant sa pensée :
« Jamais ime pareille œuvre ne s'était accomplie au
milieu de plus grandes diflicultés et d'anxiétés plus
vives, en dépit de la plus mesquine opposition, quand
s'éleva enfin le Théâtre idéal à Bayreuth. On y
voulut réunir tout ce qui pouvait être minutieusement ajouté parmi les
plus précieuses ressources de la scène, pour la première célébration
d'un grand festival dramatique allemand, pour une solennité qui,
malgré toutes les entraves, fut essentiellement conforme aux véritables
principes de l'art : la représentation trois fois renouvelée des quatre
parties de mon Anneau du Nibelung dans l'été de l'année 1S76. » Enivré
par son triomphe, il oubliait apparemment ce qu il avait écrit dix
ans plus tôt, dans sa lettre à propos de Rien{i : « Ma nature autant
que ma destinée m'ont voué à la concentration et à la solitude du tra-
vail, et je me sens absolument impropre à toute entreprise extérieure. »
Orgueil bien légitime à tout prendre, après tant de difificultés
vaincues, d'obstacles surmontés. Cette cérémonie du 22 mai 1S72, qui
semblait annoncer le succès définitif de Richard Wagner, provoqua un
violent retour oflFensif contre lui. Ses ennemis, surtout les Juifs,
n'avaient pas désarmé : ils furent exaspérés par la perspective de son
prochain triomphe et lui portèrent des coups furieux. Dès la fin
de l'année, un médecin dont le nom indicjue assez la race, le ducteur
Puschmann, rendait publique une consultation que personne ne lui
avait demandée et qui concluait à la folie, ni plus ni moins, de Richard
Wagner. 11 proclamait qu'il avait fort admiré le Wagner de Tann-
Iiœuser et de Loliengrin, mais que la force créatrice du maître était
comme épuisée depuis son séjour à Munich, où s'étaient déclarés les
premiers symptômes de la folie. A dater de cette époque, assurait-il,
l'artiste avait eu le douloureux sentiment de son impuissance, et tous
les eflbrts qu'il avait tentés pour réveiller son génie n'avaient abouti
27
210 RICHARD WAGNER
qu'à des résultats désordonnés et incohérents. Ce docteur sans pareil
assurait aussi qu'il avait reconnu deux signes diagnostiques de la folie en
Richard Wagner : d'abord l'orgueil excessif et la manie des grandeurs
qui avait éteint chez le malade le sentiment de tout ce qu'il y avait
d'élevé en dehors de lui, ensuite et surtout le délire de la persécution
qui lui faisait découvrir « un Juif embusqué partout où ses productions
n'obtenaient pas le grand succès dont il se croyait sûr... » Arrêtons-
nous sur ce propos révélateur : il fallait remettre au jour d'aussi odieuses
attaques, publiées même par des journaux sérieux d'Allemagne, pour
montrer à quel degré de haine on en était venu contre lui.
Dans le même temps, comme on annonçait que le maître allait se
rendre à Cologne et s'aventurer ainsi dans le camp de ses ennemis les
plus acharnés, Ferdinand Hiller, qu'une vieille inimitié de race et d'école
éloignait de lui, écrivit aigrement quil n'y avait aucun courage de la
part de Wagner à venir dans une ville comme Cologne, où Tann-
hœuser et Lohengriu se jouaient couramment avec un grand succès,
et qu'il y serait accueilli sûrement en triomphateur. « Mais, ajoutait-il,
comme le parti me fait l'honneur de me traiter en adversaire et me
proscrit en cette qualité, je n'ai garde de nier non plus que la majeure
partie de ce qu'écrit, compose et entreprend M. Wagner, m'agace
infiniment. Je dois cependant rappeler que j'ai fait connaître au public,
par d'excellentes exécutions, ses principales compositions de concert.
Voir M. Wagner diriger une de ses œuvres doit intéresser ses adver-
saires comme ses partisans, d'autant plus qu'il se sert, à cet effet,
d'un bâton de chef d'orchestre et non de la prose allemande. » 11
paraît, à ce trait final, que Ferdinand Hiller, d'origine Israélite,
n'était pas d'humeur à passer à Richard Wagner ses violentes attaques
contre les Juifs.
Cette levée de boucliers n"empêchait pas le théâtre de Bayreuth de se
bâtir. Mais il ne suffisait pas d'une première pierre et, malgré tout le zèle
des disciples et des adhérents, les souscriptions n'arrivaient pas suffisantes
et les ressources fournies par les concerts avaient seulement permis de
terminer le gros oeuvre, en laissant tout à faire à l'intérieur. Sur les
3oo,ooo thalers que devaient fournir les mille « actions de patronage »,
on avait assez promptemcnt réuni le tiers de la somme, et les travaux
avaient aussitôt commencé ; mais, une fois ce chiffre atteint, la source
tarit tout à coup : la confiance semblait s'être perdue. Alors le bon
génie de Wagner, le roi Louis IJ, vint encore à son aide : il avança
les 200,000 thalers qui manquaient, sous condition de se récupérer sur
la vente future des actions. Le succès final de l'entreprise était donc
assuré : les traités pour les décors, la machinerie et les aménagements
RICHARD WAG NKR 21,
intérieurs purent être exécutés; les travaux reçurent une impulsion
nouvelle et les représentations furent définitivement fixées au printemps
de 1876.
Wagner, cependant, même après cette détermination du roi, pour-
suivait une propagande active en faveur de Bayreuth. Au commence-
ment de mars iSyS, il allait à Pesth et donnait en commun avec Liszt
un grand concert au profit de son théâtre : il paraît même que le
beau-père et le gendre traînaient après eux chacun sa cohorte d'admi-
rateurs prompts à lutter de flatteries, d'hommages enthousiastes, et
que celle de Liszt l'emporta haut la main, si bien que Wagner en
conçut quelque dépit et quitta brusquement la ville, non sans contre-
mander le banquet qu'on devait donner en son honneur. Quelques
jours après, il était à Vienne, où il dirigeait plusieurs concerts pour
l'œuvre de Bayreuth et se voyait vivement reprocher par certains
journaux le croc-en-jambe qu'il donnait lui-même à ses théories en
dépeçant ses ouvrages, afin d'en produire des morceaux détachés dans
les concerts. « La pénurie d'argent, — disait-on méchamment, sous
couleur de l'excuser, — la nécessité d'être prêt pour l'échéance d'hon-
neur qu'il s'était fixée à lui-même, pouvaient seules le contraindre à
s'infliger un démenti aussi formel. »
A la fin de cette même année iSyS, Wagner revenait à Vienne,
afin de surveiller une reprise de son opéra de Tannhœiiser, avec des
modifications nouvelles pour l'Allemagne. D'une part, il avait introduit
la grande bacchanale écrite à Paris pour le premier tableau, ce qui
se comprenait fort bien, puisque ce morceau était tout à fait conforme
à sa plus récente manière; mais, en outre, il avait réduit l'ouverture
aux proportions d'une simple introduction faisant corps avec la pre-
mière scène de l'ouvrage, à laquelle elle se reliait par le développement
symphonique des motifs du Venusberg : la reprise du chant des
pèlerins était donc supprimée, ainsi que le fameux trait des violons,
répété plus de cent fois, qui avait provoqué de si violentes discussions.
A la fin de la représentation, Wagner, qui se trouvait dans une loge
d'avant-scène, crut devoir répondre aux applaudissements par un petit
discours ; il remercia le public de son attitude, les artistes de leur
zèle, et termina par ces mots inattendus : « Que le succès continue,
au moins dans la mesure des talents qu'on a mis à ma disposition ! »
Là-dessus, grand émoi dans le monde musical de Vienne, auquel
ces façons par trop superbes et dédaigneuses n'allaient guère, et refroi-
dissement sensible du public, déjà tout désorienté par cette mutilation
d'une ouverture consacrée. On ne put jouer Taunhœiiser, ainsi remanié,
que deux fois, et, quelques jours après, on se rejetait sur Loheugnn :
2,2 RICHARD WAGNER
Wagner avait bien encore présidé à la mise en scène ; mais il quittait
Vienne dès le lendemain de la représentation, sans avoir, cette fois,
adressé de speech à personne. Enfin, en mars 1S76, il allait surveiller
à Berlin la représentation de Tristan et Iseiilt, qu'on exécutait pour
la première fois dans cette ville et qui était chanté par Niemann, par
jyjme ^}g Voggenhuber et M"" Brandt, par Betz et Schmidt (le roi
Marke et Kurwenal). Le maître assistait à cette soirée solennelle,
dirigée par Eckert, et recevait
après le premier acte une chaleu-
reuse ovation ; mais ce qui dut
le toucher plus encore que les
bravos, c'est que l'empereur, pré-
sent avec toute la cour, avait
permis d'affecter la recette entière
à l'entreprise colossale de Bay-
reuth : cinq mois encore, et le
rêve allait devenir une réalité ' !
Entre temps, Wagner avait
reçu d'au-delà de l'Atlantique une
proposition fort avantageuse au
point de vue pécuniaire et bien
flatteuse, en ce qu'elle montrait
combien d'adhérents et d'admi-
rateurs il comptait au Nouveau-
Monde '. Les États-Unis s'ap-
prètaiejit à célébrer, en 1876,
l'anniversaire de la proclamation
de leur indépendance, et, pour
fcter dignement ce centenaire, des
partisans fanatiques de Richard
Wagner avaient eu l'idée de lui demander de composer une Grande
Marche de Fête qu'on pût jouer à l'ouverture de l'Exposition internatio-
UN COIN DU THEATRE DE BAYREUTH.
D'aprcs un croquis original.
1. Sur le dessin ci-contre, il faut observer que la façade arrondie a été modifiée par la suite, ainsi
qu'il est expliqué plus loin. La partie haute du théâtre, correspondante à la scène, est ici trop élevée
proportionnellement au reste de l'édifice; quant à la décoration du terre-plein en avant du théâtre avec
balustrades de marbre, statues et jets d'eau, elle existait peut-être dans les projets sur le papier, mais
elle n'a pas été réalisée : on accède au théâtre par de simples rampes contournant un talus pjazonné
et planté de petits arbres, comme on peut le voir sur le dessin de la page 2o5. Le petit croquis ajouté
en haut représente le s^raffito qui se trouve au-dessus de la porte principale de la maison de Vk^agner,
a Bayreuth : il en est donné une reproduction plus grande k la page -i^-j.
2. Antérieurement, dès 1872, la ville de Chicago, le considérant un peu comme une bête curieuse,
lui avait offert cinq cent mille francs pour venir diriger plusieurs de ses ouvrages; mais il avait
décliné cette offre, en alléguant que la fondation du théâtre de Bayreuth absorbait t"us ses instants et
lui interdisait un aussi long voyage.
D
mM ,
pliiil!!ï"Él!illillillll|l!Él
214
RICHARD WAGNER
nale de Philadelphie : ils offraient de la lui payer la somme énorme de
5,000 dollars, soit 25,ooo francs. Quel coup de fortune inespéré ! Wagner
accepta sans marchander et en donna aux Américains pour leur argent.
Cette marche, exécutée à Philadelphie le 10 mai 1876, est une compo-
sition très brillante et très bruyante, destinée à être entendue en plein
air et qui fait éclater les salles de concert ; le début, bâti sur un
thème yankee, présente un travail d'orchestration superbe et la conclu-
sion atteint à un effet grandiose, par l'accouplement de ce motif popu-
laire avec le chant de fête
imaginé par Wagner. Il dé-
dia galamment cette marche
au comité de fête des dames
de Philadelphie, avec une
épigraphe empruntée à
Gœthe : « Celui-là seul mé-
rite la liberté comme la vie,
qui tous les jours doit la
conquérir. » Pour 5, 000 dol-
lars, elles auraient peut-être
aimé mieux danser, les belles
dames américaines, avec ou
sans citation de Gœthe'.
Wagner avait encaissé
une belle somme, et comme
il était toujours pressé d'ar-
gent, tout était pour le
mieux. Mais il sentait bien
où le bât le blessait, et plus
tard, quand cette marche fut
exécutée à Londres en 1877,
il jugea bon de s'en expli-
quer avec ses amis dans une causerie où il leur dit, entre autres choses
intéressantes : « Je ne suis pas un musicien savant ; je n'ai jamais eu
occasion de faire des recherches d'antiquaire et les périodes de transition
I. La vue ci-contre du théâtre de Bayreuth est très exacte pour Tarchitecture, et c'est, en somme,
celle qui donne la plus juste ide'e de l'ensemble; mais que d'inexactitudes dans les détails! D'abord,
l'auditoire est tout de fantaisie. Outre que les spectateurs n'étaient pas en tenue de soirée et qu'ils ne
circulaient pas dans les rangs pendant le spectacle, il faisait presque nuit, pour obéir aux prescriptions
de Wagner, et il aurait été bien impossible de distinguer tant de belles robes et de beaux uniformes.
De plus, le vomitoire indiqué au milieu des gradins n'existe pas. Sur la scène il faudrait, pour que
tout fût vrai, que le vélum, d'un ton gris mat avec bandes verticales rouge et or, fût entièrement ouvert
dans sa partie supérieure, afin de disparaître aux yeux du public, et qu'on ne vit pas d'instruments
de cuivre dans l'excavation de l'orchestre, ceux-ci étant relégués sous la scène; ù leur place, il aurait
fallu dessiner le chef d'orchestre, visible seulement pour les chanteurs.
PLAN DU THEATRE DE BAVREUTH.
E. Entrées.
L. Loges.
G. Amphithéâtre.
0. Orchestre.
V. Vestibules.
S. Scène.
(Les deux vomitoires indiqués en haut des gradins de l'iimpliithéàtre
n'ont pas e'té exécutes.)
Kmm^^wm-
^- î^-'^îa^,.-
2iG RICHARD WAGNER
m'intéressent médiocrement. J"ai été tout droit de Palestrina à Bach,
de Bach à Gkick et à Mozart, ou, si mieux vous aimez, j'ai parcouru
les mêmes étapes, en remontant de Mozart à Palestrina. 11 me conve-
nait personnellement de me contenter de la connaissance des principaux
maîtres, — des héros, — et de leurs créations capitales. Que ce sys-
tème ait eu ses inconvénients, cela se peut ; dans tous les cas, mon
esprit n'a jamais été bourré de musique en général... » Tout ce déve-
loppement n'était que pour amener la conclusion suivante, essentielle à
SCS yeux : « N'étant point un musicien savant, je n'ai jamais pu écrire
sur commande. Si un sujet ne m'intéresse pas et ne m'absorbe pas
complètement, je suis incapable de noter vingt mesures qui vaillent la
peine d'être entendues. » 11 se devait de le dire : on en croira ce
qu'on voudra.
Après une longue période d'incubation pendant laquelle le maître
avait choisi par toute l'Allemagne les artistes les plus propres à person-
nifier ses dieux et ses héros', après deux mois de répétitions prépara-
toires, il devint évident que la première représentation des quatre
séries de rAinieau du Nibelung pourrait avoir lieu définitivement du
i3 au 16 août 1876; deux autres exécutions de la tétralogie entière
seraient données du 20 au 2j' et du 27 au 3o. Dès le 6 du mois, le roi
de Bavière arrivait à Bayreuth pour suivre les répétitions générales.
11 entendait d'abord être seul ; mais l'acoustique, dans le vide, était
si mauvaise qu'on le supplia de s'attendrir : il répondit de laisser
entrer tmit le monde et de faire absolument comme s'il n'était pas là.
Alors, il se produisit une cohue énorme et l'on dut requérir la police afin
de rétablir un peu d'ordre; puis on eut l'idée lumineuse de faire payer
20 marks, soit 25 francs, pour assister aux répétitions suivantes, ce
qui produisit une recette supplémentaire de 20,000 marks.
Les répétitions avaient ravi le roi Louis 11. Le 12 août au soir, alors
que la petite ville franconienne regorgeait de partisans fanatiques venus
de tous les pays, ou de simples curieux attirés par ce que l'entreprise
offrait d'inusité, — le contingent principal, outre soixante-treize chefs
d'orchestre, était fourni par des intendants, directeurs, acteurs ou
autres personnes du monde théâtral, — un train spécial amenait
1. Les journaux colportaient mcnic à ce propos toutes sortes de mauvais bruits. On assurait que
Wagner demandait aux chanteurs qu'il honorait de son choix, de faire pendant deux ans toutes les
répétitions nécessaires, et de concourir enfin aux représentations solennelles sans rien toucher, par
dévouement pour sa personne et pour ses œuvres. On ajoutait que certains artistes, grassement rentes
d'ailleurs. M"° Oppenheimer, MM. Niemann, Betz et Scaria, avaient consenti, mais que d'autres,
n'ayant pas, comme ceux-ci, de gros appointements a Vienne ou à Berlin, s'étaient vus contraints de
refuser, et que M"'" Wagner, à ce propos, écrivait des lettres indignées où elle fulminait contre Ici race
égoïste des comédiens, manquant de tout essor idéal. Tous ces méchants bruits tendaient à rendre la
tache encore plus difficile au maitre, en soulevant des conflits d'amour-propre ou d'intérêts, en
excitant la susceptibilité des artistes, etc. Et pourtant rien de tout cela ne devait aboutir !
RE !■ KÊ SENTA T ION DE « l'aNNEAU DU NIBELUNG » A UAYREUTH, EN 1876.
Alberich et les Filles du Rhin, scène première de l'Or du Rhin. — D'après un dessin de M. Knul Ekwall.
28
3l8
RICHARD WAGNER
rempercur d'Allemagne, que le comte de Holnstein alla recevoir et
complimenter au nom du roi ; l'empereur serra la main au comte, au
bouromestre de Bayreuth, aux autres personnages ofliciels et même à
Richard Wagner qui se trouvait là comme par hasard. Et tout aussitôt
le roi de Bavière quitta Bayreuth, offensé, dit-on, que l'empereur
neùt pas accepté son invitation pour les répétitions générales ou tout
simplement parce qu'il préférait ne pas se rencontrer avec le vieux
souverain, par rancune ou par orgueil : il se privait ainsi d'assister
à la première série des représentations et se réservait de revenir plus
tard ' .
D'ailleurs il ne manquait pas de tètes couronnées à ce festival,
Richard Wagner ayant sollicité des adhésions auprès de tous les prin-
cipicules d'Allemagne et auprès des
souverains étrangers, sans oublier le
vice-roi d'Egypte et le sultan Abd-ul-
Aziz. Dans la salle érigée par les
architectes de Bayreuth sur les plans
de l'architecte de Leipzig, Bruckwald,
et qui se rapprochait autant que pos-
sible de l'amphithéâtre grec pour
répondre aux idées néo-helléniques
de Wagner, une grande loge d'hon-
neur [Fursten-Gallerie) était réservée ■
aux souverains et princes convoqués.
Le théâtre comprend treize cent
quarante-cinq places de parquet
(chaque fauteuil est en canne tressée) dont les rangées s'élèvent en
amphithéâtre jusqu'à la loge des princes, occupant toute la largeur
de la salle, à l'extrémité opposée à la scène. Au-dessus de la loge des
princes — qui se subdivise en neuf loges — se trouve une galerie
poavant contenir environ deux cents personnes et destinée aux petites
entrées de faveur ; la salle entière comprend donc environ quinze cents
places. Ni loges latérales, ni gradins sur les côtés, rien que des
colonnes dans le style de la Renaissance pour rompre l'aspect monotone
et nu des murs, et de larges baies (seize entrées en tout) qui per-
mettent au public et aux musiciens de l'orchestre de s'écouler en
APPAREIL NATATOIRE DES FILLES L>U RHIS.
I. Au moment de la tétralogie, ensuite pour Parsifal, à chaque reprise enfin des représentations
de Bayreuth, il s'est publie', ainsi qu'on le fait dans les villes d'eaux, une liste quotidienne des étran-
gers, avec l'indication de leur domicile ordinaire et leur adresse à Bayreuth : cela se criait en ville et
se trouvait chez tous les libraires. Ces listes d'étrangers, malgré bien des omissions et des fautes dans
l'orthographe des noms, sont curieuses à feuilleter et fournissent des données intéressantes sur le
mouvement toujours croissant d»s voyageurs wagnérisants à Bayreuth.
RICHARD WACJNER
219
moins de deux minutes. Peu ou point de dorures, pas une draperie
dans la salle, pas de lustre ni de candélabres ; en haut, quelques globes
dépolis qui donnent juste la clarté nécessaire pour que les spectateurs
puissent gagner leurs places et qu'on baisse absolument quand le spec-
tacle commence. Pas de rideau rouge ; un l'eliim grisâtre qui souvrc
par le milieu ; pas de trou du souffleur, pas de rampe visible de !a
salle; enfin suppression radicale de tout ce qui rappelle la convention
du théâtre, afin de plonger le spectateur dans l'illusion la plus complète.
Après l'empereur d'Allemagne, occupant la place d'honneur dans la
loge réservée aux spectateurs princiers, on pouvait voir l'empereur et
LA MANŒUVRE DES VILLES DU RHIN, VUE DU FOND DE LA SCENh'.
l'impératrice du Brésil, le grand-duc et la grande-duchesse de Rade, le
duc de Mecklembourg-Schwerin, le duc d'Anhalt-Dessau, le prince
I. Ce petit dessin technique fait bien saisir par quel ingénieux mécanisme on obtenait ce
merveilleux tableau des Filles du Rhin chantant en nageant, qu'on avait déclaré d'avance irréalisable.
Deux hommes faisaient rouler en tous sens l'appareil dans lequel les chanteuses étaient maintenues
par les jambes, tandis qu'au moyen d'un contrepoids, un troisième mécanicien faisait monter ou
descendre, s'incliner ou se relever l'appareil lui-même, et donnait aux ondines l'air de (lotter. Toute
cette manœuvre s'exécutait en contre-bas de la scène, de façon que l'appareil était caché aux spectateurs
par les amas de rochers figurant le fond du fleuve; Albcrich, se présentant de dos aux spectateurs,
n'était aussi vu qu'à mi-corps et paraissait sortir de ces rochers; de plus, toute l'ouverture de la scène
était remplie par une gaze verdàtre, derrière laquelle se mouvaient tous les personnages, comme dans
l'eau même, et qui atténuait sensiblement ce que leurs exercices auraient pu avoir d'un peu raide. Le
souffleur, comme on peut voir, s'asseyait tout près des chanteuses pour mieux être à leur portée, et un
jet de lumière, parti d'en bas, allait frapper l'anneau placé au haut du rocher central; mais, à force
d'habileté et d'adresse à suivre les mouvements des objets éclairés, ces objets paraissaient produire
eux-mêmes la lumière, au lieu de la recevoir.
RICHARD WAGNER
Georo-es de Prusse, enfin le grand-duc de Saxe-Weimar, ami de
Liszt, partisan décidé de Wagner, qui se faisait donner deux ans
auparavant des représentations modèles de Tristan et Tseult, dirigées
\rdr son capclliueister, compositeur en renom lui-même, Edouard
Lasscn'. Par malheur, l'empereur d'Allemagne, assez peu sensible à la
musique et qui s'était laissé persuader qu'il fallait assister à cette
(■randc manifestation de l'art national allemand, n'y put durer et quitta
la partie après le second jour, — ce que Richard 'Wagner n'était pas
homme à jamais pardonner. Le vice-roi d'Egypte et le sultan n'étaient
pas venus : il est bon d'ajouter qu'entre temps ce dernier avait subi-
tement perdu son trône et passé, non sans mystère, de vie à trépas ■.
La première pensée de l'An-
li.Il^,^kM nean du Nibcliing, dont le sujet
est emprunté aux anciennes
légendes Scandinaves et germa-
niques des Eddas, des Nibe-
luugen et de Giidrun, remonte
à l'année 184S. C'est alors que
Wagner, pendant un séjour
d'été à la campagne, avait écrit
le poème de la Mort de Sici^-
fricd, qui devint plus tard le
Crépuscule des Dieux; mais à
cette époque, il ne songeait
nullement à en faire une trilo-
gie. Après que le succès de
Loliengriii et la chaude amitié
de Liszt lui eurent rendu le
courage, il caressa un moment, nous l'avons vu, le projet de com-
poser un Wieland le furgeruu ; mais il abandonna cette idée et revint
aux Nibcluugeu : le plan général en est indiqué dans sa Cuininujiica-
tidii a mes amis, parue en novembre iiS5i, où il retraçait les princi-
\V A G N f R T IM ■ (1 IJ A N T A Y IC C SES AMIS.
Duprcs un cioqilis inij;ili;il.
1. A ces ruprcscnlalioiis de Tristan et Iseiill à Weimar, dont la premièi-c avait eu lieu le
14 juin iS;4, 1l-s rôles étaient ainsi distfihués : Ti'istan et Iseult, M. et M"" NO^l ; Brangœne,
M"" Diitter; Kurweiial et MarUe, MM. Milde el BraiidstctUner.
2. A la prcniièie série, <in dut niettfc un jiiur d'intervalle entre la Wilkyric et Siegfried par suite
d'une iiulisposiiiim de M. Betz, chargé du rnlc de W'otan ; mais, aux deux autres séries, les quatre
parties se jouèrent de suite en quatre jours. Les représentations cuninienv-aient d'habitude à quatre
heures, saut pour le Rheingold, qui, durant deux heures un quart, sans arrêt, commençait seulement
à sept heures un q'iari. Dans la Valkvrie, il y avait un entr'acte d'une heure entre le premier acte et
le deuxième acte. Pour tontes les pièces, à tous les commencenieiils d'acte, au lieu de frapper les
trois coups traditionnels, on lançait une courte sonnerie de tronipeltes d'une des galeries extérieures
de la salle, sonnerie reproduisant certains motifs caractéristiques de ri.eu\re et qui s'entendait
même de l'intérieur.
RICHARD WAGNF.R
22 1
paux cvcncmcnts de sa vie et les motifs (]ui l'avaient conduit à cotte
conception du drame musical. 11 comptait, disait-il, exécuter la donnée
du mythe en trois drames complets, précédés d'un grand prolooue ;
chacun de ces drames, bien que formant un tout distinct, ne devait
rzL.
pas devenir un
" morceau de ré-
pertoire, au sens
absolu du mot ; au
contraire, il exigeait des
conditions toutes différen-
tes d'exécution pour son
cycle et entendait que les
trois ouvrages et le pro-
logue fussent représentés
dans des fêtes solennelles durant quatre jours consécutifs.
De plus, et cette affirmation n'est pas sans importance, il jugerait
le but de cette tentative atteint s'il arrivait, en quatie jours, à com-
muniquer sinon l'intelligence critique, au moins le sentiment de son
œuvre, aux gens qui se seraient réunis pour l'entendre, et toute
exécution supplémentaire lui paraîtrait radicalement inutile. « Tel est
Al.l'.lCRICH F,T I.RS FU. LES DU RHIN.
Dessin original Je M. K. de I.iplKirt.
222 RICHARD WAGNER
mon plan, concluait-il, et mes amis doivent voir dès à présent qu'il ne
peut pas se réaliser dans les conditions du théâtre actuel ; s'ils se
mettent bien cette idée dans la tête et qu'ils réfléchissent à la façon
dont ce projet devrait être exécuté, ils pourront beaucoup m'y aider. Je
leur donne donc le temps et le loisir d'y penser, car je ne leur en
parlerai plus qu'une fois l'ouvrage achevé'. » En i853, il avait fait
imprimer pour son particulier son poème entièrement fini et l'avait
donné seulement à quelques amis; il en envoyait, par exemple, un
exemplaire à Schopenhauer, qui le couvrait aussitôt de notes littéraires,
philologiques et philosophiques; enfin, en i863, le poème définitif de
l'Anneau du Nibelung était mis en vente et Wagner jetait dans l'avant-
propos ce cri d'appel désespéré : Ce prince se trouvera-t-il? qui retentit
comme une voix d'en haut à l'oreille d'un prince de dix-huit ans.
Wagner, par ce poème des Nibelungen, achevait de faire revivre
sur la scène les traditions historiques, poétiques, légendaires et môme
mythiques du peuple allemand. Jusque-là, il s'en était tenu au Moyen-
Age, représentant dans Tannhœuser, dans Lohengrin, dans Tristan et
Iseult la vie chevaleresque et féodale, dans les Maîtres Chanteurs la
vie municipale et bourgeoise ; pour écrire l'Anneau du Nibelung^ il a
remonté jusqu'aux plus anciennes traditions germaniques, jusqu'à l'époque
héroïque et même mythologique. Il ne s'est pas, en effet, arrêté à la
légende des Nibelungen, telle qu'elle se trouve dans le poème allemand
du x\f siècle, où déjà les anciens dieux ont disparu pour faire place au
christianisme, où les idées du monde chevaleresque et chrétien ont
adouci la rudesse des vieilles mœurs ; il l'a cherchée dans ses formes
les plus primitives, dans les Eddas et les Sagas islandaises, où l'on
retrouve la création spontanée de l'imagination populaire, sans aucune
composition littéraire, et où les mœurs barbares se donnent cours
dans leur grandiose sauvagerie. Wagner s'est donc placé en pleine
mythologie, en plein surnaturel, tout en donnant à ses personnages un
développement moral supérieur à celui des héros des temps barbares,
en en faisant dès lors des personnages plus complets, plus humains,
et en ajoutant aux péripéties du drame un sens philosophique que la
légende ne renfermait qu'en puissance. Pour donner, en effet, aux
événements comme aux personnages cette haute portée symbolique,
tout en leur conservant leur couleur locale et leur caractère héroïque, il
fallait absolument les placer dans un cadre à demi fantastique — et
c'est ce que l'auteur a très justement compris'.
1. Les plus dévoues et les plus actifs nmis de l'auteur, à cette époc(iie, étaient Th. Uhlig, Franz
Brendcl, Peter Cornélius, Schnorr de Carolsfcld, Cari Tausig, M"" de MuchanolT, etc., etc.
2. G. Monod, l'Anneau du Nibelun^;, étude dans le Courrier Uttcraire (lo octobre 187G).
RICHARD WAGNKR 223
Aux temps Icgcndaires où Taction se passe, trois races peuplaient le
monde : les Nains [Nibeliingen) dans les profondeurs de la terre, les
Géants (Riesen) sur la surface du globe, et les Dieux (Gœtter) dans le
ciel. Tous vivent encore en paix, mais la lutte est prochaine, et la
possession de Tor, emblème de la puissance, de l'or jusque-là enfoui
dans les entrailles de la terre ou dans le lit des fleuves, sera cause de
tous les malheurs. Les Dieux, les Géants et les Nains se le dispute-
ront, et c'est précisément la lutte de ces trois races que Wagner a
voulu dramatiser dans sa tétralogie. Au début du drame, Tor est en la
possession des Dieux, et leur maître à tous, Wotan (Odin), a confié à
la garde de trois filles du Rhin ce trésor d'autant plus précieux que la
toute-puissance appartiendra à qui saura forger un anneau avec cet or et
maudira l'amour en renonçant pour toujours aux séductions de la volupté.
Le chef des Nains, Alberich, qui a surpris ce secret, remplit les
conditions requises, s'empare de l'or et disparaît aux cris désespérés
des trois sœurs. Cependant Wotan a commandé la construction d'un
magnifique palais pour les Dieux, le Walhalla, aux Géants qui viennent
d'accomplir leur œuvre et qui réclament pour salaire qu'on leur livre
Freia, déesse de la jeunesse. Les Dieux ne veulent pas se séparer de
celle cjui les fait éternellement jeunes et forts, mais Wotan, engagé
par sa parole, va pour livrer la déesse aux géants Fasolt et Fafner,
lorsque ceux-ci, enflammés par les récits de Loge, dieu de la ruse et
du feu, consentent à abandonner Freia si on leur livre tout le trésor
des Nibelungen; par prudence ils emmènent la déesse en otage, et tout
aussitôt les dieux se sentent affaiblir et vieillir. Alors Wotan, suivi de
Loge, descend au Nibelheim pour s'emparer du trésor qu'Alberich le
nain vient de ravir aux filles du Rhin et qui lui a donné le souverain
pouvoir sur tous ceux de sa race.
Ce dernier, confiant en sa force, montre orgueilleusement ses talents
et ses trésors aux deux visiteurs, entre autres un casque magique qui
rend invisible le guerrier qui le porte, et, pour prouver son dire, il
disparait puis se métamorphose en serpent; l'astucieux Loge lui tend
un piège en lui demandant s'il pourrait se changer en crapaud; Alberich
se transforme; aussitôt Wotan le maintient avec son pied. Loge s'empare
du casque magique, et tous deux, ayant garrotté Alberich, l'emmènent
au royaume des Dieux. Une fois prisonnier, Alberich n'a plus qu'à
obéir; il fait apporter tous les trésors du Nibelheim pour que les
Dieux puissent retrouver leur jeunesse en rachetant Freia; Wotan lui
arrache jusqu'à l'anneau magique et Alberich, furieux, lance cet ana-
thème : « En maudissant, j'ai forgé cet anneau ; qu il soit à jamais
maudit dans le monde et donne désormais la mort à son maître ! »
224 RICHARD WAGNER
Wocan, que les scrupules n'embarrassent guère, a donc l'anneau;
mais les Géants, malgré tout l'or amoncelé, refusent de rendre Freia
si l'anneau ne leur est remis et Wotan est forcé de céder, non sans
avoir consulté la prophétesse Erda, déesse de la terre et mère des
Dieux. A peine les Géants ont-ils touché l'anneau que la terrible pré-
diction d'Alberich s'accomplit : Fasolt et Fafner, les deux frères, se
battent pour l'avoir, et Fafner
tue Fasolt. Le meurtre est entré
dans le monde et ce crime re-
tentit douloureusement dans la
conscience de Wotan. Mais P'reia
reste avec les Dieux ; ils ont
!| reconquis la jeunesse, ils ont vu
leur palais bâti : sur un coup de
Donner, dieu du tonnerre, un
arc-en-ciel brille à travers les
cieux purifiés et sert de chemin
triomphal aux Dieux pour entrer
dans le 'Walhalla, tandis que du
fond du fleuve s'élève le chant
désolé des nymphes du Rhin
dépossédées de leur trésor. Tel
est le prologue de la tétralogie,
intitulé Rhcingvld ou POr du
Rhin.
D'importants événements se
sont accomplis depuis le pro-
logue lorsque commence la Val-
hyrie, première partie de la
tétralogie. La prophétesse Erda,
consultée de nouveau par Wotan,
lui a prédit la fin prochaine des
Dieux ; elle lui a aussi dévoilé
que de ses amours avec une
mortelle il naîtrait un héros destiné à régénérer le monde par ses
exploits, à reconquérir le trésor des Nibelungen, devenu la proie du
géant Fafner. Des amours de Wotan avec une femme de la terre
sont nés deux jumeaux : la mère a été tuée; la fille, Sieglinde, prison-
nière, est devenue par force l'épouse et l'esclave du chasseur Hunding;
le fils, Siegmund, court les aventures; les deux jeunes gens ne se sont
jamais revus depuis lenfance et ne se connaissent pas. Mais, au moment
W A G N i; 1<
f.iibaiu rcpcior à lîctz lu lole de Wotiin.
D'jprls un Liuquib original.
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29
226 RICHARD WAGNER
même du mariaoe de Sieglinde, Wotan est apparu à sa fille et, plan-
tant une lourde épée au flanc d'un frêne, il lui a annonce que cette
arme assurerait la victoire à riiommc assez fort pour Tarracher de
Tarbre et que celui-là délivrerait Sieglinde. Elle attend toujours son
libérateur.
Au début de la pièce, un homme accourt, blessé, les vêtements en
lambeaux : c'est Siegmund qui fuit les coups de ses ennemis et que
les hasards de sa course amènent dans la demeure de sa sœur. Sieglinde
accueille le fugitif et le soigne, ignorant que c'est son frère, et tous
les deux, se racontant leurs malheurs, sentent poindre en leur cœur
la sympathie la plus vive. A ce moment arrive Hunding qui, trouvant
l'ennemi de sa race à son foyer, le provoque au combat pour le len-
demain, les lois de Thospitalité voulant qu'il lui donne asile au moins
pendant la nuit. II sort, emmenant Sieglinde; mais celle-ci quitte la
couche de l'époux endormi, vient retrouver Siegmund et se laisse aller
à tous les élans de sa passion; Siegmund, brûlant d'une égale ardeur,
bondit vers le frêne et d'un suprême effort en arrache l'épée qu'il
baptise aussitôt du triste nom de Nothiing (détresse), en souvenir de
sa vie passée. A ce coup d'éclat : « Je te reconnais, s'écrie Sieglinde,
tu es Siegmund, le frère bien-aimé que mes rêves appelaient, je
t'appartiens ! » Et Siegmund, fou d'amour : « Tu l'as dit, la sœur et
l'amante, je les retrouve à la fois ! » Les deux amants s'enfuient et
Hunding se lance à leur poursuite en mari trompé, mais furieux.
Au deuxième acte, grand conseil des Dieux assemblés dans leur
palais : Wotan, bien disposé pour son fils Siegmund, veut le défendre
dans sa lutte contre Hunding. Et parmi les neuf filles qu'il a eues de
la déesse Erda, les Valkyries, les neuf vierges guerrières qui sou-
tiennent les héros dans les combats et les emportent après leur mort
au 'Walhalla, il appelle à lui la plus vaillante et la plus belle, Brunehild,
et lui commande de descendre sur la terre afin de protéger Siegmund
dans son combat sinoulier contre Hunding-. Mais il change bientôt
d'avis sur les remontrances de son épouse légitime Fricka (Junon),
indignée du sacrilège commis par Siegmund et de sa lâche fuite devant
Hunding. C'est décidé, Siegmund périra et c'est Brunehild, la Valkyrie,
qui veillera à l'exécution de cet arrêt. Elle se laisse pourtant toucher
par la noblesse de l'amour du jeune héros et, dans le plus fort du
combat, infidèle à l'ordre de Wotan, elle pare avec son bouclier les
coups portés par Hunding à Siegmund. Mais Wotan, apparaissant
soudain dans la nuée, brise de sa lance toute-puissante l'épée de Sieg-
mund, qui tombe mortellement frappé par Hunding.
Brunehild, de plus en plus rebelle aux ordres paternels, s'empare
RICHARD WAGNER 227
des tronçons de l'épée et s'enfuit en entraînant Sieçlinde évanouie, elle
s'en va retrouver ses soeurs sur les rochers du Brunhildcnstein. Là, Sie-
glinde veut mourir, mais Brunehild lui commande de vivre pour le
héros qui naîtra d'elle. Sieglinde, alors, s'enl'uit sur le cheval de Bru-
nehild, emportant l'épée brisée, et la Valkyric reste exposée au cour-
roux de son père. Celui-ci résiste aux supplications des sœurs de la
coupable et, pour la punir d'avoir enfreint ses ordres, tout ému lui-même,
il la déclare déchue de sa qualité de Valkyrie et destinée à subir l'amour
comme une simple mortelle : elle obtient seulement de ne pouvoir être
conquise que par un homme n'ayant jamais connu la peur; alors son
père l'endort d'un baiser et la condamne à demeurer ainsi sur la mon-
tagne, endormie, entourée de flammes inextinguibles, jusqu'au jour où
le héros annoncé par Erda, surgissant enfin, viendra l'éveiller.
Ce héros, ce sera Siegfried ou Sigurd, tîls de Siegmund et de Sie-
glinde et petit-fils de Wotan, par conséquent neveu de Brunehild.
Après les amours de frère à sœur, ceux de tante à neveu. Siegfried,
dont la naissance a coûté la vie à sa mère, est élevé par le nain
Mime, frère d'Alberich, qui songe uniquement à reconquérir le trésor
des Nibelungen, toujours gardé par le géant Fafner, transformé en
dragon. En voyant se développer la force et le courage de Siegfried,
l'astucieux Mime a vite compris que ce descendant de Wotan était seul
capable de tuer Fafner; après quoi, lui. Mime, aura bient(')t fait
de l'endormir d'un sommeil léthargique et de l'égorger pour lui ravir
le casque magique et l'anneau qu'il aura conquis. Mais, pour occire le
dragon, il faut une épée redoutable entre toutes : Mime en forge plu-
sieurs que Siegfried brise comme des fétus; mais celui-ci parvient à
s'en forger une invincible avec les tronçons de l'épée de Siegmund,
que Sieglinde expirante avait confiée à Mime en même temps que l'enfant.
Siegfried part à la conquête du souverain trésor, à la recherche
de son redoutable ennemi ; mais, au moment (i'attaquer Fafner, il
s'assied rêveur à l'ombre d'un tilleul, écoute les bruits de la forêt qui
lui font oublier Fafner et s'essaie à imiter le chant des oiseaux; puis il
s'éveille enfin de ce doux rêve et sonne une fanfare sur son cor d'argent.
A ce bruyant appel, le dragon apparaît; Siegfried le provoque et le
transperce de son épée. Quelques gouttes de sang du monstre ont
jailli sur la main du vainqueur. Il la porte involontairement à ses
lèvres, et aussitôt, o merveille ! il comprend le clair langage des
oiseaux. L'un d'eux lui révèle les méchants projets de Mime et la
présence du trésor envie dans la caverne : il tue Mime et conquiert le
trésor. Mais, aussitôt, le même oiseau jaseur éveille en son cœur
l'amour de la plus belle des femmes et s'ollVe à le guider vers l'en-
RICHARD WAGNER
droit où Brunehild est retenue prisonnière; Siegfried vole à ce nouvel
exploit.
A ce coup inattendu, Wotan, déjà las de sa divinité et qui par-
court le monde en voyageur inconnu, craint que le héros qu'il a suscité
pour le salut des Dieux ne cause leur perte définitive; il évoque encore
Erda et veut la forcer à lui révéler l'avenir; mais Erda ne peut plus
rien dire, et Wotan, irrité, la replonge en un sommeil éternel. Il veut
s'opposer en personne à la marche triomphale de Siegfried ; mais sa lance
de bois se brise sous les coups
de répée quelle a brisée elle-
même entre les mains de Sieg-
mund, et Siegfried, franchissant
le brasier, arrive auprès de Bru-
nehild, la réveille avec un baiser,
comme Wotan l'avait endormie.
Aussit(')t la vierge du Walhalla
et son libérateur se sentent saisis
au cœur d'un délicieux amour Tun
pour l'autre et l'expriment avec
passion : Siegfried a délivré Bru-
nehild ; de par les lois de la des-
tinée, elle doit être à lui.
La dernière partie, qui retrace
la catastrophe du vieux monde
mythologique et la fin des dieux
des Eddas — ■ d'oi!i le titre : le
Crépuscule des Dieux, — nous
ramène d'abord sur terre. Sieg-
fried abandonne Brunehild pour
accomplir de nouveaux exploits à
travers le monde, et il lui laisse,
comme gage de sa foi, l'anneau
magique conquis sur Fafner. II arrive au palais des Gibichungen, où
il trouve attablés et buvant le iirince Gunther, sa sœur Gutrune et
son demi-frère Hauen, tous trois fils de la reine Criemhild ; mais
Gunther et Gutrune sont les enfants légitimes du roi Gibich, tandis
que Hagen, fds adultérin de la reine et du nain Miijrich, a hérité de
ce dernier toutes les haines, toutes les perfidies, tous les instincts
criminels. Hagen, sachant par son père que Siegfried possède actuel-
lement l'anneau, imagine de le perdre en le rendant amoureux de
(jutrune et en inspirant à Gunther de l'amour pour Brunehild. Dans
UN KEVK IiE RICHARD \V .\ G N E R .
.lupitcr, cscoriJ Ae. X'c'nus, rcmel son tjiincrrc et
fait soumission, au nom de l'ancien Olympe, à
Wotan, sous les traits de Richard Wagner, qui va
pouvoir e'tourdir le monde à son tour," tandis que
dame Freia (\'cnus) recueillera la pluie d'or.
(Giiulz. l)cr Floli. de Vienne, 20 août 1^7(3.)
RICHARD WAGNER
229
RICHARD WAGNER, PAR MARS.
— Public idolâtre,
Si vous voulez un art, vous aurez
cette vue, il imagine de lairc servir à Siegfried un breuvage d'oubli par
Gutrune, et Siegfried, aussitôt pris de pas-
sion pour la sœur de Gunther, jure à celui-ci
de lui amener Brunchild, afin de conquérir
sa sœur.
Que fait Brunehild pendant ce temps-là?
Elle reçoit une de ses sœurs envoyée par
Wotan pour lui conseiller de rendre au.\
filles du Rhin Tanneau magique auquel est
attaché le salut des Dieu.x ; mais elle refuse,
en dépositaire fidèle : elle attend Siegfried.
Tout à coup, celui-ci parait, méconnaissable,
ayant pris l'aspect de Gunther, grâce au
tarnhelm, le casque enchanté dont Alberich
se servait si maladroitement naguère ; il s'em-
pare violemment de Brunehild, lui arrache un art! Mon art est encombrant, je
, 11- ' /■' l'admets; il assourdit les uns, je
1 anneau et 1 entraîne pour la livrer a Gun- raccorde; il assomme tout simpie-
ther. Far l'effet du philtre, il Ta totalement ""'"' '" ■'"'^"' i'*^" conviens; ii
' . est d'un emploi coûteux, je le veux
oubliée, à ce point que, lorsque Brunehild, bien encore; mais il émane de mon
unie à Gunther sous la forme de Siegfried, s-->-'^- '■:■—' un cour, prene....
" ' mon art !
reconnaît l'anneau magique au doigt du ,.,„„,„.,/ .„„„,„„,, ,, ^cnembre 1S76.)
vrai Siegfried, devine ainsi la trahison
dont il s'est rendu coupable et l'ac-
cable des reproches les plus san-
glants, il reste insensible et ne se
rappelle absolument rien du passé.
Brunchild, alors, dans un accès de
fureur jalouse et plutôt que -de voir
Gutrune unie à Siegfried, se joint à
Gunther et à Hagen pour comploter
la mort de son infidèle amant.
On le tuera pendant une chasse
à laquelle ses ennemis le convient
par honneur. Le rendez-vous est aux
bords du Rhin : Siegfried arrive le
premier, sonnant du cor; les ondines
apparaissent à la surface des eau.x
et le raillent en lui réclamant l'an-
neau ; Siegfried les repousse au fond
du fleuve à coups de pierres. Hagen,
puis les chasseurs, viennent le rejoindre, et le traître, attaché à sa proie,
LISZT ET RICHARD WAGNER AU BANQUET.
Un malin, l'abbc Liszt. N'embrasse Richard
Wagner que pour se faufiler sous sa couronne
d'argent et en avoir sa part.
(Cham, Clurifayi, 3 septembre 1876. )
23o RICHARD WAGNER
lui verse un nouveau breuvage, celui du souvenir, en l'invitant à
raconter ses aventures passées. Siegfried boit et tout lui revient en
mémoire : il chante son enfance dans la forêt, son combat avec le
dragon, la conquête de Brunehild A ce nom, le voile se déchire et
le remords étreint son cœur. « Brunehild, ô bien-aimée ! » s'écrie-t-il,
et Hagen, qui n'attendait que ce cri d'amour, le perce de sa lance.
On emporte son cadavre chez Gunther aux sons d'une marche funèbre
qui redit toute l'existence du héros expiré. Brunehild accourt, tou-
jours aimante et blessée au cœur du coup qui a tué Siegfried ; elle
fait élever un bûcher pour le bien-aimé et s'y précipite, montée sur
son cheval de combat Grane, en jetant l'anathème au Walhalla et aux
Dieux désormais impuissants. Le règne des Dieux est fini, le règne de
l'homme commence ! Les flammes s'étendent partout : au fond du fleuve
on voit les ondincs jouer souriantes avec l'anneau que Brunehild leur a
rejeté. Gunther voudrait s'en emparer, mais il est tué par Hagen, qui
se noie à son tour en essayant d'arracher le trésor maudit aux filles
du Rhin. Le fleuve déborde et submerge la demeure des hommes; le
feu gagne le Walhalla et détruit le palais des Dieux. Tout est consumé.
Que s'il fallait prouver combien Wagner s'est rapproché de l'antique
Edda Scandinave bien plus que du poème germanique des Nibelungen, on
ferait observer que dans ce poème, qui date du xii^ siècle, l'intérêt se con-
centre non pas sur Brunehild, comme dans la légende primitive et dans
l'opéra, mais sur Criemhild qui prend la place de la Gudrune de VEdda.
Siegfried, dans ce poème intermédiaire entre la légende et l'opéra,
n'a jamais connu Brunehild avant de la conquérir pour Gunther; il
n'aime que Criemhild, et Brunehild non plus n'aime pas Siegfried :
c'est par un simple sentiment de vengeance qu'elle le fait tuer. Wagner
a mis en œuvre avec une grande habileté ces vieilles traditions islan-
daises qui se répètent ou se contredisent dans les deux Eddas et dans
les Sagas; il a dû se livrer à une besogne très difficile pour former
un tout simple, suivi et intéressant, avec les récits très confus et très
compliqués qui lui servaient de base, et il y a ajouté souvent des détails
d'une heureuse invention. Tout ce travail littéraire, en un mot, est
pour lui faire honneur.
« Quant à la forme même du poème, continue en termes précis
M. G. Monod dans son étude approfondie sur les origines et la langue
de la tétralogie, il est bien difficile pour un étranger de la juger. 11
est écrit dans une langue remplie d'archaïsmes, pleine d'allusions sou-
vent obscures à l'ancienne mythologie. La versification est non moins
étrange; des séries de vers de deux pieds sont suivies d'un ou deux
vers de trois pieds, sans qu'aucune règle bien stricte préside à leur
RICHARD WAGNER
23t
alternance. Ces vers ne sont pas rimes deux par deux, mais ils ren-
ferment des syllabes qui riment entre elles par allitération. En i^cnéral,
ces allitérations consistent en ce que les syllabes accentuées des mots
importants, dans chaque vers, commencent par la même consonne et
présentent quelque analogie de son. C'est ce qu'on appelle Slabreim,
et l'effet en est assez
aofréable. Ces allitérations
attirent l'attention sur les
mots essentiels de la phrase
et les accentuent pour ainsi
dire avec plus de puissance.
Malgré les nombreuses
difficultés et les obscurités
du poème de Wagner, la
langue m'en a paru très
expressive et pleine de
couleur ; les passages dra-
matiques atteignent sou-
vent à une véritable gran-
deur'. »
Tout le long de la
tétralogie, excepté dans de
très courts passages comme
la scène du réveil de Bru-
nehild et celle de la chasse
où Hagen tue Siegfried,
Wagner a répudié complè-
tement l'emploi simultané
de deux ou plusieurs voix :
il a eu recours unique-
ment à une déclamation
continue, à une sorte de
récitation mesurée sur une
trame symphonique tissée
avec un art infini de tous les motifs musicaux caractéristiques qui
s'attachent à chaque personnage, à chaque idée, à chaque sentiment.
Jamais la science, le génie de l'orchestre et l'art de la polyphonie
instrumentale n'ont été poussés aussi loin ; mais au-dessus de ce for-
midable orchestre, si coloré, si varié, si riche, si puissant, il y a la
ytL^J^ -^
COSTUME DE WOTAN EN VOYAGEUR,
dans Sici^fricd.
I. Le Dmme musical: l'Anneau du Sibelung, Jans le Courrier idtéraire{\o oc\i-A'>rc 187G). — \'oir,
à la page S7, ce que j'ai dL-jii Jit de l'assonance et de l'allitération.
232 RICHARD WAGNER
parole déclamée dont Tauditeur ne doit pas perdre une syllabe et qui
exige un effort tout spécial de la part des chanteurs : il ne leur faut
plus chanter, mais dire, en quelque sorte, une déclamation notée et
qui exige autant de voix, que de précision dans la mesure et de netteté
dans l'articulation.
La partition du Rheingold débute par un enchantement, par la
scène des nymphes du Rhin nageant autour du trésor confié à leur
garde. Ici Wagner, qui ne recule devant aucune hardiesse, a osé
placer une pédale de mi bémol qui règne pendant près de deux cents
mesures, soutenant la symphonie et la voix des ondines : Telfet en est
délicieux, grâce aux huit cors employés pour peindre l'ondulation
monotone de l'eau; par-dessus cette pédale, la variété des timbres
arrive à donner l'illusion de la transparence liquide et les renflements
de sonorité sont comme autant de flots qui s'écoulent les uns sur les
autres. D'ailleurs c'est un charme exquis chaque fois que reparaissent
les sirènes, et dans la quatrième partie, quand elles se raillent de
Siegfried, elles donnent lieu encore à une page charmante, qui tranche
à merveille sur les scènes dramatiques qui vont suivre. En général,
Wagner a été très heureusement inspiré par les épisodes pittoresques
de son vaste poème : autant il y a de grandeur dans les récits de
Wotan célébrant l'édification du Walhalla, de rudesse et de lourdeur
dans les apostrophes menaçantes des géants Fafner et Fasolt, autant
on sent de vivacité moqueuse dans les récits de Loge, où l'auteur
ramène et fond tour à tour dans l'accompagnement les principaux
motifs des situations précédentes.
Le tableau de la forge d'Alberich, où Ton fait connaissance avec
le thème retentissant de la forge qui reparaîtra si souvent par la
suite, est habilement conçu pour former contraste avec les premières
scènes. La malédiction d'Alberich, quand Wotan lui arrache l'anneau,
est véritablement superbe. Une jolie mélodie de P'roh, le dieu de la
joie, exprimant la féUcité causée par le retour de Freia, puis une
sombre mélopée de la prophétesse Erda et une phrase ample et
magnifique de Donner, dieu du tonnerre, aboutissent au finale où
résonne dans son plein développement la marche des Dieux vers le
Walhalla, qu'on avait déjà entendue entre le tableau des filles du Rhin
et celui des Dieux. Bref, la première impression produite par le Rhein-
gold fut si favorable qu'on n'était pas sans crainte pour la Valkyrie :
après avoir eu plus qu'on n'espérait du prologue, on redoutait une décep-
tion de la partie sur laquelle on fondait d'abord le plus d'espoir.
Lt cependant, l'impression produite par la Valkyrie fut peut-être
encore plus profonde, en dépit de longueurs dans les deux premiers
REPRÉSENTATION DE « l'aNNEAU DU Nir.EL'UNG » A BAYREUTH, EN 187G.
Mort de Siegmiind, deuxitrme acte de la l'alkyrie. — D'après un dessin de M. Knut Ekwall.
234 ■ RICHARD WAGNER
actes, surtout dans le deuxième, où se trouve un interminable récit de
Wotan. Cette partie est celle qui s'éloigne le moins de' nos habitudes
dramatiques et qui, par conséquent, peut le plus rapidement trouver
faveur auprès d'un public encore assez peu pénétré des idées du réfor-
mateur, — et le succès qu'elle a remporté par la suite, en différentes
villes, en est la preuve irrécusable. Après un court prélude impétueux
qui retrace la course haletante de Siegmund, commence un acte qui
dure une heure entière et qui paraît court, tant il renferme de beautés
accumulées et toujours grandissantes jusqu'au point suprême, la
superbe scène entre le frère et la sœur, Siegmund et Sieglinde : leur
amour s'épanche en un chant d'un contour net, d'une expression brû-
lante, et l'hymne au printemps, que chante Siegmund lorsque les
rayons de la lune pénètrent dans la salle, est d'un charme exquis.
Le deuxième acte, moins bien rempli au point de vue dramatique,
et languissant tant que Wotan converse avec sa fille Brunehild ou
avec Fricka, sa femme, s'anime seulement à l'entrée de Siegmund,
lorsqu'en refusant la gloire et les honneurs du Walhalla, s'il y doit
arriver mort, sans Sieglinde, il éveille un premier sentiment d'amour
au cœur de Brunehild. L'épisode du combat entre Hunding et Siegmund
est aussi traité de main de maître et termine l'acte infiniment mieux
qu'il n'a commencé.
Le troisième acte est un chef-d'œuvre en entier. Après la scène
violente et sublime de la chevauchée des Valkyries arrivant toutes
au rendez-vous, déchirant l'air de leurs cris de guerre et dominant
la tempête elle-même, on suit avec anxiété l'émouvant dialogue
entre Brunehild implorant grâce et son père implacable; on est frappé
d'admiration par les sublimes adieux du père à sa fille, dans cette scène
fantastique de la mer de feu qui monte et crépite autour de la déesse
endormie. L'opéra tout entier se distingue du Rheiugold par une allure
plus hardie, par une inspiration plus hautaine et plus franche, traversée
d'éclairs de tendresse et de sensibilité d'un éclat surprenant. Chef-
d'œuvre, en vérité, que ce troisième acte, et deux fois chef-d'œuvre,
aussi bien par l'éblouissement et la fureur de l'orchestre dans la course
effrénée des Valkyries, que par l'intensité de l'expression vocale et
la puissance d'émotion dans l'admirable scène entre Brunehild et Wotan.
Le premier acte de Siegfried fut un des grands succès de la tétra-
logie : tout y est vie et mouvement. Le sombre monologue de Mime,
la joyeuse entrée de Siegfried, la scène, d'une énergie singulière,
où le jeune héros forge son épée avec tant d'ardeur et de gaieté,
tandis que grondent à côté de lui les espérances jalouses et les noirs
desseins de Mime, avaient entraîné dans un succès général certains
RICHAl^D WAGNER
235
dialogues languissants, malgré de beaux passages symphoniques, entre
Mime et Wotan sous les habits d'un voyageur.
De même, au second acte, après chaque épisode un peu traînant
il en arrive un délicieux, d'une poésie adorable et qui fait oublier
au public les longueurs précédentes. Par exemple, après la rencontre
d'Alberich avec son vieil ennemi Wotan, c'est le joli passage où Sieg-
fried écoute les bruits de la foret et s'essaie à imiter le chant des
oiseaux avec un roseau; après le combat effroyablement bruyant de
Siegfried contre le monstre, viennent ce dialogue exquis entre Siegfried
et l'oiseau jaseur, qui l'avertit des astucieux projets de Mime, puis
1) flhno Ein(ri((st5ilc hat Niemand
zu den âusseren und iimeren
Ràumen des Theatere Zutritt.
2) Das Raurhf n ist auch in den âus-
seren fiàumen des Theaters auf
das Strengste untersagt
3) DerBegiiiiijedes Actes wirddiirch
eii TrompeteD-Sigial bekumt g^
gebei. Dacb welcheiD die Pliitze
sofort einzinelmeD siid
4) Die horlivrrehrtrn Domrn \ind aof
das Frrandliclisfr irehctdi. naih Rin-
nahmrdrrSifzpIcilzrdlcOjllrffofâl-
lijTsI ahznnrhmrn.
5| BeiiD Verlassen der Plalze wird
gebetei. die Sitze aofziiklappei
BAÏREUTH Inpst 18711
D« Tenfnltiiiigsrath.
1) Personne n'est admis dans l'inté-
rieur du théâtre ni aux galeries
extérieures sans carte d'entré.
2) D est s«TrreiDent drfendo de ter
dans les galeries extérieures
comme a l'intèrieui du théâtre.
3) Le comnieiciinieDt de chaque acte
est aimoDce par des fanfares On
est prie de repreidre sa place
immédiatement après.
4) l.i's danrs soul rnprrlnrosrniriil
prirr.v d'ôlrr Iran chaprant après
avoir orrape \nn plarrs.
b) Oi est pries derrlever les sirges
eo les quittait
BAÏREUTH, ioQl im
L« comité l'sdnUtstiatloa.
1) No admission exœpt by ticket
2) Smoking strictly prohibitwl in
the corridors.
3) Tbe beginmiig of eacb act vill be
anioimced b; a call of tnn-
pets, spog wbicli tbe seats sboild
' be taJien at once
4) l.adirs are rpsprriroll) rrqorsird
l« Iakr lit' Ihf ir bunarts dirinir Ibr
performances.
5| AU seats are te be raised on
gettiig np ,
BAÏREUla ij» L" o( Iuctsi ICT , ,
n« •dalalstr«tt«a.
AFFICHE cor, LEE SOUS LE PROMENOIR EXTERIEUR DU THE.\TRE DE BAYREUTH
Pour les reprcscnlalions de la tétralogie, en 1876.
la scène si nouvelle, où Wagner, par une trouvaille de génie, fait
dé"yoiler à Mime ses mauvais desseins de l'air le plus aimable et le plus
insinuant; cette façon d'exprimer la fausseté de Mime envers Siegfried
est d'une invention curieuse et remarquablement rendue au double
point de vue poétique et musical.
Au troisième acte , l'évocation d'Erda par Wotan est supérieure à
la scène analogue du Rheingold et du plus grand effet ; l'épisode où
Wotan veut arrêter l'élan de Siegfried n'offre pas grand intérêt;» puis
l'on arrive au réveil de Brunehild, dont le salut à la nature retrouvée
est de tout point magnifique, et aboutit à un duo entre elle et Sieg-
fried, un duo véritable, où la passion éclate avec une force, une
236 RICHARD WAGNER
intensité vraiment surhumaine. Il y a trois qualités maîtresses dans
Siegfried, poussées toutes les trois au degré suprême : la gaieté
juvénile, éclatante au premier acte, la fantaisie aérienne au deuxième
et l'ardeur la plus passionnée au dernier; c'est là ce qui rendit plus
rapides les scènes intermédiaires, légèrement fastidieuses, et ce qui
causa le succès imprévu de Siegfried.
Le Crépuscule des Dieux, en revanche, avait complètement refroidi
l'auditoire, au moins jusqu'au dernier acte. Le lugubre chant des
Nornes tissant le fil de la destinée des Dieux qui finit par se briser,
la séparation de Brunehild et de Siegfried, l'arrivée de celui-ci chez
Gunther et la scène où il boit le breuvage d'oubli, puis l'entrevue de
Brunehild avec sa sœur Waltraute, envoyée par Wotan, suivie de
l'enlèvement de Brunehild par Siegfried pour le compte de Gunther,
toutes ces scènes qui, ramassées en un acte, durent bien près de deux
heures, valent surtout par des rappels ingénieux et des combinaisons
saisissantes de motifs précédemment exposés. Au deuxième déjà,
l'entrée brillante et fière de Gunther avec Brunehild, celle de Siegfried
et de (jutrune, tendre et caressante, suivies de l'unique chceur et de
l'unique trio qui se trouvent dans la tétralogie, avaient déjà réchaulle
les auditeurs; mais c'est surtout le troisième acte, une merveille en
son entier, qui éleva l'enthousiasme au niveau des soirées précédentes
et transforma la fin de la tétralogie en un triomphe incontesté.
D'abord, la jolie scène de Siegfried sur les bords du Rhin, lorsque
les ondines le raillent, puis les ressouvenirs de sa vie entière qui lui
reviennent en mémoire, jusqu'au cri d'amour : k Brunehild, ô bien-
aimée 1 », sa mort et la superbe marche funèbre qui suit ; enfin l'ana-
thème et la mort de la Valkyrie, avec l'anéantissement final, forment,
dans leur ensemble, une des plus belles choses qu'on ait jamais écrites
pour la scène lyrique, de quelque nom qu'on veuille qualifier cette
création de génie : drame, mythe, poème ou simplement opéra. L'im-
portant est que le tableau tout entier présente une élévation de pensée,
une richesse d'inspiration mélodique, une puissance de combinaisons
symphoniques véritablement géniales, et qu'après un tel acte, il n'y a
qu'à s'incliner devant l'artiste assez merveilleusement doué pour le
créer '.
Somme toute et malgré de durs moments, c'était là une victoire
I. Les décorations de la tétralogie avaient été brossées par les frères Brùckner, de Cobourg,
d'après les maquettes du peintre Hoffmann, de Vienne; le professeur Dœppler, de Berlin, avait dessiné
les costumes; les armures sortaient des fabriques de Meiningen, et les machines avaient été combinées
par M. Brandt, de Darmstadt, qui avait surveillé avec un soin particulier tout ce qui concernait
l'éclairage de la scène, afin d'obtenir des résultats saisissants, des cflets de lumière et de nuit corres-
pondant aux jeux du théâtre avec une merveilleuse exactitude.
238 RICHARD WAGNER
éclatante pour ce créateur à la volonté de fer qui suivait son projet
depuis vingt-cinq ans, qui avait réalisé l'irréalisable et qui donnait au
monde entier le spectacle stupéfiant de sa propre apothéose. Aussi
comprend-on presque, à tout bien peser, la prodigieuse infatuation de
riiomme et son terrible orgueil : aux cris d'un auditoire enthousiasmé
qui veut saluer le maître et fêter ses interprètes dévoués, il reparaît
seul en redingote, en pantalon de toile, et remercie spectateurs et
artistes dans un speech qu'il termine par ces paroles qui manquaient
au moins de clarté : « Nous vous avons montré ce que nous voulons
et ce que nous pouvons, quand toutes les volontés sont tendues vers
un môme but ; si de votre côté vous nous soutenez, alors nous aurons
un art. » Quelle déplorable manie de parler, quand on a si peu la parole
à commandement et qu'elle trahit toujours votre pensée ! A ces mots,
qui sonnaient étrangement dans le pays de Bach et de Beethoven,
d'Haydn et de Mozart, de Weber et de Schumann , l'auditoire reste
interloqué ; mais il veut payer sa dette aux artistes et les réclame à
grands cris, surtout Richter, le chef d'orchestre, et M""" Materna.
Wagner reparaît, toujours seul, et semble ainsi vouloir affirmer que
tout s'efface autour de lui dans ce Jour de triomphe : alors, folle
d'enthousiasme, une Italienne, M"" Lucca, le salue de cette bizarre
exclamation : a Viva il maestro, le plus grand de tous les maestros,
je suis très contente; nous vous remercions tous! » Puis le rideau se
referme sans qu'aucun artiste ait pu répondre à l'appel du public. Et
cependant n'eùt-il pas été convenable que Wagner associât dès le pre-
mier Jour à son succès ceux qui y avaient travaillé avec tant d'ardeur
et de passion, des artistes comme Betz, superbe en tout point dans le
rôle de Wotan, écrit malheureusement trop bas pour lui; comme
M"" Materna, incomparable en Brunehild; comme M. Vogl, étourdis-
sant de vie et d'entrain dans Loge, le dieu du feu; comme M. Niemann
qui n'avait plus que les restes d'une belle voix, mais qui Jouait Sieg-
mund d'une façon très dramatique; ou comme M. Unger, chanteur peu
expérimenté, mais énergique et vigoureux dans Siegfried. Et M""= Jaïde
(Erda), et M. Niering (Hunding), et M""= Scheffzki (Sieglinde), et
MM. Schlosser, Gura, Kœgel et Hill (Mime, Gunther, Hagen, Albe-
rich), et M'"" Grun et Haupt (Fricka et Freia), et M"" Lilli et Marie
Lehmann et M'"'^ Lammert, les trois délicieuses filles du Rhin!
Le i8 août, un banquet d'honneur était offert, — formule consacrée,
— à Richard Wagner et aux artistes par les soi-disant patrons de
1 œuvre et par ceux des spectateurs qui avaient voulu s'y associer, car,
en arrivant la veille dans la salle de spectacle, chacun avait pu trouver
a sa place uns invitation à souscrire à ce repas , moyennant 5 marks
REPRÉSENTATION DE « l'aNNEAU DU NIBELUNG » A BAYREUTH, EN 1S76.
Le réveil de Brunehild, troisième acte de Siegfried. — D'aprls un dessin de M. Knm Ekwall.
240 RICHARD WAGNER
(6 fr. 25) par tête'. Le héros de la fête ne se tenait pas d'impatience
de parler et, dès qu'il en trouva roccasion, il se leva pour remercier
les assistants de leurs sympathies, les exécutants de leur collaboration
désintéressée et surtout les premiers patrons de l'entreprise , qui
n'avaient pas douté de Tavenir de son œuvre, à une époque où la
presse et le public se liguaient pour le combattre et l'écraser.
Et comme on lui avait rapporté le mauvais effet produit par sa brève
allocution de la veille, il s'en expliqua le plus simplement du monde,
avec une bonhomie charmante : il n'avait nullement voulu dire, ainsi
qu'on l'avait compris, qu'avant sa venue l'art musical n'existait pas en
Allemagne; il avait seulement répété ce qu il avait dit cent fois : à savoir
que l'opéra allemand n'avait pas jusqu'alors une physionomie propre,
un caractère individuel comparable à celui de l'opéra français ou de
l'opéra italien. Le monde entier, dit-il en substance, connaît l'opéra
italien, l'opéra français; il connaît aussi des opéras allemands, mais non
l'opéra allemand. La création de l'opéra allemand, du théâtre qui carac-
térise la race germanique dans sa plus haute manifestation d'art, telle
est l'œuvre à laquelle Richard Wagner convie tous ses compatriotes,
et c'est pour cela qu'il leur dit : « Voulez-vous un art? cela dépend
de vous. Ayez une volonté, vous aurez un art, un art nouveau, un
théâtre national'-. )> A la bonne heure, et voilà qui peut se soutenir.
Après ce petit discours, Wagner fit le tour de la table, en donnant
le bras à la comtesse de Schleinitz qui avait fait une propagande acharnée
en sa faveur dans les hautes classes de Berlin ; puis, M"'*' Lucca lui
ayant posé sur la tête une couronne d'argent, il acheva sa tournée
avec cet ornement, en riant lui-même, otant sa couronne pour saluer
et se couronnant derechef, heureux, radieux et bon enfant. M. Duncker,
membre du Parlement, dit alors quelques paroles sur le caractère
national de cette œuvre d'art, puis le comte Apponyi, de Buda-Pesth,
parlant au nom des étrangers, prononça ce petit discours, d'un jet
éloquent et poétique : « Pareil à Siegfried, Wagner marche sans crainte
à la conquête d'une femme céleste, la tragédie. Comme le héros alle-
1. Le texte de cette circulaire, e'manant de Wagner lui-même, ou du restaurateur et qu'aucun
patron n'avait signée, est au moins curieux à conserver : n M. Richard Wagner désire se trouver
réuni, dans an souper, a ses patrons, protecteurs et amis, en compagnie des artistes et toutes autres
personnes ayant concouru aux représentations actuelles. Pour répondre à ce désir, nous avons l'hon-
neur de vous in\-iter cordialement à prendre part au souper qui aura lieu le 17 août, à sept heures et
demie, dans la grande salle du restaurant du théâtre. Le prix de la souscription est fixé à 5 marks par
tûie (sans le vin, bien entendu). On est prié d'envoyer son adhésion le 17, à neuf heures du matin au
plus tard. » Voilà comment s'organise une manifestation n spontanée » en l'honneur d'un grand
homme. Si l'appel n'avait pas été entendu, on désavouait le restaurateur qui avait battu la caisse pour
soB propre compte, et tout était dit. — Du 17, le banquet dut être reporté au 18 août, par suite de
rindisposition de Betz qui avait fait reculer les deux dernières parties de la tétralogie au i5 et au 17.
2. Lettres de Bayreuth : l'Anneau du Nihelung, par M. Ch. Tardieu (Bruxelles, chez. Schott, i883).
RICHARD WAGNER EN 1877.
D'après le portrait de M. Herkomer, grave par lui-même à l'eau-forte.
242 RICHARD WAGNER
mand, il passa, sans trembler, au travers des flammes ardentes de
Tenvie et de la haine. Comme lui, il a réveillé la belle endormie qui,
depuis des siècles, fut le but inaccessible des eff'orts de tant de génies.
Wagner aussi a forgé un glaive, a brandi une épée. Nothung, c'est sa
divine musique oii il a fondu les tronçons des arts de tous les peuples !
Et nous, ses admirateurs et ses amis, nous pouvons lui répéter ce que
Bruneliild disait à celui qui la réveilla : « Gloire à toi, lumière triom-
« pliante ! »
Enfin, après peu de mots de M. Ludwig Nohl, après une allocution
d'un spectateur russe qui s'exprima dans sa langue et ne fut entendu
de personne, 'Wagner reprit la parole afin de remercier tous les
orateurs, et surtout son plus fidèle ami, son protecteur, le premier
de ses patrons à coup sûr, celui qui avait relevé son courage à
l'heure du plus profond abattement, qui avait lutté et vaincu pour lui
dans le temps de l'exil : Franz Liszt. Et le beau-père et le gendre,
émus et joyeux, tombèrent dans les bras l'un de l'autre, aux acclama-
tions de cinq cents convives attendris.
Le lendemain il y eut grande soirée chez Richard Wagner : Liszt
et sa fille en faisaient les honneurs avec lui. Cette réception priée
réunit autour du maître, de neuf heures à minuit, soixante à quatre-
vingts invités, heureux de fêter avec lui sa victoire : artistes, chan-
teurs, chefs d'orchestre, amis d'ancienne date, patrons de l'œuvre, etc.
11 y avait dans le nombre une Française, M""^ Judith Gautier, et
quatre ou cinq Français, entre lesquels brillait M. Saint-Saëns. Wagner,
d'excellente humeur, causait le plus gaiement du monde et se démenait
comme un diable : il entonnait le chant du Walhalla à tue-tête, il
grimpait sur une chaise afin d'atteindre à l'oreille de cet admirateur
russe, haut de six pieds, qui lui avait porté la veille un toast des plus
chaleureux; on l'entendit même, en voyant ces Français s'associer
sincèrement à son triomphe, atténuer le fâcheux effet produit par
certains écrits et dire dans un accès de franchise : « Eh! mon Dieu
oui! nous autres Allemands, nous sommes lourds! »
M. Saint-Saëns, prié de se faire entendre, répondit à cette politesse
en improvisant pendant un quart d'heure à peu près, sur des fragments
de la tétralogie, à commencer par la Gœtterdivmmerimg, pour finir par le
Rheingold ; puis il joua sa Danse macabre, et de la belle manière. On
circulait, jusque-là, de droite et de gauche; on causait avec les gens
qu'on connaissait dans cette soirée sans programme arrêté ; mais quel
silence et quelle attention lorsque Liszt se mit à son tour au piano !
Pendant une grande heure, il tint toute l'assemblée sous le charme en
exécutant plusieurs de ses oeuvres inédites, tant valses qu'impromptus :
RICHARD WAGNER
243
plus de musique possible après qu'il eut fini. Ce fut lui le lion de la
soirée, et le pianiste français, visiblement ennuyé d'avoir paru vouloir
se mettre en ligne, alors qu'on l'avait sollicité, fut le premier à rendre
hommage au vieux maître. « C'est à décourager tous les pianistes »,
disait-il sous une forme ultra- pittoresque à l'un de ses compatriotes
présents à la fête, et, sans fausse modestie, il se rangeait au nombre
de ces déshérités de l'art.
La demeure princière que Wagner s'était fait construire à sa guise
UN DES RESTAURANTS DU THEATRE, A BAYREUTH, EN 1876.
D'après un croquis original.
était située à l'extrémité de la ville opposée au théâtre, au bout du
Rennweg (Chemin du renne), qui porte aujourd'hui le nom de
Richard Wagner'. Après avoir franchi la grille, une petite avenue
aboutit à un rond-point fleuri où trône un énorme buste en bronze du
roi; face à l'avenue est la maison, construite en pierres d'un gris roux,
presque carrée, sans autre ornement extérieur qu'un sgraffito, sorte de
I. Dans les premiers temps de son se'jour à Munich et tandis qu'on bâtissait sa demeure délînitivc,
Wagner habitait une petite maison sur le boulevard Dammaltee. C'est là qu'en 1873, un jeune
compositeur français, muni d'une lettre d'introduction de Liszt, fut très aimablement reçu par
M'"» Wagner, mais ne put apercevoir Wagner que de dos, à travers deux portes ouvertes, tant le
maître était alors absorbe par la Composition des dernières scènes de la Goettcrdixmmcrunj;.
244 RICHARD WAGNER
fresque en noir et blanc, mélange de grisaille et de camaïeu, dont on
ornait autrefois les façades des maisons en Italie, et que Ton trouve
encore dans beaucoup de villes de la péninsule. Cette composition
allégorique, due au peintre d'histoire Robert Krausse, représente le
dieu Wotan, dans son costume de voyageur, de Siegfried, et sous les
traits du regretté ténor Louis Schnorr. D'un côté se tient M'"'^ Schrœder-
Devrient, costumée en Tragédie; de l'autre, M'"'^ Cosima Wagner,
incarnant la Musique, conduit vers l'autel de la Tragédie Siegfried
enfant, qui n'est autre que son propre fils, Siegfried Wagner : le tout
symbolise l'union de la musique et de la tragédie sous l'influence et pour
la glorification du mythe germanique. Le maître a dénommé cette habi-
tation Waliufried (Apaisement de mes illusions), et sur la façade on lit
l'inscription suivante, en lettres d'or, sur trois plaques de marbre rosé :
HIEU WO MEIN WAHNEN \\ T A U \1 "CT* T 17 f^ ^^' DIESES HAUS VON
FRIEDEN FAND VVil.lliM iVlLdJ j,,^ GENANNT
rUISQU ICI MES ILLUSIONS W/' A UMtJT? TUTi """"^^ '^^"'" ^^ "^^^ '~^^^
ONT TROUVÉ LEUR APAISEMENT VVillliM lvlJ_-/i7 jjr DONNE A CETTE MAISON
On entre d'abord dans un petit vestibule, puis dans une grande
salle dallée, éclairée par le haut, ornée des bustes du roi de Bavière,
de Wagner et de sa femme, et de statuettes en marbre, présents du
roi, qui représentent les héros des premières œuvres du maître. En
haut, court une frise en grisaille, où se détachent de petits tableaux
retraçant les principaux épisodes du poème original des Nibclungeu ;
de plus, un orgue américain à tuyaux apparents, sans valeur. A moitié
de la hauteur, règne une galerie circulaire sur laquelle donnent les
chambres à coucher, et ornée elle-même de paysages d'Asie, à l'aqua-
relle, par Hillebrand. A droite de cette sorte de galerie ou de hall,
la salle à manger; à gauche, le petit salon de M""" Wagner, décoré du
nom de Liszt, très coquet, plein d'objets d'art, .avec un fouillis d'étoffes
jetées sur tous les meubles. Au fond, le grand salon carré terminé
par une vérandah ronde et totalement garni de corps de bibliothèque
emplis de beaux livres, car Wagner fut, toute sa vie, un grand liseur :
« Tout ce qui mérite d'être lu, disait-il, mérite d'être relu »; et il
excellait à lire à haute voix des scènes de Shakespeare ou des pièces
comiques dont il se divertissait comme un enfant.
Ce salon, qui forme encore la grande pièce de réception, renfermait
de nombreux portraits. Au-dessus de la porte d'entrée, celui de Beetho-
ven ; à sa droite, Gœthe; à sa gauche, Schiller; ici, le portrait de
M""= Wagner, celui de son père et celui de son mari, par Lenbach;
I< LI'R t SE N i A 1 lO.N UE « l'anneau DU N I B t I. U N G « A l.AVKEUTll, tN 1^7^■.
Cortège funèbre de Siegliied, troisième acte du Crefuscule Jes Dieux. — D'après uu dessin de M. Knul lîkwall.
246 RICHARD WAGNER
là, les bustes de la Schrœder-Devrient et de Schnorr de Carolsfeld ;
enfin les portraits du roi de Bavière et de Geyer, le second père de
Wagner. Plus tard, après l'extension des Sociétés wagnériennes, on
a décoré la voussure du plafond, dans cette pièce d'honneur, avec
les écussons des principales villes adhérentes à l'Association. Derrière
la maison, s'étend un jardin modeste, dont les arbres se confondent
avec ceux du parc royal; des fleurs à profusion, une serre pleine de
plantes recherchées, une grande volière peuplée de paons, de faisans, de
pigeons d'espèce rare; un petit bouquet d'arbres, et dans ce massif un
tombeau que Wagner s'était fait préparer d'avance, avec une énorme
pierre tumulaire de très beau marbre gris veiné de blanc, lisse, ornée
d'une seule moulure très simple sur les bords. Pas le moindre emblème,
aucune inscription; le monde entier saura toujours qui repose là'.
La deuxième série des représentations de l'Anneau du Nibelung
confirma l'impression de la première, en accentuant le succès. Le Rhein-
gold et Siegfried furent également appréciés, et la Valkyrie, mieux
interprétée et mieux mise en scène, fut encore plus admirée : à la fin
de cette seconde soirée on rappela à grands cris l'auteur, qui refusa de
se montrer; il ne consentit à venir saluer le public qu'après la dernière
scène de la Gœtterdœmmening et encore se fit-il longtemps prier.
On s'attendait, connaissant son faible, à lui voir prononcer une allocu-
tion, mais lui, saluant de nouveau, fit signe qu'il n'avait rien à dire
et se retira comme il était venu. Son silence alors, fut applaudi plus
fort que n'eût été son discours; n'avait-il vraiment rien à dire, ou bien
doutait-il pour une fois de ses moyens oratoires après avoir été si mal
compris lors de sa première allocution ?
Il n'en fut pas de môme à la fin de la troisième série. Aussitôt
après la fermeture du rideau, il s'avança sur le devant de la scène et :
« Les Biihncnfestspicle (pièces de fête théâtrale) sont à leur terme,
dit-il. Reviendront-ils ? Je l'ignore et cela dépend de la puissance
divine. » Ensuite, il rappela qu'il avait esquissé cette œuvre, avec foi
dans le génie allemand, qu'il l'avait achevée pour la gloire de son
auguste bienfaiteur, le roi Louis II, présent à cette scène émouvante.
11 célébra en des termes exaltés la part que le roi avait prise à la
réalisation de l'entreprise, il le remercia de toutes ses grâces et faveurs ;
puis, revenant sur le trouble qui, à l'issue de la première exécution,
I. « La vie du maître était des plus régulières, dit M"" Gautier, surtout lorsqu'il poursuivait un
travail pressé et fatigant. A six heures, il se levait, mais après son bain se recouchait et lisait jusqu'à
dix heures; à onze heures, il se mettait au travail jusqu'à deux heures; après le diner, il se reposait
un instant, toujours en compagnie d'un livre; de quatre à six, il faisait une proinenade en voiture,
puis se remettait à l'ouvrage jusqu'au moment du souper, à huit heures; la soirée se passait en
amillc très gaieinent, et avant onze heures tout le monde était couché. «
RICHARD WAGNER
247
avait dénaturé Texpression de sa pensée, il espérait, dit-il, ne devoir
plus être accusé d'orgueil, s'il disait qu'avec l'œuvre qu'on venait
d'achever un pas était accompli pour l'indépendance de l'art allemand.
Ce pas avait-il été heureux? L'avenir seul en devait décider; mais,
quand bien même ces exécutions n'auraient été qu'une tentative, elles
ne seraient probablement pas sans profit pour l'art national. 11 adressait
enfin de chaleureux compliments à ses dévoués collaborateurs A ce
moment, le rideau s'ouvrait derrière lui et tous les artistes apparais-
saient groupés sur la scène autour du chef d'orchestre, Hans Richter.
Puis une dernière parole d'adieu de Wagner au public, et le rideau
COMPOSITION DU PEINTRE KRAUSSE
Pour la façade de la maison de Wagner, à Hayronlh
se referma : les représentations de la tétralogie avaient pris fin. Pour
en conserver à jamais le glorieux souvenir, Wagner fit frapper des
médailles commémoratives en argent, en bronze et en cuivre. Une seule,
en or et de plus grand module, était destinée au roi Louis H : unique
exemple assurément, dans l'histoire, d'un sujet décorant son souverain.
C'était, en somme, un très beau triomphe, eu égard surtout à la
grandeur de l'entreprise, et cependant Wagner ne se tint pas pour
satisfait. Lui qui avait si bien dit, dès i85i, quuiie seule exécution de
son mythe en quatre parties lui suffirait et qu'une seconde exécution lui
semblait tout à fait superflue, il n'avait pas encore assez de cette seconde
et même d'une troisième ; il garda rancune aux princes qui étaient venus
248
RICHARD WAGNER
à Bayreuth, de leur indilFcrcnce apparente et de leur parcimonie à l'égard
de la tétralogie : il aurait voulu qu'ils la lissent jouer un peu partout.
N'est-ce pas là ce que signifiait un passage de l'Œuvre et la mission
de ma vie? « 11 devint de toute évidence qu'on n'avait même pas
compris le but où tendaient mes efforts, dans un intérêt général et
non plus personnel. Môme en présence de cet heureux résultat, nul
représentant de l'autorité gouver-
nementale n'eut l'idée de provo-
quer une action déterminante, afin
de réaliser ce qui venait d'être
W A N H !■ R I E D ,
Hahitation de Rieliard Wagner
,à Bayreulh.
démontré possible en tout point pour
l'amélioration de l'art national Aussi, dans le temps même où je
jugeais opportun de pousser vigoureusement vers l'institution que je
rêvais d'établir, par des représentations modèles régulièrement répétées,
tout le poids de cette entreprise retomba sur moi ; on me laissa seul
la poursuivre et l'achever, comme une fantaisie individuelle, sans portée
et sans intérêt. »
Et, pour comble d'ironie, il se produisait justement ce que Wagner
redoutait par-dessus tout : la tétralogie, en dehors de Bayreuth, était
^ ~
25o RICHARD WAGNER
exécutée assez rarement dans son entier, comme il Taurait souhaité ;
et même les représentations intégrales données à Munich, Vienne, Leip-
zio-, Hambourg, etc., ne modifiaient en rien le train musical ordi-
naire. Il arrivait au contraire assez souvent que différentes villes
représentaient tantôt une partie, tantôt une autre, et l'auteur assistait
de la sorte à ce spectacle écœurant, disait-il, de voir son œuvre ainsi
morcelée en quatre pièces distinctes, qu'on jouait exactement comme un
opéra quelconque, comme un « morceau de répertoire », pour employer
sa propre expression de mépris.
Lui, si rebelle naguère à cette idée, il trouvait cependant un bon côté
à cet émiettement de son œuvre : c'est que le public marquait de la
satisfaction, même quand ces divers fragments étaient joués sans la
moindre intelligence de la conception générale, et que l'ouvrage sou-
levait partout les applaudissements, malgré les milieux défavorables où
il se produisait et les coupures qui le défiguraient. 11 espérait qu'en
présence de ce succès par fragments, un temps viendrait où l'on exécu-
terait l'ouvrage entier dans toute l'Allemagne à certains jours de fête; il
l'espérait quoiqu'il eût écrit autrefois le contraire, — à la lettre ; —
il prétendait enfin que son ouvrage fût officiellement imposé comme
le type absolu du nouvel art allemand, de l'art anti-français
Mais il mourut avant d'avoir vu cet espoir rempli; car les représen-
tations de la tétralogie données à Berlin, de son vivant, par une troupe
recrutée pour la circonstance et dans un théâtre d'ordre secondaire,
furent un cas isolé, sans influence même locale, et n'apportèrent aucun
chano-ement au cours habituel de la vie musicale à Berlin.
Cet espoir était d'autant plus ambitieux que, même au delà du Rhin,
plusieurs écrivains, tout en admirant l'œuvre en elle-même et l'extraordi-
naire force de conception du maître, combattaient très vivement sa pré-
tention de déterminer par la tétralogie la forme idéale et définitive de l'art
national allemand. A leurs yeux, Wagner, avec ses restitutions savantes
et ses imitations peu dissimulées du théâtre grec, était moins fran-
chement national, moins issu naturellement du sol allemand que 'Weber
qui a si fidèlement rendu le milieu où il a vécu, le sentiment, la
rêverie, les harmonies de la forêt, le fantastique na'if dont il avait
l'esprit imbu. Comment donc, disaient ces critiques, attribuer aux
œuvres de Wagner, presque exclusivement et par excellence, ce carac-
tère national, alors qu'elles procèdent si visiblement du théâtre grec
et que cette origine, cette ressemblance ont été d'ailleurs revendi-
quées, comme titres de gloire, par ceux qui ont le mieux expliqué et
transmis aux adeptes la pensée du maître ? Or, se peut-il voir deux
civilisations, deux sols, deux climats plus différents que ceux de la
m
II'.', ''y;
■?- ,.
SiegfrieS: Georg Unger. -SwXTiif.EiigcnGiaj. -Hagen: Guslw Sifhr.-
Alberich : Karl Hill. — Briinnliilde : Amalie Maierua. — Gutrune :
Mjiliil.le Wcclicriin. — Waltiaute : Louise JaiJe. — Eic flrci Noinen ;
.hili.ttni.i W'jgncr. Joséphine ScUvf-^ky. FrieJerikc Gri'tu. — Tie drfii
EheintSciter : I.illi iind Marie LeUmaun. Minna Lammcrl. — FÛlher
derMaanen : Herrlich. Uiirger, Wciss. Koch, Eilcrs, Rcicheiiherg, Xiering.
Orcliesterleitung : Hai:$ Richicr. — ScenischE-Leitaug : Karl llran.li. —
Decorationen : Joseph Ho/maim. CchriiJer Briickncr. — Oostûms :
Eiiiil DôfUr. — Ohoreographis : Richard Friche.
■^VHo'
Gewidniet von dcn Bnumeistern :
Cari Wnlfel. Conrad Weiss. Chr. Vogel ii. P. Schâferleiii.
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PIERRE COMMÉMORATI VE DES REPRÉSENTATIONS DE LA T IC T R A LOG I E , EN 1876.
2 52
RICHARD WAGNER
Grèce et de la Germanie? Kt voilà comment Wagner, en cherchant à
s'attribuer une iiliation aussi glorieuse, avait tourni lui-même des
armes à ceux qui, tout en confessant son prodigieux génie, niaient
que la tétralogie incarnât Tart national et que TAllemagne eût trouvé
là ce que possédaient l'Italie et la France : un drame lyrique ayant
des traits et un organisme issus des entrailles de sa race et de son sol.
Ces critiques, écloses en pays d'outre-Rhin et très clairement
résumées dans un article littéraire impoitant de M. Gustave Frédérix,
témoignent de la culture d'esprit de leurs auteurs; mais elles dévient
et ne frappent pas juste. En effet, elles portent moins sur l'œuvre
MEDAILLE COMMEMORATIVE DES KETES DE BAYREUTH,
Gravée par M. Cli. Wiener, de Bruxelles, el communiquée par M. C. G. Tliieme.
Face : l'ortrait de Richard Wagner.
Revers (d'après Tesquisse originale du prof. Adolphe Schniilz, de Dusscldorf) : Rcpresentalion des
principaux personnages de Richard Wagner. A droite, le Hollandais, Lohengrin, Tannhituser, Hans
Sachs et Tristan; à gauche, Brunchild,- Wotan, Siegfried et les Filles du Rhin.
clle-mcmc, création de génie à l'abri de toute contestation sérieuse,
que sur les conditions matérielles dans lesquelles l'auteur avait tenu à
la produire en public, pensant lui imprimer de la sorte un caractère
authentiquemcnt national. Or, il en était advenu tout le contraire. Par
le côté purement décoratif, par l'ensemble de ce théâtre et ses dispo-
sitions architecturales, par le retour régulier de ces jeux solennels,
Wagner se rattache, ainsi qu'il prétendait le faire, aux fêtes religieuses
et théâtrales de la Grèce antique; mais ce n'est là qu'un appareil
emprunté, et le sujet sur lequel il a fixé son choix est d'essence absolu-
ment germanique, comme la musique dont il l'a enrichi découle des
sources allemandes les plus pures. Qu'on s'occupe du poème ou qu'on
KICHAKI) \VA(iNi;U 233
étudie la parution, bien ose serait celui (|ui méconnaîtrait dans la
tétralogie une œuvre d'art toute nourrie des sucs de la terre allemande
et revêtue après coup de cette parure néo-hellénique : aussi convient-il
de l'en dépouiller pour juger Fœuvre en soi, pour clairement tliscerner
comme elle plonge ses racines au plus profond du sol germain.
Pour conserver et transmettre aux âges futurs le souvenir d'un
événement extraordinaire, qui demeurera probablement sans second dans
riiistoire de l'art musical, comme il était sans précédent, il ne sullisait
pas d'une médaille; il convenait d'en perpétuer la mémoire pai- un
monument de marbre et de pierre, capable de résister aux attaques du
temps : c'est ce qui fut fait. Le théâtre de Bayreuth, à l'origine, avait
une façade arrondie et la galerie du rez-de-chaussée, qui contournait
cette façade, était à air libre, en façon de promenoir couvert oii l'on
pouvait se tenir en cas de pluie durant les entr'actes, pour aspirer
l'air frais du dehors. Entre les représentations de la tétralogie et celles
de Parsifal, tout en laissant cette galerie ouverte à ses deux extré-
mités, on appliqua contre le milieu de la façade un avant-corps
rectangulaire, et, sous la partie du promenoir garantie des vents par
cette construction nouvelle, on érigea, dans un encadrement de pierre,
une dalle de marbre noir relatant la représentation de l' Anneau du
Nibeliiug en l'année 1876, avec les noms, gravés en or, cîe tous les
artistes qui avaient pris part à cette solennité. Ce fut un hommage
rendu au maître et à ses interprètes par les architectes, dont les noms
sont plus modestement inscrits en lettres noires, au bas du monument.
Sur cette dalle commémorative, au-dessous de ce titre, point de
nom d'auteur, non plus que d'inscription sur la pierre tumulaire de
Wahnfried. Comme il reste entendu que la postérité la plus lointaine, en
déchiffrant sur la pierre effritée un titre presque effacé par le temps
et des noms de chanteurs tombés dans l'oubli, se rappellera toujours
quel homme de génie a créé ce chef-d'œuvre impérissable, quel géant
dort dans ce tombeau son dernier sommeil !
LE MOTIF DE l. \ t O !(. O E ANIME.
Tire de Schull^c et Militer â l'AiiiiCiiii du Xibcluiig, iSS3.
CHAPITRE XIV
CONCERTS A LONDRKS. LA TETRALOGIE A BERLIN
PARSIFAL A BAYREUTH
A représentation de la tétralogie à Bayreuth eut un
contre-coup presque immédiat à Paris. L'automne
venu, M. Pasdeloup, à TafFùt de toutes les nouveautés
intéressantes pour ses Concerts populaires, crut de
son devoir d'exécuter un des plus beaux fragments
de l'ouvrage qui venait d'avoir un tel retentissement
par toute l'Europe, et il inscrivit la marche funèbre
de Siegfried, tirée de la Gœtterdœmmerung {le Cré-
puscule des Dieux], sur son programme du 2g octobre 1876; ce
morceau précédait immédiatement l'ouverture du Freischiïti, qui ter-
minait le concert. Mais une cabale avait été organisée en se couvrant
du grand mot de patriotisme, et, dès avant que le morceau commençât,
une portion du public, assez faible il est vrai, mais décidée à user de
tous les moyens et munie dans ce dessein de sifflets à roulette, se
mettait à faire un tapage indescriptible. Cependant, l'assistance presque
tout entière, ayant protesté contre cette violence faite à sa liberté et
manifesté énergiquement la volonté d'entendre le morceau annoncé, la
marche funèbre de Siegfried fut exécutée au milieu d'un silence
complet ; à la fin même, les bravos étaient de beaucoup plus nombreux
que les sifflets, lorsque quelques enthousiastes maladroits deman-
dèrent bis.
Mais M. Pasdeloup, homme prudent, était si bien décidé à ne pas
recommencer, qu'il fit aussitôt attaquer l'ouverture du FreischiU{. A ce
moment, la fureur des opposants ne connut plus de bornes et ils sif-
flèrent de toutes leurs forces. Quatre fois M. Pasdeloup voulut recom-
mencer le Freischiiti, quatre fois la foule ahurie et qui ne reconnaissait
pas le début si caractéristique d'un chef-d'œuvre souvent applaudi par
elle, siffla Weber pour Wagner. M. Pasdeloup essaie alors de parler :
peine perdue ; il se décide enfin à reprendre une cinquième fois le
Freischûty ; tout l'andante est couvert par des vociférations, et c'est
seulement lorsque éclate Vallegro que les cabaleurs, surpris et confus
en percevant ce motif bien connu, se hâtent d'applaudir à tout rompre
RICHARD WAGNER
255
pour colorer leur méprise : les uns sifflaient encore Webcr que d'autres
l'applaudissaient. Jamais, enfin, depuis les glorieuses représentations
de Tannhcvuser, foule rassemblée dans un théâtre ou dans un cirque
n'avait prouvé avec plus d'éclat son ignorance et sa versatilité.
Ce fut bien pis quand les journaux se mirent de la partie ; ce conflit
inattendu fit tant noircir de papier et débiter de sottises qu'on a peine
à s'y retrouver. D'abord, la plupart des écrivains qui se jetèrent dans
la mêlée étaient aussi ignorants de la question posée par l'œuvre que
LE THÉÂTRE DE lîAYREUTH DANS SON ETAT ACTUEL
Avec l'avant-corps rectangulaire ajoinO au printemps de 1SS2.
de l'œuvre elle-même, et, pour mieux charger le pauvre M. Pasdeloup,
pour incriminer avec plus de vraisemblance son manque de patriotisme,
ils crièrent bien haut qu'on n'avait pas entendu une seule note de
Wagner aux Concerts populaires depuis 1870 : c'était là une erreur
manifeste, car, depuis deux ans déjà, ses principales compositions
revenaient régulièrement sur les programmes de M. Pasdeloup sans
soulever aucun tumulte : tout au plus les sifflets de rigueur lancés
par des opposants désespérés ou par de mauvais plaisants en humeur
de rire; il était dans la tradition, pour s'amuser, de siffler quoi que
ce fût de Richard Wag^ner.
256
RICHARD WAGNER
Il faut savoir aussi que les plus forcenés clans l'affaire étaient cer-
tains écrivains engagés par des articles, méprisants ou joyeux, écrits
jadis à propos de Tannhœiiscr, et qui, ne pouvant pardonner au com-
positeur de s'être relevé du verdict rendu par eux à la venvole, séchaient
de voir le monde musical ne tenir aucun compte de leur arrêt et déses-
péraient d'imposer leur opinion, même en F'rance. Alors quoi de plus
habile que de proscrire l'homme au lieu du musicien, en raison non
de ses œuvres, mais de sa
nationalité ? Le fait est patent :
le tapage organisé ce jour-là
n'était pas une manifestation
faite pour empêcher Wagner
de reparaître sur le programme
des Concerts populaires, puis-
qu'il y avait repris une large
place depuis deux ans ; c'était
le musicien seul qu'on voulait
écraser, sans l'entendre, comme
cela s'était passé aux représen-
tations de Tannhœitser, et parce
que ses anciens détracteurs
enrageaient de le voir regagner
si vite tout le terrain perdu,
malgré leurs attaques à fond
de train '.
11 le regagnait si bien que
cette bruyante bagarre ne le
fit pas reculer d'une ligne et
que ce fut, par le fait, le der-
nier épisode violent de la cam-
pagne poursuivie en France
depuis vingt ans et plus contre
l'auteur de Tannhœuser. 11 y avait même un tel parti pris dans cette
attaque haineuse que tous les auditeurs de sens rassis protestèrent; et
ils eurent bien quelque mérite, il faut le dire, à écouter religieusement
cette marche si difficile à comprendre pour ceux qui n'avaient pas
entendu la tétralogie. Elle est généralement admirée, aujourd'hui,
1. (Ju'il nie soit permis de citer ici la lettre que M. P;isdeloup m'adressait à cette occasiun : o Merci
de m'aider dans mon œuvre. Votre article si vigoureux du Français (fi novembre) me donne l'espoir
que nous pourrons surmonter l'obstacle. Si nous devions rester étrangers au mouvement imprimé à la
musique par Wagner, dans une trentaine d'années, no:; jeunes compositeurs pourraient bien être de
petits vieillards. Kncore une fuis merci. »
WAGNER,
dit le Miisicion de l'.tvcnir, par H. Mcyer.
[Le Sifjla. -i-j .noût 1S76.)
D
ta
a:
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H -S
258 RICHARD WAGNER
parce qu'on sait qu'elle offre comme un tableau raccourci de l'exis-
tence du héros qui vient de mourir, et que ces motifs, si admirable-
ment reliés ensemble, si faciles à reconnaître au passage, sont de
courts rappels de mélodies déjà entendues dans les situations principales
de la tétralogie où Siegfried a paru. Mais, en 1876, c'était pour les
auditeurs français toute une éducation à faire, et, quand on y réfléchit,
on demeure étonné qu'un public aussi enclin à railler ce qu'il ne
comprend pas tout de suite ait voulu, dans cette circonstance, écouter
sérieusement une œuvre sérieuse en faisant taire à la fois les rires et les
sifflets. C'était là un très beau succès pour Richard Wagner'.
Pendant qu'on bataillait en France autour de son œuvre et de son
nom, Wagner, pour se remettre des fatigues de Bayreuth, voyageait
en Italie et y recevait un accueil dont il était vivement ému, car il
n'aurait jamais cru, au début de sa carrière, devoir un jour rencontrer
de telles sympathies sous le ciel de Donizetti et de Verdi. Après un
séjour de quelques semaines à Sorrente, il repassait par Rome, où le
baron de Keudell, ambassadeur d'Allemagne, donnait une grande soirée
en son honneur, où l'Académie de Sainte-Cécile lui décernait le grade
honorifique le plus élevé, celui de Sociiis illiistris; et, le 5 décembre,
il assistait à Bologne — il avait le titre de citoyen de cette ville
— ■ à une représentation de Ricn{i qui lui valait une magnifique
ovation.
Mais une fois de retour à Bayreuth, une fois les fumées du triomphe
dissipées et les lampions éteints, quand il voulut se rendre un compte
exact de la situation matérielle de son théâtre et de son entreprise, il
se trouva en face de chiffres décourageants. Certes, les représentations
de la tétralogie à Bayreuth avaient été glorieuses pour le maître, elles
n'en avaient pas moins laissé dans sa caisse un déficit de I25 à
i5o,ooo francs. Aussi, le i'"' janvier 1877, lançait-il de Bayreuth un
pressant appel aux Sociétés Wagner : mille cartes patronales, donnant
le droit d'assister à l'une des trois séries de représentations annuelles,
étaient offertes au prix réduit de 100 marks (i25 francs); de plus, il
conseillait à ses adhérents de demander au Parlement un subside de
100,000 marks pour aider au progrès du nouvel art national allemand ;
mais il dut presque aussitôt renoncer à cette idée devant la certitude
I. Quelques-uns, dans les journaux, rirent beaucoup de ce titre : le Crépuscule des Dieux; d'autres
s'amusèrent fort du sujet général des Nibelungen. Ces beaux esprits retardaient de quelque cinquante
an?, car cette légende avait e'té connue et étudiée en France même, dans des travaux littéraires très
importants, bien avant que Wagner ne se l'appropriât. Et puis n'était-il pas imprudent de demander,
même en riant, ce que cela pouvait Être? On donnait à penser par là qu'on n'avait jamais lu Henri
Heine ni les pages admirables où il a résumé tout le poème des Nibelungen. Quand on veut faire
rire, il faut tâcher au moins que ce ne soit pas à ses dépens : un bon plaisant est décidément une
pièce rare, comme La Bruyère l'a remarqué il y a longtemps.
RICHARD WAGNICR
259
d'un échec : « Après mon expérience antérieure, toute attente d'une
aide effective de la part du gouvernement fut abandonnée. »
Le passage le plus curieux de cette circulaire est celui où Wagner,
pour éviter les appréciations hasardées et les critiques hostiles qui
s'étaient produites après les Nibelungen, pour ne plus entendre aucune
voix discordante au milieu d'un si beau concert de louanges, recom-
mandait aux Sociétés Wagner de ne laisser venir à Bayrcuth que des
gens suffisamment initiés et tout à Fait bien disposés. C'est ce qu"il
regrettait de n'avoir pas exigé pour la tétralogie, et cela non pour lui-
même, ah ! grand Dieu non I mais par égard pour les artistes et pour
REPRÉSENTATION DE « PARSIFAL » A BAYREUTH, EN l882.
Guruemanz conduit PavsifaI au château du Giaal. Acte l^"'', dctixiènic tableau.)
les auditeurs ; il ne voulait pas, disait-il, « replacer ses vrais partisans
dans la situation fausse où ils s'étaient trouvés, aux côtés de gens dont
le seul but était de troubler la représentation et de combattre son
œuvre. y> Et c'est ce qui fut pratiqué, au moins pour les deux pre-
mières représentations de Parsifal.
Afin de combler ce gros déficit de i5o,ooo francs qui pesait unique-
ment sur lui, Wagner laissa d'abord un imprésario prendre possession
des décors désormais inutiles à Bayreuth et colporter la tétralogie de
ville en ville — ce qui était la négation complète de son idée mai-
tresse ; — puis il entreprit lui-même une excursion qui pensa 1 entraîner
dans d'inextricables embarras.
Sur le conseil du grand violoniste Wilhelmy, un de ses tenants les
RICHARD WAGNER
plus dévoués et qui faisait sa partie à Torchestre de Bayreuth, il
accepta d'aller donner à Londres des concerts, qu'il devait diriger
alternativement avec Hans Richter. La bonne nouvelle fut bientôt
annoncée au peuple anglais par une lettre insérée dans le Times, qui
faisait une propagande active en faveur du maître : « Souvent j'ai
reçu d'Angleterre dans ces dernières années des invitations à de sem-
blables entreprises, écrivait Wagner à Wilhelmy, le i5 mars 1877.
Vous savez qu'il n'entrait pas dans mes idées de donner des concerts
proprement dits; je voulais toujours inviter
à Bayreuth ceux qui avaient le désir de
me connaître. Il paraît que, de cette ma-
nière, et notamment aussi en Angleterre,
je me suis acquis de bons amis. Vous, cher
ami, vous m'avez invité d'une façon si
pressante à venir en personne persuader
ces derniers que je m'y décide,.. » Le fait
est que Wagner ne pouvait pas se mettre
en contradiction avec lui-même d'une façon
plus formelle qu'en venant diriger, non
pas l'ensemble de la tétralogie, non pas
même une ou deux parties entières, mais
des sélections, selon la mode anglaise, des
morceaux ou fragments découpés dans ses
divers ouvrages, depuis Rieii:^i jusques et
y compris les Nibeliingen.
L'organisation même de ces concerts
fut assez difficile; il fallut toute l'énergie
du conductor Edouard Dannreuther et l'in-
fluence personnelle de Wilhelmy, qui avait
pris le poste de premier violon, pour sur-
monter tant d'obstacles accumulés. D'abord,
à ce moment qui concordait avec l'ouver-
ture de la « saison » à Londres, tous les bons artistes étaient accaparés
par MM. Mapleson et Gye, à Drury-Lane et à Covent-Garden, sans
parler des orchestres permanents du Cristal Palace et de la Philhar-
monie ; il fallut donc faire venir des instrumentistes d'Allemagne, de
Hollande, de Belgique, etc., et ce ne fut pas une petite aflfaire que
de dresser cet orchestre cosmopolite de cent soixante-huit musiciens ;
peu à peu cependant, après qu'on eut péniblement pataugé, la lumière
se ht et tout était à peu près d'aplomb lorsque Richard Wagner et
Hans Richter arrivèrent le 3o avril pour les dernières répétitions.
RICHARD WAGNER.
{The Hornct, de Londres, <i mai 1877 )
RICHARD \va(;ni;r
261
Six concerts, les uns le soir, les autres raprcs-midi, devaient être
donnés et le furent en cfFet — les 7, 10, i;-!, i5, 17 et iq mai — dans
rimmense enceinte d'Albert-Hall qui peut contenii- de 10 à i2,<)0() audi-
teurs : en général, ces séances attirèrent beaucoup de monde ; mais il
en aurait fallu bien davantage, tant on avait dépensé d'argent pour
• RICHARD WAGNER EN 1S77.
D'aprcs une photographie faite à Londres.
les annonces et les appointements des chanteurs. Alors les entrepre-
neurs Hodge et Esse.v imaginèrent de donner deux concerts supplé-
mentaires à prix réduits, en diminuant les dépenses le plus possible
et en réunissant sur ces deux programmes les morceaux les plus
séduisants pour le public. Cette idée eut un bon résultat ; mais cela
262 RICHARD WAGNER
ne suffit pas encore à combler le déficit. Les frais mêmes des concerts ne
furent pas couverts et Wagner dut abandonner une partie de la somme
qui lui revenait d'après les arrangements conclus à l'avance avec les
entrepreneurs, pour que tous les artistes ayant concouru au festival
fussent désintéressés ; pourtant, il put encore envoyer à Bayreuth plus
de 700 1. st. (17,500 fr.) : c'était peu de chose après un si grand effort.
Un instant, ses admirateurs de Londres avaient eu l'idée d'ouvrir
à son insu une souscription pour liquider complètement le passif de
Bayreuth, et ils avaient déjà réuni une somme considérable lorsqu'on
apprit qu'il avait trouvé un autre moyen de se tirer d'affaire et que
tous les bénéfices des représentations de la tétralogie à Munich seraient
employés à éteindre cette dette. Alors, les souscripteurs anglais, qui
avaient déjà versé des fonds, furent remboursés de leurs avances,
douce surprise, et reçurent du maître une chaude lettre de remer-
ciements à ses amis d'Angleterre. Bref, à Londres comme à Bayreuth,
triste opération financière et grand succès musical'.
Ce qu'il y a de particulier, c'est que les Anglais, qui venaient sur-
tout à Albert-Hall pour voir la personne de Richard Wagner, mar-
quèrent une grande préférence à Hans Richter comme chef d'orchestre,
— et cela dès le premier concert. On y jouait d'abord le Kaiser-
marsch, puis des fragments de Rien{i, de Tannhœitser et du Rheingold.
Après des répétitions aussi précipitées, il était à craindre qu'il ne se
produisit quelque accroc ; il en survint en effet et Wagner, nerveux
comme à son naturel, manqua de sang-froid pour tout remettre en
ordre ; aussi lorsque après lui Hans Richter vint diriger le Rheingold
avec une puissance, une sûreté merveilleuses, il remporta personnelle-
ment un succès énorme et qui alla grandissant de concert en concert.
Wagner était pourtant, ou plutôt avait été, un chef d'orchestre
exceptionnel ; pour les œuvres de Weber et de Beethoven surtout il
n'avait pas de rival, tant sa profonde admiration pour ces maîtres lui
faisait trouver d'instinct le vrai style ; outre un sentiment parfait de la
beauté du son, des nuances du mouvement et de la précision du
rythme, il avait le don de communiquer son enthousiasme aux exécu-
tants; mais à Londres il fut au-dessous de lui-même. II manquait de
force, ce qui n'était pas étonnant à cet âge, et, les répétitions le
I . Ces concerts (.lurent coûter au bas mot 60,000 I. st. et les entrepreneurs perdirent au moins 5, 000 1.
st. Chaque violon, et il y en avait quarante-huit, reçut 10 guinées pour les six concerts (une guindé,
2Û fr. 25, pour un concert et une répétition, plus une demi-guinée par répétition supplémentaire); les
deux concerts de supplément leur furent payés 2 guinées, répétitions comprises. Tout l'orchestre à
proportion et les instiuments à vent plus cher : il y avait six flûtes, sept hautbois, huit clarinettes,
huit cors, sept bassons, cinq trompettes, cinq trombones, cinq tubas, deux paires de timbales, une
grosse caisse et des cymbales, un tambour basque et des castagnettes, un tambour, sept harpes, quinze
altos, vingt violoncelles et vingt-deux contrebasses : quel orchestre monstre!
RICHARD WAGNr:R 2Ô3
fatiguant, il avait le bras faible, irregulier, le soir; il montra aussi
quelques défaillances de mémoire ; bref, ce n'est guère qu'à la pre-
mière répétition, en conduisant le Kaisennarsch, que s'était retrouvé
le "Wagner des anciens jours : cela suffisait pour les musiciens, mais
non pour le public.
Les chanteurs que le maître avait amenés avec lui étaient en partie
des interprètes des Nibelungen à Bayreuth : M'"" Materna, Sadlcr-
Griin, M"" "Waibel et Exter, MM. Unger, Hill, Chandon, Schlosser, etc.,
et tous obtinrent un succès considérable. A la fin du premier concert,
on rappela trois fois "Wagner, et les princes et princesses de la famille
royale redemandèrent les fragments de Tannhœuser pour le troisième
concert, auquel ils voulurent revenir. Mais cela ne marchait pas tou-
jours sans encombre : à la quatrième séance, il se produisit un tel
désarroi dans le duo de Lohengrin, par la faute du ténor Unger,
indisposé, qu'il fallut s'arrêter au milieu et complètement supprimer
les morceaux du programme où ce chanteur devait reparaître. Aux
concerts suivants, de grands applaudissements accueillaient encore la
chevauchée des Valkyries, la marche funèbre de Siegfried, les frag-
ments des Maîtres Chanteurs et surtout ceux de Tannlianiser, après
lesquels l'auteur et ses deux lieutenants, Richter et "VN'^ilhelmy, étaient
appelés dans la loge royale et fort complimentés. Les deux séances
supplémentaires permirent de faire entendre les morceaux de Sieg-
fried que l'indisposition du ténor Unger avait fait rayer des précédents
programmes; enfin, après le dernier concert, Richard Wagner, rappelé
sur l'estrade à grands cris, remercia vivement l'orchestre en ajoutant
qu'il « espérait bien être en rapport plus d'une fois encore avec les
artistes de Londres «.
Le vœu était un peu téméraire de la part d'un homme dont on
venait précisément de fêter le soixante-cinquième anniversaire : à cette
occasion, le cercle choral allemand lui avait offert un grand banquet
et, comme de raison, il n'avait pas laissé échapper une si belle occasion
de parler : « Je n'ai pas eu beaucoup d'heures heureuses dans ma
vie, dit-il, mais parmi les rares qui m'ont été données, celles que j'ai
passées à Londres au milieu de vous resteront dans mon souvenir entre
les plus belles et les meilleures. Vous tous, qui avez donné votre coopé-
ration à mes oeuvres, je vous remercie du plus profond de mon cœur. »
Peu de jours auparavant, le 17 mai, il avait réuni quelques amis
dans sa demeure d'Orme-Square, 12 (Bayswater), où il logeait chez
M. et M""" Edouard Dannreuther, et leur avait donné la primeur du
poème entier de Parsifal, qu'il avait apporté avec lui et qui devait
paraître en volume à la fin de la même année. Fnfin il quitta Londres
264
RICHARD WAGNER
11- 4 juin, non sans avoir marqué de nouveau qu'il garderait le plus
doux souvenir de ses amis anglais.
Une fois de retour à Bayreuth, Wagner, sans se désintéresser de
Parsifal, s'occupa avant tout de fonder en cette ville un Conservatoire
où seraient admis les musiciens ayant déjà reçu une éducation complète
dans une des écoles musicales existantes ; ils auraient passé là six
années et se seraient initiés, tant instrumentistes que chanteurs, à
Tesprit des œuvres du maftre, afin de participer ensuite à l'exécution
aussi parfaite que possible des créations
de l'art national allemand personnifié par
Richard Wagner. Dans sa pensée, il devait
suffire de 10,000 marks pour organiser les
cours de la première année, après quoi les
recettes fournies par les concerts permet-
traient d'établir les cours des cinq autres
années. Ce projet fut exposé par le maître
aux déléo^ués des Sociétés Wagner char-
gées de subvenir à tous les frais de ce
Conservatoire des Conservatoires, puis-
qu'elles en seraient, par le fait, les pro-
priétaires, les élèves, à leur sortie, étant
de droit membres du comité de patronage.
Mais Wagner parlait toujours de recettes
magnifiques sans qu'on en vît poindre au-
cune, et les délégués, déjà fort inquiets du
gros déficit des représentations de Bayreuth,
de l'échec financier des concerts de Londres,
firent la sourde oreille, et le Conservatoire
idéal eut encore moins de succès à Bayreuth
qu'il n'en avait obtenu à Dresde et à Mu-
nich.
Cependant, cette réunion des comités
Wagner à l'automne de 1877 ^"^ '^^^ moins pour résultat d'assurer les
représentations futures de Parsifal : les différentes sociétés déjà for-
mées se fondirent en une Association générale ayant son centre à
Bayreuth et dont les membres payèrent une contribution annuelle de
i5 marks; libre à eux, s'ils le voulaient, de donner davantage. Enfin
Wagner, ]-i(nir encourager le public, fit de Parsifal l'objet précis, la
perspective immédiate de l'entreprise à laquelle on allait souscrire, et
cette simple annonce eut un cifet si favorable que, dans l'année même,
on recruta plus de deux cents membres en Allemagne et ailleurs.
l< I C H A R D \V A G N K K .
.('//if MiisiCiiliWorlJ. de Londres,
id mai if^yy.)
=0
^ -3
J4
266 RICHARD WAGNER
Cependant le nombre des patrons ne dépassa pas dix-sept cents, et
comme la somme de 180,000 marks, réunie tant par les cotisations que
par les dons volontaires, ne pouvait suffire à la fois à l'établissement
d"une « École de style « et à la représentation de Parsifal, Wagner
annonça qu'il renonçait à la première. En même temps, il décidait
d'ouvrir le théâtre de Bayreuth à tout le monde et de donner quatorze
représentations de Parsifal (après les deux premières réservées aux
patrons) au prix de 3o marks par place et par représentation. Cette
idée, entièrement contraire à son précédent projet de rendre les repré-
sentations de Bayreuth de plus en plus fermées, était excellente et
devait donner des résultats fructueux.
En mai 1881, la tétralogie, qu'on avait déjà exécutée en entier dans
différentes villes, notamment à Hambourg et à Leipzig, fut repré-
sentée à Berlin ; mais ce ne fut pas au théâtre royal. L'année précé-
dente, on avait bien dit que l'Anneau du Nibelung allait être joué à
l'Opéra de Berlin; mais cette nouvelle avait laissé incrédules ceux qui
connaissaient et les sentiments de Richard Wagner pour M. de Hùlsen,
intendant général des théâtres royaux, et les sentiments de M. de
Hiilsen pour Richard Wagner. L'un trouvait les ressources qu'on
pouvait lui offrir insuffisantes, et l'autre estimait les difficultés d'exé-
cution insurmontables; l'intendant, surtout, ne voulait pas s'astreindre à
donner les quatre parties de la • tétralogie comme formant un seul
ouvrage, ni à les présenter dans leur ordre naturel.
Cependant, le directeur du théâtre de Leipzig, Neumann, voulant
faire entendre la tétralogie à Berlin, s'aboucha avec l'intendant royal
dont la tâche aurait été singulièrement simplifiée en ce cas et qui
paraissait devoir accepter, — il consulta là-dessus l'empereur, qui se
souvint assez de Bayreuth pour se désintéresser complètement de la
question ; — mais les pourparlers se rompirent sur la question du chef
d'orchestre. Alors, M. Neumann reprit son idée première de repré-
senter la tétralogie sur un théâtre libre, avec un chef d'orchestre
apprécié de Richard Wagner et bien pénétré de ses idées, M. Seidl ;
il loua donc le théâtre Victoria, forma une troupe avec les meilleurs
artistes de Leipzig, renforça l'orchestre symphonique de Berlin avec les
membres de l'orchestre de Leipzig et put donner enfin l'Anneau du
Nibelung dans des conditions favorables, sans imiter néanmoins toutes
les innovations de Bayreuth. Le rideau s'ouvrait bien verticalement et
le commencement du spectacle était annoncé par une sonnerie de
trompettes, mais il ne faisait pas nuit complète dans la salle et l'or-
chestre demeurait visible, quoique placé en contre-bas.
Le Rheingold dépassa tout ce qu'on pouvait attendre et la Val-
RICHARD WAGNER
267
kyrie, en dépit des longueurs, eut aussi un succès considérable; mais
Siepfried réussit beaucoup moins qu'à Bayrcuth, peut-être par Finsuf-
fisance du ténor chargé du rôle principal ; enfin, le Crépuscule des
Dieux répara ce mauvais effet et le dernier acte enthousiasma l'audi-
toire. Alors, Wagner, rappelé sur la scène, exprima toute sa recon-
naissance pour le chef d'orchestre et pour le directeur, enfin pour
7/7îrt^,//t' f^/-'
M""' m;aterna dans kundrv,
au deuxième acte de Parsifal.
M™' Materna, la digne représentante des artistes. Elle s'était en effet
surpassée elle-même dans le rôle de Brunehild, mais à côté d'elle il y
avait au moins trois artistes incomparables : Scaria dans Wotan, ^'ogl
dans Loge, Lieban dans Mime; et, parmi les autres, beaucoup étaient
même préférables à leurs prédécesseurs de Bayreuth. Ces représenta-
tions à Berlin, presque parfaites de tout point et qui donnèrent
d'excellents résultats, durent être d'autant plus agréables à Richard
Wagner qu'elles avaient lieu devant un auditoire ordinaire, qui n'était
268
RICHARD WAGNER
M A P^f HC DES M^ \TUi tHHTcm
rAAp.fHC DU VAiSStAU FAKTofviC-
M. l'ASDEI. OUI>
ne se méfiant pas assez des marclies de M. Wagner.
(Chani, Charivari, 12 novembre 1S76.)
prévenu ni pour ni contre l'œuvre et qui confirma sans restriction le
succès de Bayreuth.
Cepenchmt Wagner travaillait délibérément à Parsifal. Il avait tiré
ce poème de la légende du Graal,
chantée par les trouvères allemands
et français, notamment par Chrétien
de Troyes et par Wolfram d'Eschen-
bach, qui ont célébré cette réunion
de chevaliers voués au culte du
Christ, fuyant les joies profanes
pour se consacrer à la garde du
Graal — c'est-à-dire de la coupe
dans laquelle Jésus a bu à la sainte
Cène et qui a reçu plus tard le
sang du Crucifié — et de la lance
dont Longinus, le soldat romain, a
percé le ilanc du Sauveur. Wagner,
depuis longtemps déjà, marquait un
certain penchant au mysticisme, vers
un christianisme riche en miracles,
et il cédait à cette grande et religieuse inspiration lorsqu'il écrivit son
Parsifal, qui n'est plus même un drame
lyrique à ses yeux, mais une œuvre
solennelle destinée à consacrer la scène
(ein BiihnenweihJéstspielJ ; dès lors ce
n'est pas sans raison qu'un critique alle-
mand a pu en porter ce jugement :
i< Parsifal est le Cantique des cantiques
de l'amour divin, comme le Cantique
des cantiques de l'amour terrestre est
Tristan. »
Le maître avait écrit le poème à
Bayreuth de 1876 à 1877, en reprenant
son ancienne ébauche de Zurich ; quant
à la musique, il la commença précisé-
ment dans sa soixante-cinquième année.
Le scénario du premier acte était com-
plet au printemps de 1878, et le
deuxième acte, déjà fort avancé à la mi-juin, était terminé le 1 1 octobre;
après Noël, il abordait le troisième qui l'occupait jusqu'au mois
d'avril 187g; mais avant la fin de cette année, une assez forte attaque
LE TETRALOGUE WAGNER, PAR GILL.
[L'Éclipsé, 3 septembre 187Ô.)
RICHARD WAGNER
269
de son vieil ennemi l'érysipèle le força à chercher un refuge clans le
sud de ritalie. Il n'en continua pas moins son travail d'orchestration
(on se rappelle que Torchestrc de Meiningen avait déjà exécuté le
prélude à Bayreuth pour la Noël de 1878) et mettait le point final à
ce long travail dans le milieu de Ihiver suivant, à Palerme, à riiotcl
des Palmes, le i3 janvier 1882.
TT-i
^^^^^f/'^^^
PARSIFAL (m. JŒGER) ET LES F 1 L L t. S - t L E U R S ,
au deuxième acte de Parstjal.
Le récit qui forme le dénouement de Lohengriu pourrait servir
d'avant-propos à Parsifal, puisque Lohengrin est le fils de Parsifal,
roi du Graal, et qu'une fois sa mystérieuse origine dévoilée pour
satisfaire la curiosité d'Eisa, il doit retourner à Monsalvat parmi les
chevaliers gardiens du Graal. Ces chevaliers, le Saint-Graal les choisit
lui-même en faisant apparaître leurs noms au bord d'une coupe, et
270 RICHARD WAGNER
c'est lui qui les soutient d'une nourriture miraculeuse, une colombe
descendant du ciel le vendredi saint, chac^ue année, et déposant une
blanche hostie dans le vase sacré, dont la vue suffit à préserver ces
chevaliers de la mort. Mais comment Parsifal est-il devenu roi du
Graal ?
Au moment où le drame commence, Titurel, fondateur et chef de
l'ordre du Graal, se sentant mourir, a déjà cédé le trône à son fils
Amfortas ; mais celui-ci n'est plus digne de gouverner, car il a suc-
combé à des séductions impures. En face de la citadelle chrétienne se
dresse la citadelle du paganisme, élevée par le magicien Klingsor, que
son indignité a fait chasser de l'ordre du Graal et qui veut venger cette
injure : il a transformé le désert en un séjour de délices peuplé
d'enchanteresses à la fois filles et fleurs, qui ont déjà su prendre en
leurs filets plus d'un chevalier. Amfortas, s'armant d'une relique pré-
cieuse, de la sainte lance avec laquelle on perça le flanc du Sauveur,
s'est mis en campagne pour vaincre Klingsor, mais lui-même a cédé
au charme fatal : Klingsor, saisissant l'arme sacrée, en a frappé le roi
qui, depuis, souff"re d'une blessure toujours saignante...
Un libérateur doit venir, un jeune garçon, pur de corps et d'âme,
mais ce libérateur se fait toujours attendre, et nul onguent ne peut
guérir la cruelle blessure d'Amfortas, pas même le baume apporté du
fond de l'Arabie par une femme étrange et mystérieuse, à l'air sauvage,
aux vêtements misérables, toute dévouée aux gardiens du Graal, mais
soumise par instants au pouvoir du magicien Klingsor, qui la trans-
forme alors en une femme divinement belle, la plus redoutable qui fut
jamais pour les chevaliers du Graal. Telle est la double destinée de
Kundry, qui ne sera délivrée qu'après qu'une àme pure aura résisté à
ses séductions. Alors seulement, elle trouvera le repos, le repos qu'elle
cherche en vain depuis des siècles ; car depuis le jour où, voyant
dans les rues de Jérusalem le Sauveur accablé sous le poids de sa
croix, la malheureuse femme a ri, elle est poussée par une force irré-
sistible à travers le monde, riant toujours d'un rire déchirant, ne
pouvant pleurer, ne pouvant mourir.
Ce sauveur, ce sera Parsifal, qui entre en scène après que le vieux
chevalier Gurnemanz a fini de raconter à des pages ces préliminaires
indispensables. Parsifal a tué d'une flèche un des cygnes sacrés et
Gurnemanz reproche ce sacrilège à l'impétueux chasseur égaré sur le
domaine du Graal ; le jeune homme, touché de repentir, brise arc et
carquois, et le bon chevalier, frappé d'une telle candeur, croit recon-
naître en lui l'être naïf et pur (reinige ThorJ qui pourra sauver le
Graal : il l'emmène alors vers le château de Monsalvat, où Parsifal,
272
RICHARD WAGNER
attentif et muet, va assister à la cérémonie de la consécration du Graal
et de la communion des chevaliers.
Des chants religieux se font entendre sous les arceaux du temple.
Des enfants apportent le Graal, enfermé dans un riche écrin ; à leur
suite, on amène Amfortas, couché sur son lit de douleur ; mais le mal-
heureux roi se regarde comme indigne d'élever de ses mains vers le
ciel la coupe sacrée : il faut qu'à plusieurs reprises son père Titurel
lui ordonne de remplir cet office pour qu'il s'y décide; alors, du haut
de la coupole, un chœur invisible chante les paroles du Christ à la
sainte Cène, le temple s'assombrit, un rayon lumineux descend sur la
coupe, le sang y bouillonne ; puis la
lumière divine pâlit et s'éteint, le jour
reparaît, les chevaliers vident leurs calices
et mangent le pain sacré qu'une main
mystérieuse a placé devant eux. Tandis
que les chants reprennent, tous les assis-
tants reforment leur cortège et dispa-
raissent dans les profondeurs du temple...
Etonné, Parsifal marque à Gurnemanz
qu'il n'a rien compris de cette cérémonie,
et celui-ci , irrité de le trouver si niais,
le pousse hors du temple avec mépris.
De son côté, Klingsor veille. Il sait
que la prédiction s'applique à Parsifal ; il
évoque alors Kundry et lui commande
de séduire ce jeune innocent comme elle
a déjà séduit Amfortas, pour ruiner à
jamais les espérances des gardiens du
Graal. La malheureuse Kundry veut re-
fuser, mais elle doit obéir au maître : elle apparaît à Parsifal dans
tout l'éclat d'une merveilleuse beauté. Celui-ci, protégé par son igno-
rance du mal, a passé, sans même soupçonner le danger, au milieu
des filles-fleurs; mais lorsque Kundry lui parle affectueusement de sa
mère, il se laisse aller à cette douce tendresse : à la place de l'amour
maternel, elle lui offre un autre amour plus voluptueux, et, l'attirant
dans ses bras, elle appuie sur ses lèvres un long baiser. Tout à coup
le voile se déchire, Parsifal se sent blessé de la même blessure
qu'Amfortas, et, pénétré de compassion pour une souffrance aussi
cruelle, il veut l'en guérir. Kundry, saisie d'une admiration passionnée
pour ce jeune héros, s'efforce de l'entraîner plus avant dans l'ivresse;
elle le supplie à genoux de lui faire un instant l'aumône de son amour.
LA MUSIQUE DE I, AVKNIR.
iWinilr F.lir, de Londre'!. lo m;ii 1877.)
35
274 RICHARD WAGNER
Parsifal résiste; elle appelle alors Klingsor qui accourt avec la lance
sacrée et veut en frapper son ennemi; mais Tarmc s'arrête au-dessus
de la tète du jeune homme. Celui-ci la saisit et trace en l'air avec la
pointe le signe de la croix : aussitôt tous les enchantements de
Klingsor s'évanouissent ; les jardins merveilleux font place à un désert
aride et brûlé.
Durant le long temps qui se passe entre le deuxième acte et le
dernier, Gurnemanz est devenu tout à fait un vieillard. Il s'est établi
dans un ermitage, au pied de la montagne du Graal ; un certain jour,
le vendredi saint, il y recueille et rappelle à la vie la malheureuse
Kundry, qui se fait humblement sa servante. Un chevalier arrive couvert
dune armure noire, visière baissée et lance à la main : Gurnemanz
lui remontre qu'il n'est pas permis de pénétrer armé dans le domaine
du Graal, surtout le jour de la mort du Sauveur. Le chevalier se
découvre et Gurnemanz reconnaît Parsifal muni de la sainte lance ; il
le conduit à la fontaine où, pieusement, Kundry lave les pieds du
voyageur qui a tant erré, tant souffert ; puis Gurnemanz lui oint la
tète e-t le sacre roi du Graal. Et celui-ci verse aussitôt l'eau du baptême
sur la pécheresse repentante, sur la malheureuse Kundry, pour laquelle
il rouvre enfin la source des larmes ; ensuite, il guérit la blessure
d'Amfortas et prend possession de la royauté du Graal. Kundry meurt,
les yeux fixés sur la sainte relique, et les chevaliers réunis, Amfortas
tout le premier, rendent hommage à leur sauveur, au nouveau chef
désigné par le Graal, à Parsifal.
Wagner, dans Parsifal, a poursuivi jusqu'au bout ce qu'on est
convenu d'appeler son système ; il n"a pas écrit un seul air propre-
ment dit, un duo, un trio, un ensemble quelconque. Rien que des
récits et des chœurs, et la symphonie orchestrale ; jamais il n'a plus
complètement subordonne la musique au drame et les chanteurs à
leurs personnages, puisque le ténor ne fait pas entendre une note
pendant tout le tableau final du premier acte et qu'au troisième, après
deux ou trois mots, la chanteuse n'a plus qu'à jouer et mimer son rôle
avec toute la force pathétique dont elle est capable — sans proférer un son.
Mais aussi, jamais il n'a poussé plus loin l'emploi des Leitmotive, l'art
de tisser ces motifs qui soulignent et caractérisent toutes les évolutions
du drame, de l'action extérieure qu'on suit des yeux comme de l'action
intérieure qui se déroule dans l'âme des personnages; car tel est le
double but qu'il proposait à son génie, aussi attentif aux mobiles qu'aux
actes, aux causes qu'aux effets. A part les chœurs qui donnent toute
leur expansion musicale à quelques-uns des motifs les plus saillants,
à part Kundry qui raconte la mort d'Herzeleide, la mère de Parsifal,
RICHARD WAGNER
275
dans une phrase d'un dessin mélodique large et soutenu, i! n'y a pour
les voix que bribes de chant, qu'exclamations, que fragments cpars de
motifs primordiaux, tandis que ces thèmes caractéristiques s'étalent ou
s'enchevêtrent dans l'orchestre qui les colore et en varie les aspects à
REPRÉSENTATION DE « PARSIFAL « A BAYREUTH, EN 1882.
KunJry se trainc aux pieds de Parsifal. (Acte UI, premier tableau.)
1 infini; c'est un art admirable et nouveau, nouveau même sous la
plume de Richard Wagner qui n'avait fait que l'essayer dans l'Anneau
du Xibelung.
D'ailleurs Wagner innove ici dès le prélude. On s'attendait à quelque
RICHARD WAGNER
morceau trunc cohésion parfaite où rautcur aurait résumé, condensé
tout le drame avec cette puissance extraordinaire qui n'a pas d'égale
entre tous les musiciens. Mais le compositeur doué d'un véritable génie
a des ressources inépuisables et trouve de nouvelles formes au lieu de
toujours se répéter; c'est bien là ce qui déroute un temps le public.
Dans le prélude de Parsifal, Wagner a simplement voulu présenter à
l'auditeur et lui graver dans la mémoire les trois ou quatre motifs
essentiels du Graal, de la Pàque et de la Foi, sur lesquels il doit
échafauder son poème lyrique et
religieux. Dans ce dessein, il
les expose successivement à dé-
couvert, en les coupant par de
longs silences pour les mieux
déterminer; puis, quand il les
croit bien saisis de l'auditeur, il
les reprend et les fond dans un
ensemble méditatif et religieux
d'une simplicité lumineuse, mal-
gré la superposition des thèmes.
Mais ce développement si gran-
diose reste toujours et de parti
pris dans la demi-teinte, sans
amener aucune explosion de
sonorité, sans que le motif prin-
cipal soit poussé à sa plus haute
puissance, ainsi que le composi-
teur avait fait dans Loheugrin
et plus tard dans Tristan et
IsciiltK
Le prélude, naturellement,
ne conclut pas et se lie à la
scène du bois sacré où le che-
valier Gurnemanz et ses écuyers font la prière du matin. Tous les
épisodes intermédiaires : l'entrée impétueuse de Kundry, le triste
^ I. Dès le mois d'dctohrc 1882, qui suivit la représentation de Parsifal à Bayrcuth, on entendit ce
prélude à Paris et l'on put lire à ce sujet d'étranges appréciations dans les gazettes. Celui-ci, qui
tranche du savant, estime que c'est « une excellente page d'harmonie »; celui-là, qui doit être aveugle
et sourd, enseigne que le morceau « commence par un solo de violon » ; cet autre enfin déclare que 0 ce
qu'ilyade mieux, c'est une imitation de l'unisson de « l'Africaine ». Où découvre-t-il cette étrange
analogie.'' Probablement dans les cijiq premières mesures, jouées en elfet it l'unisson par les cordes et
les nistrumcnts de bois; mais cela n'a aucun rapport avec l'elfet de sonorité trouvé par Meyerbecr.
Sans prêter plus d'attention à ces doctes critiques, cette excellente page d'harmonie, coinme dit
l'autre, est en soi un clieF-d'ceuvre, et les dernières pages notamment, qui peignent la douleur
d'.\mfortas et son repentir, égalent ce que V/agner a jamais écrit de plus beau.
Lli lOKTEUR DU SAINT-GRAAL.
dans Parsifal.
278 RICHARD WAGNER
cortège d'Amfortas qu'on apporte étendu sur une civière, l'arrivée
joyeuse de Parsifal, etc., sont traités de main de maître avant d'aboutir
au tableau de la Consécration du Graal, page d'une sérénité, d'une
grandeur sans seconde, avec les voix superposées des chevaliers, des
jeunes gens et des enfants, avec cette solennelle sonnerie de cloches
qu'on ne parvient jamais à bien rendre, car, même à Bayreuth, on
n'avait pas pu se procurer des cloches assez graves, et force avait été
de les remplacer par une sorte de piano à cordes énormes et par des
tam-tam dont le son brutal et médiocrement juste avait déconcerté les
auditeurs. Par une de ces oppositions auxquelles "Wagner excelle, cette
cérémonie religieuse est coupée en deux par le passage dramatique et
violent où le malheureux Amtortas, qui s'est laissé prendre aux malé-
fices de l'enter, arrache ses bandages, exhale sa douleur, se refuse à
célébrer le divin sacrifice et ne cède enfin qu'en se rappelant la pro-
messe de rédemption faite par le Sauveur. Et cette scène pathétique
et superbe d'angoisse religieuse est précisément ce qui donne la vie à
tout le tableau, ce qui complète et fait valoir les prières si calmes et
si grandioses des chevaliers, les invocations des jeunes garçons et le
chant séraphique des enfants.
Au second acte, après l'évocation de Kundry par Klingsor, où le
musicien a rendu à miracle la sauvagerie infernale de l'esclave et la
haine féroce du maître par un dialogue tout composé de cris^ de hur-
lements, d'imprécations et soutenu d'une orchestration véritablement
diabolique, on est délicieusement charmé par l'adorable épisode où les
Filles-fleurs s'empressent autour de Parsifal; un tableau souriant, poé-
tique, inondé de lumière et de reflets colorés, une pure merveille à
tous les points de vue. Et la scène entre Parsifal et Kundry, où celle-ci
essaie de séduire le jeune homme en lui parlant de sa mère et
l'enlace en lui donnant un long baiser, se peut-il rien de plus volup-
tueux et de plus troublant ? Le cri de douleur qu'arrache à Parsifal la
révélation des souffrances d'Amfortas par sa propre blessure et qui
marque le point culminant de l'action dramatique, est-il assez strident,
assez sauvage, et comme il retentit au plus profond de l'être humain !
Mais cet acte, si beau qu'il soit, est au moins égalé par le troi-
sième, où se succèdent le récit du bon Gurnemanz et le baptême de
la pécheresse Kundry. « Comme la prairie me semble belle aujour-
d'hui!... s'écrie Parsifal. — C'est l'enchantement du vendredi saint »,
répond Gurnemanz. Mais Parsifal s'étonne; il lui semble qu'en ce jour
de la mort du Sauveur la nature devrait être en deuil. « Non, reprend
Gurnemanz, les larmes des pécheurs sont la rosée divine qui fait res-
plendir la prairie... Regarde : toutes les créatures rachetées et purifiées
27')
RICHARD WACNER
chantent la gloire et la miséricorde de Dieu. » Cette pa^c entière est
merveilleuse de fraîcheur printanièrc et d'onction reconnaissante ; il
n'y a rien de plus simplement beau que le moment où Parsifal verse
j?ROb-7m-V€a€CN,D^S
xaevsi
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MENUS SOUVENIRS DE BAYREUTH,
Sous cette rubrique sont reunies quatre pièces distinctes :
1° Une serviette en papier du restaurant du théâtre, à Bayreuth : elle forme le grand carre encadrant
tous les dessins. Les deux gravures qui se présentent de biais : une vue du théâtre de Bayreuth et
une annonce de librairie, illustrent la serviette même, tandis que les deux autres sujets ont été
rapportés pour remplir les parties blanches de la feuille.
2" et 3° (à droite, en bas). Deux cartes postales représentant, l'une la brasserie Angcrmann, lieu
de réunion favori des artistes, l'autre une vue générale de Bayreuth, avec une rangée interminable de
chopes; lors des exécutions de Parsifal, il parut toute une série de cartes postales de ce genre, avec
la formule traditionnelle : Gniss ans Bayreuth (Salut de Bayreuth).
4° (à gauche, en haut). Une carte de membre de l'Association wagnéricnne universelle, tigurani
la colombe qui plane sur le Saint-Graal et portant la légende suivante, empruntée au chant du second
groupe des chevaliers, dans le finale du premier acte de Parsifal: o Joyeusement réunis, frères fidèles,
pour combattre avec un courage heureux. »
2So RICHARD WAGNER
l'eau sur la tète de la pécheresse tandis que Forchestre expose en dou-
ceur le motif de la Foi; rien de plus délicieux que le chant de Gur-
ncmanz se développant sur une mélodie exquise à laquelle s'adjoignent
les thèmes de la Cène et de la Rédemption, dont une phrase incidente
a déjà figuré dans Tannhœiiser. Le finale, qui s'ouvre par la marche vio-
lemment grandiose des funérailles de Titurel, reproduit à peu de chose
près celui du premier acte, et, lorsque Parsifal a guéri Amfortas en tou-
chant sa blessure avec la lance même qui l'avait faite, lorsque l'âme de
Kundry est délivrée, tous les chevaliers réunis dans le temple célèbrent
pieusement leur libérateur et leur roi par un chant, où le motif de la
Foi du premier acte, accompagné par la harpe en triolets, atteint au
plus haut degré de grandeur sereine et de céleste béatitude.
Soit qu'il eut complètement renoncé à son drame bouddhique en
écrivant Parsifal, soit qu'il pressentît simplement qu'il n'aurait pas le
temps de composer un nouvel ouvrage, à diverses reprises Wagner
avait affirmé que Parsifal serait son œuvre dernière et son testament
musical : aussi, lorsqu'il s'agit de le monter, fut-il encore plus difficile
et voulut-il obtenir une exécution supérieure, s'il était possible, à celle
des Nibelungen. Il avait désigné à l'avance, et non sans y avoir bien
réfléchi, les meilleurs chanteurs des principaux théâtres d'Allemagne ;
mais, dès les premières études, il dut reconnaître que les mêmes
artistes ne pourraient pas chanter cette partition considérable pendant
un mois de suite, même avec des intervalles de deux et trois jours.
Alors on engagea deux basses pour Gurnemanz : MM. Siehr (de
Munich), et Scaria (de Vienne) ; trois ténors pour Parsifal : MM. Win-
kelmann (de Vienne), Gudehus (de Dresde) et Jœger (de Bayreuth);
deux basses pour Klingsor : MM. Hill (de Schvverin) et Fuchs (de
Munich) ; trois cantatrices pour Kundry : M'"" Materna (de Vienne),
Marianne Brandt (de Berlin) et Maltcn (de Dresde). Ces artistes
alternèrent entre eux pendant les seize représentations de Parsifal et
c'est ainsi que l'exécution régulière du drame put être assurée pour
toute la série. Il n'y eut cependant, malgré l'importance du personnage,
qu'un seul Amfortas, M. Reichmann, et qu'un seul Titurel, M. Kin-
dcrmann; mais la partie de ce dernier est insignifiante, car il ne
chante qu'une seule fois et hors de la vue du public. Quant aux petits
rôles des pages, des chevaliers, des filles-fleurs, ils étaient remplis en
perfection par des artistes d'élite, qui tenaient ordinairement les pre-
miers emplois dans leurs théâtres respectifs.
Certains de ces artistes, Marianne Brandt par exemple, avaient
refusé toute rétribution, se Jugeant suffisamment payés par l'honneur,
et, quant aux autres, ils ne touchaient que des appointements très
RICHARD WAGNKR
281
modestes au prix du dévouement, du culte et de Tamour qu'ils mon-
trèrent pour l'œuvre. Enfin, la direction générale était confiée au chef
d'orchestre du théâtre de Munich, Hermann Lévi, un des disciples les
plus ardents du maître et qui conduisit ces représentations avec une
conviction toute religieuse. Entre tant de chanteurs il y eut forcement
des degrés, mais la palme appartint sans conteste à Scaria, dont la bon-
homie touchante et noble, la diction parfaite et la magnifique voix,
faisaient merveille dans Gurnemanz ; à M™" Materna et Brandt, deux
,.î)/ii Nuk^B. non. biîltitjhctcp^^at
CARTE POSTALE IMAGINÉE ET PUBLIEE A BAYREUTH
à l'occasion des représentations de l'arsifal.
Sur les wagons, on lit : Traiyx spécial pour Bayreiith, et les quatre vers d'en haut
expliquent le sens même du dessin :
Dans le miroir magique du Graal
Klingsor voyait s'approcher Parsifal;
Mais à pre'sent il voit avec plaisir
Les trains-extra vers Bayreuth accourir.
Kundry admirables sous le rapport de la voix et de l'expression dra-
matique; enfin à M"'-" Malten, la Kundry la plus enchanteresse et la
plus jolie qui se pût voir'.
I. De Strasbourg à Bayreuth, par M. Gustave Fischbach (chez Fischbachcr). — Par une coïnci-
dence frappante, Scaria, depuis quelque temps impropre à tout exercice de son art, est mort cette
année, à Basewitz, près Dresde, au moment même oii se rejouait à Bayreuth ce Farsifal, gui
lui avait valu le plus e'clatant succès de sa carrière. Ce grand artiste, fils d'un médecin réputé, ayant
d'abord étudié le droit, puis débuté sans succès à Pesth, en 1860, et végété sur quelques scènes
secondaires, était incomparable dans les héros des Nibehmgen, où sa stature héroïque et sa voix de
tonnerre le servaient à merveille. 11 paraît avoir dû le plein développement de son talent aux leçons
36
282 RICHARD WAGNER
Malgré tous les efforts de Richard Wagner, malgré ses appels
réitérés aux patrons de Tentreprisc et le concours infatigable de
ceux-ci, le théâtre de Bayreuth n'avait pas rouvert ses portes depuis
1876, lorsqu'on annonça les représentations solennelles de Parsi/al
pour juillet et août 1882. La première eut lieu le 28 juillet et fut
honorée de la présence du grand-duc et de la grande-duchesse de
Mecklembourg, du prince-héritier de Saxe-Weimar, de la princesse sa
femme, de la princesse d'Edimbourg, etc. Ce fut encore une glorieuse
soirée pour Richard Wagner, qui ne put se tenir de parler; mais,
comme le remarque agréablement M. Paul Lindau, il ne parla que trois
fois et pas si mal qu'on pouvait le craindre. La première fois, il dit :
a Mais n'applaudissez donc pas ! » la seconde fois : « Mais applaudissez
donc ! )) la troisième et dernière : « Vous avez applaudi trop tard ! ' »
Les seize représentations promises de Parsi/al marchèrent réguliè-
rement jusqu'au bout, malgré les prophètes de malheur annonçant que
cela nirait pas au delà de deux ou trois exécutions, et, fait significatif, le
succès en fut toujours aussi franc, môme après les deux séances réser-
vées aux patrons et l'arrivée du véritable public ; elles se terminèrent
le 28 août, par une soirée où Wagner se donna le plaisir de diriger
le troisième acte, sans être aperçu des spectateurs. A la fin il y eut
une cérémonie semblable à celle qui avait clos les représentations de
l'Anneau du Nibelung : le rideau s'ouvrit, tout le personnel exécu-
tant : chanteurs, choristes, musiciens de l'orchestre, etc., parut groupé
sur la scène et Wagner, demeuré à sa place de chef d'orchestre,
partant invisible au public, leur adressa des remerciements auxquels
toute la salle répondit par de chaleureux bravos. Mais ce qu'il y eut de
mieux qu'aux représentations des Nibehingen, c'est qu'il resta, tous frais
déduits, un bénéfice de 75,000 marks (cent mille francs) qui furent
versés au fonds de réserve du comité central. Ce « fonds des pièces de
fête », nouvellement institué, avait pour double but d'assurer la conti-
nuation des fêtes de Bayreuth et de fournir les moyens, aux artistes
ou amateurs pauvres, de venir assister à ces représentations. A partir
de ce jour, l'avenir du théâtre paraissait garanti, et l'on ne doutait plus
d'y pouvoir redonner Parsi/al, qui demeurait exclusivement réservé
pour Bayreuth-.
qu'il prit de Garcia, à Londres, pendant toute une année : à son retour, il conclut un engagement au
théâtre de Dessau, puis chanta à Leipzig et à Vienne. Après la mort de Wagner, il était devenu le
metteur en scène habituel des représentations de Bayreuth. Il avait, dit-on, la rage de spéculer sur
les grains, et ses .soucis financiers ne durent pas être étrangers à sa folie : il est mort avant d'avoir
atteint quarante-six ans.
1. Richard Wcigiwr, par M. Paul Lindau (chez Hinrichsen, à Paris).
2. On a eircciivemcnt reloué tous les ans Parsi/al à Bayreuth, sauf en i885. Pour le remonter en
1S84, on s'est servi de notes prises yav M™ Wagner aux répétitions de 1882 et i883 et recueillies
RICHARD WAGNER 283
La représentation du 25 août fut honorée de la présence du prince-
héritier d'Allemagne, bien par hasard. Comme il dirigeait des manœuvres
militaires du côté de Bamberg, la fantaisie lui vint d'entendre ce Par-
sijal dont on parlait tant, et, entre deux mouvements de troupes, il
piquait sur Bayrcuth : il suivit le spectacle, en bourgeois, de la loge
centrale de la galerie, et ses appréciations parvinrent rapidement à
Wagner, qui s'était dispensé d'aller saluer le futur empereur. Le len-
demain, un ami, venu de loin, fit visite au maître dans le vaste salon
du théâtre où il siégeait pendant les entractes ; il le trouva très gai,
frétillant, toujours irréprochable dans sa tenue de petit bourgeois soigné
— redingote de drap noir, gilet de piqué blanc et pantalon gris clair
— rasé de frais, le teint animé, l'œil émerillonné sous ses lunettes.
« Ah ! vous voilà ! dit-il tout jovial, en apercevant le visiteur. Avez-vous'
vu le « Prince de Prusse? » 11 était là hier... Vous savez? il était con-
tent, très content; oh! c'est un fameux musicien... Il a bien constaté
quelques longueurs, relevé plusieurs fautes de goût; n'importe, il est
enchanté. Le défilé des chevaliers l'a surtout ravi. Leurs pas cadencés
l'ont beaucoup frappé. Jamais il n'avait vu ça et il utilisera sûrement
ses observations pour les manœuvres de l'infanterie prussienne. Oh
oui! cher ami, le Kronprini a bien du goût! » Et, tout en parlant,
Wagner mimait son discours, marquait le pas des chevaliers, faisait de
grandes enjambées, soufflant, reprenant et ne cessant de rire à gorge
déployée Une fois lancé, Wagner ne connaissait plus personne :
il ne s'arrêtait qu'à bout de verve et de quolibets.
Il avait décidément sur le cœur les trois cents thalers du père et,
pour se dépiquer, il daubait sur le fils.
sous sa dictcic. Ces notes minutieuses, scène par scène, forment un véritable mc'moire, qu'on fit auto-
grapliicr pour en remettre un cvcmplaire au metteur en scène, à chaque exécutant, etc.
PAUOLE HISTORIQUE DU MAITRE, RECUEILLIE LE 25 JUILLET 18S2.
Richard Wagner à Mme Materna : « Il fait aujourtlMuii une chaleur insupportable! »
(Dcr juiige Kikcriki, 3o juillet iî)S2.)
CHAPITRE XV
MORT ET FUNÉRAILLES DE RICHARD WAGNER
CONTINUATION DE SON ŒUVRE. SES REVIREMENTS INTÉRESSES
SON ATTITUDE ENVERS AUBER, ROSSINI, MEYERBEER, SCHUMANN, ETC.
l'homme DANS l'intimité, l'aRTISTE EN PUBLIC
OINS de deux mois après les représentations de Par-
sifal, pour lesquelles il avait dû faire un effort
extraordinaire d'énergie et qui l'avaient beaucoup
fatigué, Wagner, sur le conseil des médecins, partit
pour l'Italie avec toute sa famille et s'établit à
Venise, sur le Grand Canal, au palais Vendramini,
propriété du comte de Chambord. Il n'y avait pas
d'illusion à se faire sur l'affaiblissement très réel de
sa santé, et la réaction qui s'était manifestée en lui après les représen-
tations de Bayreuth fut d'autant plus violente qu'il s'était plus dépensé
dans le teu de la bataille et qu'il avait déployé une vivacité surhu-
maine pour un vieillard de soixante-neuf ans.
Un jour môme, au milieu des répétitions de Parsifal, a raconté le
chanteur Scaria, Wagner avait été pris d'un accès d'asthme tel qu'il
était tombé à la renverse sur une chaise longue, sa figure était devenue
bleue; il se tordait dans d'aftVeuses convulsions; la crise cependant
passa très vite, et quand il fut sur pied, Wagner dit simplement :
« Cette fois encore j'ai terrassé la mort ! » Un de ses amis, le profes-
seur Standhartner, médecin très en vogue à Vienne, l'avait exploré
dans le courant de l'été et avait constaté les rapides progrès de la
maladie de cœur dont il souffrait depuis longtemps. Wagner, sans être
informé du résultat de l'exploration, devait sentir lui-même à quel point
ses forces diminuaient, combien les crises devenaient plus fréquentes
et prenaient d'intensité : lui, si gai, si pétulant d'ordinaire, était
depuis son arrivée à Venise en proie à des accès de profonde mélan-
colie. Un jour même, il disait à quelque ami que Parsifal serait
décidément son dernier ouvrage, « parce qu'il allait mourir », et il
exprimait à diverses reprises la crainte de disparaître avant d'avoir
assuré l'avenir de son fils unique. Et cependant, il se raidissait contre
cette inquiétude, ou bien il n'avait pas l'e.xact pressentiment d'une fin
RICHARD WAGNER
285
très prochaine, puisque, de Venise, il s'employait activement à préparer
les représentations de Parsifal à Bayreuth pour le printemps de i883 et
qu'il était en correspondance à ce sujet avec ceux de ses interprètes
qu'il portait dans son cœur : Scaria et M""" Materna'.
Il paraît avéré qu'il avait déjà ressenti dilTérentcs attaques, dont
une sur la place Saint-Marc, une autre au lycée BcnedeLto Marcello
et il lui était expressément recommandé d'éviter toute émotion violente.
Le mardi i3 février i883, comme il allait monter en gondole pour
faire sa promenade habituelle, il eut un subit accès de colère, une
discussion assez vive : tout à coup
il se lève en sursau! de sa chaise,
étouffant, et s'écrie : « Je me sens
très mal ! » Il tombe évanoui. On
le porta sur son lit et quand son
médecin, le docteur Keppler, ac-
courut en hâte, il le trouva mort
dans les bras de sa femme qui le
croyait endormi. En rendant le
dernier soupir, il avait murmuré
quelques mots assez peu distincts :
les uns ont cru y découvrir un
dernier appel à sa servante, Betty
Biirckel ; les autres, une recom-
mandation suprême à son fils :
« Siegfried soi! Siegfried de-
vra »
Quand elle dut se rendre à
l'évidence. M™" Wagner fut prise
d'un épouvantable accès de déses-
poir. Elle voulut demeurer seule
avec le cadavre et se coucher au-
près, si bien qu'il fallut presque employer la violence pour l'en séparer
au bout de vingt-deux heures; elle resta près de quatre jours sans
prendre aucune nourriture et se coupa les cheveux pour les mettre
dans le cercueil de son mari. Non seulement elle ne voulait voir
absolument personne et se cloîtrait dans une solitude absolue qui dure
I. Wagner, cftectivcment, avait tout rcgio lui-mcmc en vue des représentations de Parsifal pour
i883. C'est donc lui qui avait raye' du nombre des exécutants M"" Brandt, avec laquelle il s'était brouille,
vers la lin des fOtes de 1882. Bien que franchement laide, c'était une artiste consommée, avec une voix
manquant un peu de jeunesse, et elle était la plus émouvante, à coup sûr, des trois Kundry. Mais
Wagner n'aimait pas les artistes qui composaient leurs rôles sans avoir recours à lui, et sa favorite a
toujours été M"" Materna, très remarquable d'ailleurs, mais aussi très empressée à lui demander des
conseils.
F R O U - F R O U WAGNER.
(Grxtz, Der Floli, de Vienne, 24 juin 1S77.)
286 RICHARD WAGNER
encore aujourcrhui, du moins pour le public; mais elle s'opposait, et
toute la famille avec elle, à ce qu'on moulât le visante du mort. C'est
seulement par ruse que le docteur Keppler parvint, en se cachant de
ses amis, à faire prendre par le sculpteur Benvenuti une empreinte
du masque, empreinte qui fut immédiatement mise sous scellés pour
être offerte à la famille, après la grande douleur apaisée et le calme
d'esprit revenu'.
La ville de Venise voulait d'abord faire à Richard Wagner des
obsèques solennelles, mais ce projet dut être abandonné, sur le désir
formel de sa veuve. Le corps, embaumé par le professeur Hofmann,
de Berlin, quittait Venise le vendredi suivant, au milieu d'une atlluence
énorme ; il était accompagné par le docteur Keppler jusqu'à Vérone et
c'est là, durant un arrêt d'une demi-heure, qu'un ami de Wagner,
M. de Baligand, put se joindre à la funèbre escorte composée, outre la
famille, de M. et M""-" Gross, du peintre Joukowsky, de Hans Richter et
de délégués des associations wagnéricnnes de Berlin, Vienne et autres
villes, accourus à Venise au premier signal; enfin, partout où s'arrêtait
le train funèbre, à Vérone, à Botzen, à Inspruck, à Munich, des
députations venaient saluer la dépouille du grand artiste et déposer
des fleurs sur son cercueil. Le samedi soir, un peu avant minuit, le
corps arrivait à la gare de Bayreuth, où une garde d'honneur, fournie
par les sociétés de gymnastique de la ville, le veilla jusqu'à l'heure
de la cérémonie funèbre fixée au lendemain dimanche, quatre heures
de l'après-midi.
La place de la station avait été décorée de mâts avec des drapeaux
voilés de crêpe et portant des cartels où se lisaient les titres des
ouvrages de Wagner : on avait placé sur trois chars plus de deux cents
couronnes expédiées de toutes parts et parmi lesquelles il y en avait
une grande en laurier envoyée par Johannes Brahms-; dans le lointain
1. Le docteur Keppler, consulté sur la maladie et les derniers jours de Wagner, adressa les rensei-
gnements suivants à M. H. Perl, qui les a reproduits en tête de son l'ivre : Richard Wagner à Venise
(Augsbourg, i883) : n Richard Wagner était atteint d'une hypertrophie du cœur déjà fort avancée,
affectant spécialement le ventricule droit, avec dégénérescence graisseuse; il souffrait en outre d'une
dilatation de l'estomac et d'une hernie inguinale à droite que l'application prolongée d'un bandage mal
fait avait singulièrement aggravée. » Il explique ensuite que les douleurs ressenties par le malade dans
les derniers temps de sa vie provenaient de l'estomac et des intestins et qu'elles influençaient les
mouvements du cœur, en sorte que la mort se produisit par la rupture du ventricule droit. Si l'on
ajoute à cela, dit-il, la vie si agitée de Wagner, son ardeur à discuter sur l'art, la science ou la poli-
tique, on voit que le maître était journellement à la merci d'un accident; quant à préciser l'occasion
même qui détermina cette mort si rapide, il ne peut se permettre aucune conjecture à cet égard. Il
termine en disant qu'il avait surtout ordonné, outre l'application d'un bandage mieux ajusté, des
massages sur l'abdomen, et restreint dans la mesure du possible le traitement médicamenteux, Wagner
ayant la mauvaise habitude de mélanger tous les remèdes que différents médecins lui avaient succes-
sivement ordonnés.
2. La couronne offerte par Brahms a été cataloguée sous le n° 4G dans la liste dressée par le
Bayrcuther Tagblatt. 11 n'y avait que deux couronnes provenant de France, l'une envoyée par M. A. L.;
mi
RICHARD WAGNER 287
se distinguait la rotonde du Tliéàtrc Wagner sur lequel flottait un
grand drapeau aux; couleurs allemandes, voilé d'un crêpe. Le comte
Papenheim et le conseiller privé Buerkel représentaient le roi Louis
de Bavière ; les intendants des théâtres de la cour, les deux grands-
ducs de Saxe-Weimar et de Meiningen. A quatre heures, le cercueil
placé sur un char traîné par quatre chevaux fut conduit, au son de la
marche funèbre de Siegfried, devant une tribune élevée où le bourg-
mestre Muncker, au nom de la ville, et le banquier Feustcl, au nom
du conseil d'administration du théâtre, adressèrent un adieu suprême
au grand maître et rappelèrent ses titres immortels à l'admiration de
tous; puis le Liederkrani de Bayreuth chanta le morceau composé
par Wagner pour les funérailles de Weber.
Aussitôt après, le cortège se mit en marche à la lueur de torches
portées par les pompiers et bourgeois de la ville, au son des cloches,
et, par toutes les rues où passait le convoi funèbre, on ne voyait que
fleurs et drapeaux. A l'entrée du jardin de la villa Wahnfried, la foule
s'arrêta silencieuse et resta dehors, tandis que le corps était reçu
par la famille, à Texception de M™° Wagner brisée par la douleur.
Quant à Franz Liszt, qui se trouvait alors à Pesth, il avait été telle-
ment frappé de cette mort subite qu'on l'avait retenu, pour épargner à
son grand âge les émotions poignantes dune telle cérémonie'. Les
disciples du maître, alors, portèrent le cercueil à bras jusqu'à l'entrée
du caveau que Wagner s'était fait construire et devant lequel il avait
enterré son chien fidèle, empoisonné par un misérable, avec cette ins-
cription touchante : « Ici Russ repose et attend ». Les invités de la
famille et les personnages officiels suivirent seuls le cercueil jusqu'au
bout ; mais aucun discours ne fut prononcé devant la tombe et, pour
répondre au désir exprimé maintes fois par Wagner, on dit seulement
les prières et bénédictions en usage dans l'Eglise protestante. A l'issue
de cette cérémonie, tout le monde se retira : l'homme, après la mort
comme dans la vie, était gardé par le chien.
Le lendemain, un ami qui n'avait pu se joindre au cortège alla
seul à Bayreuth et déposa des fleurs sur la tombe à peine fermée de
Tautrc, qui n'est pas portée sur cette liste, par un jeune Autrichien, .M. Emmanuel de GratTenricd. —
Après, toutes les couronnes turent artistement rangées dans deux salles basses du thciUre, dont l'une
était le cabinet de repos du maître, et dans chacune on a place un petit buste de Wagner, soit sur
une console, soit sur une sorte de petit autel.
I. Aussitôt qu'il le put, Liszt se rendit auprès de sa tille, et ce lui fut un coup sensible, ,à ce qu'il
paraît, d'être assez froidement reçu par M'"» Wagner, exagérée en tout comme il l'était lui-même, et
qui s'absorbait dans sa douleur sans vouloir en être aucunement distraite. Une fois cette exaltation
calmée, il va sans dire que les rapports les plus affectueux reprirent entre le père et la fille : Liszt
venait régulièrement à Bayreuth et c'est là que la mort l'a frappé, cette année, au seuil du « temple u
où l'art wagnérien, dont il avait été le premier apôtre, avait trouvé sa consécration définitive. Et son
dernier acte de volonté avait été de se faire porter au théâtre, en dépit des médecins, pour assister à
288 RICHARD WAGNER
celui à qui il avait dû le repos de lame et les plus douces jouissances
de Tesprit. C'était le roi Louis II, artiste et philosophe encore plus
que roi, qui, depuis près de vingt ans, avait marqué un inaltérable
attachement au maître, et qui, lui mort, allait reporter sa sollicitude
sur les enfants de son génie, sur ses chefs-d'œuvre. Rien de plus
touchant, dans le fait, que cette affection inspirée au prince adolescent
par le grand compositeur ; spectacle assurément unique que celui
de ce roi, se dérobant à l'étiquette de sa cour pour vivre en poète
et en artiste, avec un homme de génie qu'il traitait sur le pied d'éga-
lité, comme il eût fait un souverain ami : Louis II et Wagner, dans
l'intimité, se tutoyaient, si bien qu'on aurait dit père et fils d'adoption.
Et comme si cette compagnie lui eût été indispensable, comme si la
vie lui eût trop pesé à la traîner seul, trois ans à peine après avoir
perdu cet appui providentiel, le jeune homme allait retrouver le vieil-
lard dans la mort !... '
Wagner, en mourant, ne laissait aucune fortune et les inquiétudes
qu'il avait marquées pour l'avenir de son fils Siegfried n'étaient que
trop justifiées ; il dut sentir, en ces derniers moments, combien il
s'était montré père imprévoyant en n'enrayant pas, même après avoir eu
un fils, ses habitudes dépensières, ses goûts de luxe et de prodigalité
qui avaient absorbé des sommes considérables et l'avaient réduit, toute
sa vie, à la misère dorée, avec un somptueux train de vie et des dettes
en proportion. Certain jour, à iMunich, le premier tapissier de la ville,
auquel il devait près de cent mille francs, lui chanta pouilles en plein
théâtre, s'accrochant aux pans de son habit, jurant qu'il ne le lâcherait
qu'après dette payée, et criant si fort que Wagner, pour s'en débar-
rasser, lui signa un bon sur le trésor royal : le tapissier criait, le roi
payait.
A calculer en gros ce qu'il a dû gagner d'argent, il aurait pu
devenir et rester plusieurs fois millionnaire ; tous les théâtres d'Allemagne
la première représentation de Tristan et Iseult'. C'était le 25 juill'et; le samedi suivant 3i, il rendait le
dernier soupir. Triste année 1886, qui a vu disparaître ainsi coup sur coup trois des plus solides
soutiens de l'œuvre d'art de Wagner : le roi Louis II, Scaria, le chanteur par excellence ; enfin Liszt,
l'artiste de race, confident des premiers jours et précurseur du maitre.
I. Munich, de par le roi de Bavière, ayant été jusqu'en ces derniers temps le centre du monde
wagnérisant — Bayreuth, qui n'est pas une ville ordinaire, une fois mise à part — il est intéressant
de connaître l'échelle exacte des différents opéras de Richard V/agner dans la capitale de la Bavière.
En moyenne, on y jouait chaque année Rien-^i une fois; le Hollandais volant, cinq ou six fois; Tann-
hœuser et Lohengrin, quatre à cinq fois; Tristan et Iseult, deux {ois; les Maîtres Chanteurs, trois fois;
l'Anneau du Sibelung dans son entier, deux ou trois fois; la Valkyrie et Siegfried, deux fois, et
le Crépuscule des Dieux une fois — quand on le jouait. De plus, les prix variaient selon le degré de
faveur de telle ou telle pièce, et ces prix étaient fixés d'avance, sans aucune hésitation, par l'intendant
de la cour, baron de Perfall, compositeur lui-mame et médiocrement disposé pour Richard Wagner,
bien qu'il eût été, dans le temps, choisi pour diriger le Conservatoire organisé selon les vues du
réformateur. Lohengrin, Tannlnvuser, la Valkyrie et Siegfried atteignaient le taux le plus élevé, les
autres ouvrages restaient dans les prix moyens, tandis que Tristan et Iseult descendait au plus bas.
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290 RICHARD WAGNER
ont fait de ses œuvres le fond le plus solide de leur répertoire ' et les
éditeurs lui payaient ses partitions à des taux fabuleux ; n'a-t-on pas
dit que la célèbre maison Schott, de Mayence, avait acheté Parsifal
deux cent quarante mille marks, trois cent mille francs? Et cependant
il a toujours vécu dans la gène, et tout l'argent qui lui revenait était
gaspillé d'avance en dépenses irréfléchies, pour la décoration de sa
demeure, pour son train de maison, pour ses habits même. A cet
égard, la série de lettres de Wagner à sa couturière, qu'on a vendue
il y a quelques années et dont le public s'est tant diverti, met bien en
lumière ses excentricités enfantines pour sa toilette et ses prodigalités
folles pour tout ce qui était luxe et confort.
Car Richard Wagner avait une couturière, une des plus renommées
de Vienne, M"^ Bertha, et c'est elle qui lui confectionnait ses robes
de chambre et ses Justaucorps de satin rose tendre, bleu clair ou rouge
feu avec rubans orange ou lilas, sans oublier les chemises de dentelle
et les bottines de satin, qui composaient sa tenue ordinaire d'intérieur.
Les fournitures ne montèrent pas, pour une seule année, à moins de
8,000 francs. Mais Richard Wagner était plus prompt à commander
qu'à payer. Il joignait même à ses commandes des croquis de sa main
pour mieux expliquer comment la ruche de sa robe de chambre devait
devenir, vers le bas, une riche et belle garniture ayant une demi-aune
de largeur, etc. Mais quand son habilleuse, qui pourtant le ménageait
plus qu'aucune élégante de Vienne, exigeait quelque argent, il se
récriait, payait à grand'peine, envoyant des acomptes et demandant
des délais'.
Qu'il fût très friand de toutes les élégances, de tous les raffine-
ments, qu'il ait été un des hommes les plus délicatement sensuels de
son temps, rien de mieux s'il avait payé ses fournisseurs ; mais, parmi
tous les goûts luxueux qu'il a eus, le plus étonnant fut sans contredit
son amour pour la soie et le satin. C'était devenu une véritable manie
avec l'âge, et, sans parler de sa garde-robe orientale, il avait pris l'ha-
bitude d'emporter, quand il voyageait, tout le satin nécessaire à la déco-
ration des pièces qu'il habiterait en route; à Venise, au palais Vendramini,
la chambre où il rendit le dernier soupir était entièrement tendue en
satin rose, bleu pâle et vert du Nil. De telles folies montrent assez
1. Dans presque toutes les villes d'Allemagne, il a un avantage marqué sur tous les autres compo-
siteurs. Durant la saison 1876-1877, je cite au hasard, il obtenait, à Vienne, 3/ représentations contre
iMeycrbeer 34, \'erdi 29, Rossini i5, etc.; à Berlin, il comptait aussi 37 représentations contre Mozart 17,
Meyerbeer i5, Weber 14, etc. Pendant la sai.son 1884-1885, à Berlin, il atteignait 40 représentations
contre Weber 20, Lortzing 20, Meyerbeer 16, etc.
2. Ces lettres si édifiantes, qui vont de 1864 à i8l")7, passèrent en vente publiijue à \'iennc en 1877
et furent adjugées pour la somme de cent Horins à M. Spitzer, q^.i en régala aussitôt les lecteurs de
la Aouvelle Presse libre.
RICHAKl) WA(;N1-:1< 2'ji
quel bourreau crarq-ent c'était que Richard Wagner, et c'est à rarf>-ent
par le fait, qu'il rapportait tout dans la vie.
Un jour qu'on lui transmettait des propositions assez vaf>-ues de
représenter Lohengrin à l'Opéra de Paris : « Je ne puis, répondait-il.
juger du plus ou moins grand désir qu'on a de représenter mes œuvres
que d'après le taux de la prime » ; et, ce disant, il ne faisait qu'user
de ses droits d'artiste en proclamant ce que pensent la plupart des
compositeurs, surtout ceux qui affectent un grand détachement des
biens de ce monde. Pour ce qui regarde son fils, c'était s'inquiéter
un peu tard d'assurer son avenir que d'y songer à près de soixante-
dix ans. Il n'importe, un tel vœu devait être entendu des admirateurs
du maître, et la direction du Théâtre Wagner décida d'appliquer tout
le produit d'une représentation donnée à Ai.x-la-Chapelle à la constitu-
tion d'un premier capital en faveur de Siegfried Wagner. Cet exemple
fut suivi par beaucoup de théâtres allemands, et ce ne fut pas le moins
bel hommage rendu à l'homme et à l'artiste que cet empressement
public à protéger, à adopter en quelque sorte, son jeune fils.
M. Adolphe Gross, banquier à Bayreuth et l'un des plus ardents
promoteurs de l'œuvre, était l'exécuteur testamentaire du maître et le
tuteur du jeune Siegfried ; c'est lui qui assura les représentations de
Parsifal au lendemain de la mort de Wagner et qui continue à sur-
veiller ses intérêts en tous pays avec un zèle infatigable. De plus, au
printemps de i883, quelques wagnéristes, sous la direction du comte
de Spork, provoquèrent une assemblée générale à Nuremberg et c'est
là que fut scellée la fusion de toutes les Sociétés wagnériennes
répandues sur la surface du globe, en une Association wagnérienne uni-
verselle, sorte de nouveau patronat accessible à tous (la cotisation
annuelle, en dehors des dons volontaires, n'étant que de cinq francs),
et qui avait pour but principal de pourvoir au maintien perpétuel des
représentations-modèles à Bayreuth. Chaque association de ville ou de
pays, gardant son individualité propre avec un représentant spécial, se
rattache au comité central, composé de neuf membres, siégeant à
Munich, et dont le président honoraire était Franz Liszt. Cette Asso-
ciation wagnérienne universelle a obtenu un succès tout à fait surpre-
nant, car, depuis trois ans qu'elle existe, elle est déjà représentée dans
240 villes et compte environ cinq mille cinq cents membres disséminés
dans le monde entier.
Richard Wagner a toujours prétendu que, du moins en ce qui le
concernait, l'homme était inséparable de l'artiste, et c'est par cette
audacieuse afîirmation qu'il ouvrait, dès i85i, sa Communication à
mes amis. « J'adresse, disait-il, ces communications à mes amis; car
202
RICHARD WAGNER
Je ne puis être compris que par ceux qui éprouvent le besoin et le
désir de me comprendre, et ceux-là ne peuvent êti-e que mes amis.
Mais je ne puis considérer comme tels ceux qui prétendent aimer en moi
y artiste, en même temps qu'ils croient devoir refuser leur sympathie à
Miomme. Si la séparation de l'artiste d'avec Thomme est aussi dépourvue
de bon sens que la séparation de Tâme d'avec le corps, il est certain que
jamais artiste n'a pu être aimé,
jamais son art n"a pu être
compris, sans qu'il fût aimé
comme homme (au moins d'une
façon involontaire et incons-
ciente) et sans qu'on eût à la
fois l'intelligence de ses œuvres
et de sa vie. »
Tout "Wagner tient dans ce
paradoxe, qu'il a imaginé pour
son usage personnel et qui
montre à quel point il enten-
dait n'être discuté d'aucune
façon ; mais une telle affirma-
tion, si hardiment qu'on la
lance, est inutile et n'empêche
pas les choses humaines de
suivre leur cours normal.
Wagner, dans son particulier,
pouvait être un homme plein
de grâce et d'entrain, prompt
à s'insinuer dans le cœur de
ceux qui l'approchaient, car il
s'était fait ainsi beaucoup
d'amis ; mais un artiste, un
créateur, surtout quand il est doué d'un pareil génie, s'adresse à la
masse du public, et rien n'empêchera que chacun éprouve, sans 'l'ap-
procher, plus ou moins d'admiration pour ses œuvres, plus ou moins
de sympathie instinctive pour son caractère. Que ce jugement sur un
homme avec lequel on n'a jamais eu aucun rapport découle plus d'une
impression que de la réflexion, je n'y contredis pas; mais il n'est au
pouvoir d'aucun artiste de s'y soustraire, et, d'ailleurs, Wagner, en
particulier, aurait trop à perdre à restreindre ainsi le nombre de ses
vrais admirateurs.
Quand on prend l'homme et l'artiste en bloc, comme on a fait
LE VIEUX MAITRE RICHARD WAGNER
arrive sjiis être annonce dans la salle de musique du eîel.
ce Bi'avo, enfants! C'est déjà une joie d'être ici; le
désir me reprend de composer encore du nouveau. »
[Ncbelspaltcr, de Zurich, 17 février i8S3.)
RICHARD WAGNER
2gj
jusqu'ici, quand on embrasse d\in seul coup d'œil sa vie, ses œuvres
et ses écrits, on est frappé de tant de grandeur dans la conception,
de tant de solidité contre l'attaque, de tant de fermeté dans les con-
victions. Quand on regarde d'un peu plus près, sans se laisser éblouir
par les emportements fulgurants du dieu ou par les grands mots des
fanatiques, on s'aperçoit que l'idole a des pieds d'argile. Artiste et
créateur, Wagner va l'égal des plus grands, et son génie comme ses
LE PALAIS VENDRA M INI, A VENISE, OU EST MORT RICHARD WAGNER.
(Appartenait au comte de Charabord.)
œuvres commandent une admiration sans bornes ; homme, il est dénué
de noblesse et n'échappe à aucune des faiblesses de l'humaine nature :
au contraire, et comme en lui tout est démesuré, il les exagère et les
pousse à un degré surprenant.
Qu'il ait été d'un profond égoïsme et d'un orgueil excessif, il n'y a
là rien à dire, et cette disposition à tout rapporter à soi est tellement
naturelle, j'allais dire nécessaire, aux artistes, uniquement préoccupés
de leur œuvre et de leur gloire, qu'on n'en parle plus; qu'il fût,
comme Berlioz, fort enclin à exagérer les inimitiés qu'il renccMitrait,
204 RICHARD WAGNER
et qu'il aimât, par instinct théâtral, à se poser en martyr, tout en
sachant fort bien profiter des circonstances et jouer des protections,
passe encore; mais ce qu'il y a de désobligeant chez lui, c'est l'ingra-
titude, une ingratitude naturelle et candide envers ceux qui lui avaient
été de bon secours, dès qu'ils ne pouvaient ou ne voulaient plus servir
ses intérêts. Et cela s'applique aux peuples, aux souverains, comme à
ses confrères musiciens. Lorsqu'au lieu de lire ses écrits à part et de
les Juger au seul point de vue théorique, on les rattache aux événe-
ments qui les ont précédés ou suivis, on est frappé de voir avec
quelle aisance l'homme de bronze se plie aux conjonctures, et comme
il s'entend à flatter ceux qu'il veut séduire, en maltraitant les gens,
peuples ou rois, dont il n'a plus rien à tirer. Les théories en elles-
mêmes ne changent pas ; mais leur développement littéraire est sujet
à des inflexions sensibles, à des soubresauts très curieux à suivre et
malheureusement très faciles à expliquer, puisque l'intérêt en est la
cause, invariablement.
Dès le début, par exemple, et quand on lui répond de Berlin que
le roi de Prusse ne peut pas accepter la dédicace de Tannhœiiser sans
en avoir entendu quelque fragment, fût-ce à la parade, il s'indigne,
tonne, fulmine avec fracas pour la galerie et n'en continue pas moins
à négocier sous main, tant et si bien que le roi décide qu'on Jouera
Ricii{i pour son propre anniversaire. A qui est-il redevable en partie
de cette décision ? A Meyerbeer. Quel homme avait soutenu ses pre-
miers pas à Paris, l'avait en quelque sorte empêché de mourir de
faim en le recommandant à Schlesinger et l'avait mis en rapport avec
1 Opéra, au point qu'à ce moment 'Wagner considéra le départ de Paris
de ce bienfaiteur comme un véritable désastre pour lui ? Meyerbeer, tou-
jours Meyerbeer. Or, on sait comment 'Wagner l'en a remercié par la
suite. Antipathie de race ou animadversion de musicien, c'est possible,
et je vais plus loin, je consens que Richard 'Wagner, en lançant son
Judaïsme dans la musique (i85o), ait eu raison sur tous les points
sans conteste ; il pouvait écrire tout ce qu'il voulait contre Mendels-
sohn avec qui il n'avait Jamais eu que des rapports insignifiants; mais
il aurait dû observer plus de réserve à l'endroit de Meyerbeer.
Wagner, dans le privé, racontait que Meyerbeer avait commis à
son endroit une véritable trahison, justement à propos de Schlesinger.
Longtemps après son premier séjour à Paris, il aurait appris que son
compatriote, en lui donnant une lettre de recommandation officielle
pour Schlesinger, en avait écrit une autre, arrivée plus vite à Paris
par la poste, et où Meyerbeer disait à peu près ceci : « Un jeune
musicien, très ambitieux et très remuant, m'importune de ses sollicita-
RICHARD WACNF.R agS
tions. Pour m'en débarrasser, je lui ai donne une lettre qu'il vous
remettra et où Je vous le recommande chaudement; mais vous n'en
ferez que ce que bon vous semblera. » En admettant qu'il y ait eu
réellement deux lettres, ce qui est bien improbable, il semble que
Schlesinger se soit conformé seulement à celle que lui remit Wagner,
puisqu'il le fit vivre au moyen d'articles pour son journal, d'arrange-
ments pour sa maison d'édition, puisque, après avoir essayé de faire
exécuter son ouverture de Faust au Conservatoire, il produisit celle de
Christophe Colomb dans les concerts de la Galette musicale et que,
pendant des années, ce journal fut tout à la disposition du jeune étran-
ger. Voilà l'éditeur disculpé ; quant à Meyerbeer, supposé qu'il ait
véritablement joué ce jeu double, en a-t-il moins aidé, par la suite, à
faire accepter Rien^i à Berlin, sur les instances de l'auteur ?
Quoi qu'il en soit, Wagner, paraît-il, eut toujours sur le cœur cette
trahison dont il demeurait persuadé ; il imputait à la fourberie du « Juif »
une grande partie des tristesses et des misères qu'il avait éprouvées à
Paris et ce ressentiment ne désarma jamais. Le vrai est que les gros
succès d'argent de Meyerbeer avaient dès le commencement hanté ses
rêves et travaillé son esprit. Voilà donc sa brochure sur le Judaïsme,
à tort ou à raison, lancée de par le monde. Ellle avait été vivement
discutée en AUemag-ne, mais elle était absolument ig^norée en France
avant i86g. Il n'importe, aussitôt qu'il est question de jouer Tannhcvu-
ser à Paris, c'est-à-dire dès 1860, le prudent écrivain atténue autant
que faire se peut ses attaques contre Meyerbeer par sa Lettre sur la
musique, afin de ne pas indisposer les Parisiens en rabaissant trop les
opéras d'un compositeur dont ils ont toujours fait si grand état. Il
parle alors de « beautés entraînantes » et se défend, pour le cas où
son libelle aurait eu de l'écho chez nous, d'avoir voulu donner la moindre
atteinte à cette grande renommée, en critiquant quelques points faibles,
moins imputables à l'artiste qu'au genre même de l'opéra.
Continuons. Taunhœuser est représenté à Paris par la volonté
expresse de l'empereur qui n'y comprenait pas grand'chose, aimant
peu la musique, c'est possible, mais qui vint pourtant applaudir aux
deux premières représentations; eh bien, dans Art et Politique (186S),
au., lieu de s'en tenir aux généralités et de charger seulement les
beaux fils qui avaient si bien sifflé Taunhœuser, Wagner éprouva le
besoin de diriger un trait blessant sur l'empereur en personne. 11
exalte le libre adolescent allemand qui gagna des batailles au son de
la Lyre et de l'Épée [Leier iind Schipert, allusion à Kœrner et à Wcbcr)
et qui refoula l'invasion française que les troupes mercenaires des
monarques n'avaient pu vaincre; il représente alors Napoiccm b''' comme
296
RICHARD WAGNER
étonné de sa défaite, en cherchant la raison et ne la trouvant pas :
« Peut-être n'y a-t-il sur les trônes d'Europe que son neveu qui puisse
répondre à cette question avec une véritable sagesse : // connaît et
craint l'adolescent allemand. »
D'ailleurs, cette brochure : Art allemand et Politique allemande, est
celle où "Wagner montre à tous égards le plus d'indépendance de cœur.
X /
f^;
\x
ol^'
X
LES FUNERAILLES DE RICHARD WAGNER A BAVREUTH.
Départ du corbillard de la place de la stalioii.
Elle parut en 1868, deux ans à peine après Sadowa, alors que les Alle-
mands du Sud, Bavarois, 'Wurtembergeois et autres, la veille alliés à
l'Autriche, étaient loin d'être assimilés à la Prusse, et Wagner, tournant
déjà du côté du vainqueur, célébrait hautement les victoires des Hohen-
zollern sur la Bavière, cette Bavière dont le roi avait tant fait pour
lui et dont il voulait encore obtenir la création à Munich d'un théâtre
allemand selon son rêve : « La Prusse seule, dit-il, conserva une orga-
RICHARD WAGNf^R
297
nisation militaire, issue de la période d'essor de TAlIemaq-ne; avec
ce dernier reste de Tesprit allemand, extirpé partout ailleurs,
le royaume de Prusse, un demi-siècle plus tard, gagna la bataille de
Kœnigsgrastz à Tétonnement du monde entier, etc. »
Cette étude éminemment personnelle est dirigée
d'une façon manifeste contre l'influence de la France;
LE TOMBEAU DE RICHARD WAGNER A BAYREUTH
encore ouvert, au lendemain des funérailles.
|Ka pierre Inmulaire, presque entièrement recouverte de lierre auiourd"luii, mesure i"',7o de large
sur 3'". 21) de Ions et o"',3o d'épaisseur!
il semble, en effet, que Wagner n'ait plus rien à attendre des amateurs
français après la défaite de Tannhœuscr et cependant, dès l'année
suivante, il est question de' jouer Ricii^i à Paris. Alors, l'écrivain
s'amadoue et atténue un peu ses récriminations dans la lettre écrite
à M""' Judith Mendès, exprès pour être publiée : il sait, dit-il, qu'il
a d'excellents et nombreux amis à Paris; il apprécie infiniment la
3S
298 RICHARD WAGNER
portée et la valeur des marques de sympathie qu'on lui donne en
France et, s'il n'y vient pas, ce n'est pas qu'il fasse fi d'un succès à
Paris, au contraire, etc., etc. L'année suivante, la guerre, la défaite
de la France, et Wagner lance Une Capitulation !
Quelques années s'écoulent, et par un revirement plus prompt qu'on
ne pouvait l'espérer, ses œuvres paraissent devoir triompher en France;
alors il écrit la lettre à M. G. Monod, rendue publique après sa mort
et où il cherchait à expliquer qu'il raillait l'Allemagne et non la France
dans ce pamphlet : « Remarquez que tout ce que j"ai écrit au sujet
de l'esprit français, je l'ai écrit en allemand, exclusivement pour les
Allemands : il est donc clair que je n'ai pas eu l'intention d'offenser
ou de provoquer les Français, mais simplement de détourner mes
compatriotes de limitation de la France, de les inviter à rester fidèles
à leur propre génie, s'ils veulent faire quelque chose de bon... Bien
plus, qui donc, dans la presse actuelle, aura assez d'intelligence et
de pénétration pour reconnaître que dans l'écrit qui m'a été le plus
reproché, composé au pire moment de la guerre, dans une disposition
amèrement ironique, j'ai eu surtout pour but de ridiculiser l'état du
théâtre allemand ? Rappelez-vous la conclusion de cette farce. Les
intendants et les directeurs de théâtres allemands se précipitent dans
Paris assiégé, afin d'emporter pour leurs théâtres toutes les nouveautés
en fait de pièces et de ballets. »
Mais à quoi bon se disculper? Est-ce qu'un artiste voit dans le
monde autre chose que son art? Wagner, pour ne parler que d^ lui,
n'était l'ennemi acharné de personne ni d'aucun peuple en général,
pas même de la France ; il n'était l'ennemi que des gens qui n'aimaient
pas sa musique. Et dès lors n'avait-il pas le droit de s'en prendre à la
France, alors que, dans les pays allemands même, il tournait son encen-
soir tantôt vers Munich, tantôt vers Berlin? Dès Sadowa, dès qu'il avait
cru trouver dans le futur empereur d'Allemagne un prince apte à
seconder ses vues, il avait exalté le vainqueur de la Bavière; aussitôt
l'indifférence du vieil empereur bien constatée à l'égard de la musique,
il lui brûla la politesse, et, dans l'Œuvre et la mission de ma vie,
écrite après les représentations des Nibelimgen, il ne se fait pas faute
de lancer des traits contre le souverain qui n'avait pu durer à la
tétralogie, ni voulu rien distraire pour Bayreuth des milliards payés
par la France. On est soldat en Prusse ; on est artiste en Bavière, —
et la conclusion va de soi : vive Louis II !
Comme il avait raison de lancer ce cri de gratitude envers le jeune
homme auquel il devait la tranquillité de l'existence et le repos de son
génie, et comme il aurait mieux fait de ne jamais solliciter ailleurs
RICHARD WAGNER
RK:HAR1) WAGNER 299
une aide, un encouragement qu'il ne pouvait trouver qu'auprès de
Louis II ! Sans ce prince enthousiaste, illuminé, sans la compai^ne
exceptionnelle qu'il eut le bonheur de rencontrer à la fin de sa vie,
Wagner n'aurait peut-être pas terminé les Nibelungen, ni composé
Parsifal. Ce roi vint à lui comme l'archange sauveur à l'heure oia tout
l'abandonnait, et "Wagner avait bien senti, dès le premier moment, que
c'était là le salut pour lui-même et la vie assurée à son œuvre d'art.
« Que vous dirai-je? écrivait-il à quelque ami peu de temps après sa
première entrevue avec le roi. La chose la plus inimaginable et la
seule pourtant qui pût me sauver s'est complètement réalisée! Une
reine a mis au monde, dans l'année même de la première représenta-
tion de mon Tannhœuser, le bon génie de ma vie, celui qui devait
plus tard, au plus fort de ma détresse, m'apporter le salut et la con-
solation; il semble qu'il m'ait été envoyé du ciel... ».
Comment se fait-il que les gens les plus amers, les plus acerbes,
ceux qui devraient être le plus cuirassés contre les faux compliments,
aient toujours un point sensible et soient, sous leurs dehors bourrus,
les plus faciles à embobeliner dès qu'on chatouille agréablement leur
amour-propre? Ils ne font pas un compliment qui ne soit à double
entente, et, dès qu'on les flatte, on peut les assommer des plus lourds
pavés sans qu'ils bronchent. Tel était Berlioz, tel était Wagner.
C'est pitié, quand on admire ces deux grands compositeurs, de voir
avec quelle bonne foi ingénue ils rapportent et consignent pour la
postérité les éloges les plus écrasants. Wagner, en particulier, a raconté
dans deux grands articles ses rapports avec Auber et Rossini ;
vraiment le rusé Italien et le Parisien narquois ne durent pas avoir
beaucoup de peine à se moquer du pesant Allemand.
Avec Rossini encore il se défie un peu, celui-ci ayant la raillerie
plus mordante et la main moins légère ; avec Auber, au contraire, il
est si complètement dupe qu'il lui paye ses fines et pénétrantes épi-
grammes par un éloge étourdissant de la Muette de Portici. C'est au
perron de Tortoni, durant les études de Tannhœuser, que les deux
musiciens se rencontraient presque tous les soirs, et Auber s'informait
aimablement du progrès des répétitions; il voulait savoir avant tout s il
y aurait de luxueux décors, une riche mise en scène, et, quand il le sut,
il se frotta joyeusement les mains en s'écriant : « Ah ! il y aura du
spectacle! ça aura du succès^ soye:^ tranquille! » Et comme Wagner,
par échange de politesse, essayait de lui parler de la Circassienne, qu on
jouait alors à l'Opéra-Comique : « Ah ! disait modestement Auber, lais-
sons les farces en paix ! » Wagner alors changeait de pièce et vantait
Lestocq, qu'il avait eu occasion de monter à Magdebourg et qui y
3oo
lUCHARD WAGNER
avait eu yrand succès; il ne s'expliquait pas cjue cet ouvrage n'eût pas
gardé la faveur en Allemagne au lieu du Pré aux Clercs ou autres fari-
boles, et Auber, pour toute réponse, le regardait d'un œil mi-clos en
lui disant : « Que voulez-vous, c'est le genre ! » Par surcroit d'amour-
propre et de naïveté, Wagner rapporte qu'Auber, entendant une
symphonie de Beethoven au Conservatoire, aurait avoué « n'y rien
comprendre t), et il admet sans dilBculté « qu'il n'a rien compris de
plus à TcinnliiVuser ! »
Rossini n'était pas ce c]u'on appelle un pincc-sans-rire au même
degré qu'Auber ; au contraire, il
aimait à rire et bruyamment. Ses
bons mots se colportaient de droite
et de gauche, et comme on s'en
égayait, cela troublait un peu
Wagner, qui le jugeait au fond « le
premier homme vraiment grand et
digne de vénération qu'il eût ren-
contré jusque-là dans le monde ar-
tistique ». Excusez du peu, dirait
Rossini lui-même. Et tout cela, parce
qu'un jour le maestro lui avait dit
dans le tuyau de l'oreille, avec une
mine contrite, qu'il aurait dû, lui
Rossini, naître en Allemagne, et
qu'alors sa destinée aurait été ac-
complie : « J'avais de la facilité,
conclut-il, et j'aurais pu arriver à
quelque chose. » Et Rossini, le
voyant accepter cette bourde énorme
argent comptant, développait, am-
pliliait cette idée avec une verve intarissable, sans ciue son interlocu-
teur soupçonnât la farce un seul instant. On n'est pas plus cruel —
ni plus naît.
Cependant, Wagner ne se sentait pas à« l'aise en face de Rossini; il
buvait ses paroles et le tenait pour saint Jean Bouche d'or, mais il ne
se livrait pas avec lui comme avec Auber. Son article, en somme, est
favorable et tend à prouver que c'était là un musicien bien doué, de
mérite et de valeur, que le public de son époque et le milieu où il vécut
empêchèrent de s'élever au-dessus de son temps et, par là, de participer
à la grandeur des véritables héros de l'art. Ce petit article, écrit
immédiatement après la mort de l'auteur de Guillaume Tell et pour
L EMPEREUR l> ALLEMAGNE
ET RICHARD WAGNER.
L' l'.inycrcuv : « Oui, cher iiiaitrc, voici li;
plus beau de mes ordres. Je n'ai i]u'un rei^ret,
c'cbl que vous u'ayci pas fait avec moi la cam-
pagne de France : la guerre m'aurait coûté
moins de sani;, car vous auriez mis les Français
eu déroute 1 »
((irai/, Ik-r Floh, Je Vienne. |
RICHARD VVA(;NI£R
rectifier certaines plaisanteries ou anecdotes qui couraient alors les
journaux sur son attitude envers Wai^rner, est donc postérieur à Art
et politique, où Richard Wagner avait exprimé à peu près la même
idée en s'attaquant violemment au poème de Guillaume Tell, parodié
d'après Schiller, mais en ajoutant qu'il y avait des morceaux ravissants
dans sa musique et tels qu'ils faisaient oublier le sujet.
Rossini, d'ailleurs, qu'il déclarait être le compositeur le plus volup-
tueusement doué qui se pût voir, le préoccupa beaucoup jusqu'à la lin.
Cela le gênait de ne savoir dans quelle catégorie le classer, non pas
parmi les bons, parmi les médiocres
encore moins ; et comme il ne pou-
vait pas le mettre en ligne avec les
génies de la musique allemande, il
en était réduit à confesser qu'il
voyait là un phénomène très diffi-
cile à s'expliquer — et ne l'expliquait
pas. Quant à M. Gounod et à son
Faust qu'il avait rapproché de Guil-
hxume Tell dans le même écrit,
pour accoupler Gœthe à Schiller,
ainsi parodiés en musique, il ne
revint jamais sur son compte : il lui
avait suffi d'une fois pour juger
moins la production que les ten-
dances d'un « talent subalterne qui
voudrait arriver au succès et, dans
sa détresse, se raccroche à tous
les moyens ' ».
Quels étaient ses compositeurs
préférés ou ses œuvres de prédilection? Beethoven, avec ses quatuors
ou ses sonates pour l'étude intime, et ses symphonies pour l'exécution
publique; Bach, avec son Clavecin bien tempéré ; Mozart, avec la Flûte
enchantée, l'Enlèvement au sérail, les Noces de Figaro et Don Juan ;
Weber, avec Euryanthe et le Freischut{ ; Mozart encore, avec ses
symphonies en mi bétnul, sol mineur et ut majeur. Voilà pour les
ouvrages qui étaient ses amis de chaque jour, ses épées de chevet. Ce
1. Celte courte appréciation suffit à çxpliquer les attaques aussi vaines qu'acharnées dont Tauteur
Je Fii»s< poursuit Richard Wagner. L'opinion courante est que Wa£;ner a qualilié la musique de
Faust de « musique de lorettc ». 11 y a là erreur; cette triple appréciati<m : « un salmigondis nauséa-
bond, une platitude douceâtre, dans un jargon atlccté de lorettc », vise principalement le livret fabriqué
par M. Jules Barbier avec le chef-d'œuvre de Gœthe, cl approuvé par M. Gounod. On comprend que
le parolier français lui ait gardé une dent et ne manque pas une occasion de le pourfendre en prose
et en vers.
LE ROI DE BAVIERE
ET RICHARD WAGNER.
Le roi Louis : « Maitre, changeons, je suis
mieux ici. Laisse-moi faire de la musique à
Bayrcuth, et loi, va régner à Munich, a
(Grxtz, Der Floh, de Vicniii;.)
3o2 RICHARD WAGNER
qu'il cherchait, disait-il, avant tout dans une composition, c'était l'homo-
généité du style, l'équilibre entre les moyens et le but, et il trouvait
cette concordance absolue entre la musique de Mozart et son orchestre,
entre le chœur de Palestrina et son contrepoint, entre le piano de
Chopin et plusieurs de ses préludes ou études, sans estimer aucunement
le « Chopin des dames j) qui sent trop les salons parisiens ; heureusement,
ajoutait-il, qu'il a produit beaucoup d'oeuvres supérieures au niveau
des salons.
11 regardait les mélodies de Schubert comme de véritables modèles ;
mais ce n'était pas une raison, selon lui, pour accepter sa musique
d'ensemble et ses sonates pour piano, non plus que les merveilleux
opéras de Weber ne devaient faire admirer ses mélodies, son trio avec
flûte et son quatuor avec piano. L'enthousiasme de Schumann pour les
trios de Schubert et autres œuvres semblables était un mystère aux
yeux de Wagner, aussi bien que pour Mendelssohn : a Je me rappelle
que Mendelssohn retrouvait partout dans Schubert l'image du bourgeois
de Vienne et de sa vie facile fBchaglichkeitJ. Chose curieuse, ajoutait-il,
Liszt aime encore à jouer du Schubert. Je n'y comprends rien, car ce
divertissement à la hongroise, de quelque façon qu'on l'exécute, est
entaché de trivialité. » Cette préférence de Liszt n'avait pourtant rien
que de naturel, et ce qui le séduisait dans ces morceaux, c'était l'abon-
dance des notes et la virtuosité : ses propres compositions, à cet égard,
ne sont pas tellement différentes de certaines pièces de Schubert.
Aux yeux de Richard Wagner, Mendelssohn était surtout un « paysa-
giste de premier ordre » et l'ouverture de la Grotte de /"//^^a/ lui semblait
être un chef-d'œuvre : il y trouvait une imagination merveilleuse, un
sentiment délicat, soutenus par un art consommé; il insistait surtout
sur la beauté du passage où les hautbois montent par-dessus les autres
instruments avec un gémissement plaintif, comme les vents de la mer
courant sur les flots. Il admirait également la Mer calme et l'heureux
retour, puis le premier morceau et le scherzo de la Symphonie écos-
saise : « On ne pouvait, pensait-il, blâmer un compositeur d'employer
des motifs du terroir quand il les développait d'une façon aussi mer-
veilleuse. » En revanche, il trouvait que les seconds thèmes et les
andantes, où reparait l'élément humain, étaient sensiblement plus
faibles chez Mendelssohn. Quant à l'ouverture du Sauge d'ime nuit
d'été, il ne fallait jamais oublier, disait-il, que l'auteur l'avait écrite à
dix-sept ans : combien la touche en était déjà sûre et la forme achevée !
C'est dans le particulier que Wagner jugeait ainsi les différents
compositeurs dont on venait à parler, et ces conversations nous ont été
transmises soit par M. Dannreuther, soit par M. de Wolzogen dans
RICHARD WAGNER 3o3
SCS intéressants souvenirs. Un jour qu'on discutait sur Berlioz, Wao-ner,
à son sujet, fit une profession de foi bien inattendue. « En musique
instrumentale, dit-il, je suis un rcacticunaire, un conservateur. Je déteste
tout ce qui exige une explication verbale en surplus des sons eux-mêmes.
Par exemple, le milieu de la touchante scène d'amour dans le Roméo
et Juliette, de Berlioz, prétend reproduire en phrases musicales les vers
de Shakespeare relatifs à l'alouette et au rossignol dans la scène du
balcon. Mais elle ne fait rien de pareil et n'est pas intelligible, en tant
que musique. Berlioz augmenta, modifia et gâta son ouvrage ; cette soi-
disant Symphonie dramatique, dans sa forme définitive, n'est ni chair
ni poisson : ce n'est pas le moins du monde une symphonie, à stricte-
ment parler. Ni unité de sujet, ni unité de style; et les récitatifs
choraux, les mélodies et autres parties vocales ont vraiment trop peu
de rapports avec les morceaux symphoniques. Le finale d'opéra, la
partie du père Laurence en particulier, est tout à fait manqué. Cepen-
dant, il y a de belles choses çà et là. Le convoi funèbre est très
touchant : c'est un morceau de maître, aussi bien que l'Oftertoire dans
le Requiem. Le premier thème de la scène d'amour est divin ; la scène
du jardin avec la fête chez Capulet est d'une habileté extraordinaire,
car, pour dire le vrai, Berlioz était diaboliquement habile. J'ai fait une
étude approfondie de son instrumentation dès 1840, à Paris, et depuis,
je me suis souvent remis à ses partitions : j'en ai beaucoup profité
pour apprendre et ce qu'il convenait de faire et ce qu'il convenait
d'éviter. » C'est là de la franchise, à la bonne heure, et Wagner ne
se diminuait en rien pour proclamer quel profit il avait su tirer des
créations de Berlioz. C'est sottise de dire qu'il le méconnut : en voilà
l'aveu formel '.
En ce qui concerne Schumann, il convient d'insister. Wagner
reconnaissait en lui un compositeur délicat de petits chants inspirés,
de jolies pièces de piano, un « peintre de genre » comme Mendels-
sohn était un « paysagiste », et il développait ainsi son jugement :
« La façon propre à Schumann de traiter le piano est insupportable à
mon oreille; tout y est mêlé, confus, et l'on ne peut rendre ses mor-
ceaux sans abuser de la pédale obligée. Quel soulagement d'entendre
ensuite une sonate de Beethoven ! Dans les commencements, j'attendais
plus de Schumann ; ses écrits sur la musique étaient brillants et ses
compositions de piano montraient une grande originalité. 11 y avait
I. Wagner représente ici le classicisme le plus pur et, sans qu'il s'en doute, il termine son discours
par le mot presque textuel de Cherubini, lorsqu'on lui proposait d'aller entendre la .'iymphonie fanias-
tique : « Zc n'ai pas besoin d'aller savoir comment il né faut pas faire. » Ce qui rend le rapprochenien
plus piquant encore, c'est que c'est Berlioz lui-même qui nous a transmis, par ses Mémoires,
bourrade de Cherubini.
3o4 RICHARD WAGNER
dans tout cela beaucoup de fermentation, mais aussi une chaleur
réelle, et des passages nombreux sont vraiment uniques et parfaits.
J'estime aussi très haut un grand nombre de ses mélodies, quoi-
qu'elles ne soient pas aussi belles que celles de Schubert ; il donnait
tous ses soins à la déclamation, et ce n'était pas un petit mérite en
son temps. »
Voilà qui est assez modéré dans la forme, et Wagner n'avait pas
oublié qu'il avait, à ses débuts, trouvé un appui constant dans la
Nouvelle Galette de musique, au moins tant que Schumann en était
resté le directeur; mais malheureusement il ne s'en tint pas là. Après
que les représentations des Nibelungen eurent réuni autour de lui tous
ses admirateurs fanatiques, ses dévots, il se forma comme une société
franc-maçonnique où les esprits libres refusèrent d'entrer, et pour
laquelle les moindres paroles tombant de la bouche du maître prenaient
un air d'oracle. Alors, exalté par l'adoration de cette petite chapelle,
grisé par l'encens qu'on lui brûlait sous le nez, Wagner fut saisi d'un
accès terrible et se reprit à démolir avec fureur les musiciens mêmes
qu'il aurait dû défendre et respecter.
Tant qu'il avait battu en brèche les compositeurs surfaits, français
et autres, tant qu'il avait fustigé de la belle façon les musiciens de
pacotille^ à quelque nation qu'ils appartinssent, rien de mieux, et l'on
ne pouvait que faire chorus avec lui ; mais voilà-t-il pas qu'un beau
jour c'est à Schumann qu'il s'attaque, à Schumann, qui ne devait pas
lui porter grand ombrage avec un seul opéra ; à Schumann enfin,
que tout le monde musical reconnaît actuellement comme le plus
grand musicien symphoniste après Beethoven. Ce qu'il lui reprochait,
c'était d'avoir osé, lui, compositeur bien cloué pour de petites pièces
de chant ou de piano, osé écrire des symphonies, des ballades, des
poèmes, un opéra — il le dit formellement dans l'Œuvre et la mission
de ma vie — et d'avoir ainsi trompé l'Allemand qui voulut voir dans
ces ouvrages le dernier mot de l'art national contemporain — au lieu
de l'aller chercher exclusivement, comme il convient, dans les créations
de Richard Wagner. Mais, pour terrasser un tel homme, il n'était pas
trop de deux ou trois articles, et, en même temps qu'il en rédigeait un
décisif, Wagner en faisait écrire un autre, non moins écrasant, par
l'un d'entre ses commensaux.
Celui-là était le pianiste Joseph Rubinstein, un familier de la maison
de Wagner, qui n'avait que le nom de commun avec les deux frères
célèbres, Antoine et Nicolas Rubinstein, et qui a fini par se tuer,
après avoir dû quitter Bayreuth où l'on rendait la vie trop dure au
serviteur le plus aveuglément dévoué. Ce Joseph Rubinstein donna
RICHARD WAGNER
3o5
donc aux Feuilles de Bayveuth ' un Ions; article : Sur la musique de
Schumami, où il attaquait Tautcur de MauJ'red, non pas comme poète
RICHARD WAGNER EN 1882.
Dessin ù 1.1 mine de plomb de M. Renoir, d'après son esquisse i\ riiuile faite ;i Venise le i5 janvier 1S82.
et musicien dramatique, — Wagner s'était réserve cette tâche, — mais
comme compositeur au point de vue absolu. Il lui reprochait de ne
I. Bayrcuthcr BLvttcr : tel est le titre de ce journal mensuel, moniteur oaiciel du wagncrismc, qui
commença à paraître en janvier 1878, pour la propagation de la foi wagneriennc. 11 Otait redire par
M. de Wolzoj;en sous la direction cl rinspiration de Wajjner, qui y donna beaucoup d'articles et ne
cessa d'y attaquer les disciples ou servants de Schumann : Joachim, mais surtout. lohanncs Brahms. Il
rci^ardc les .symphonies de ce dernier comme de pitoyables imitations de celles de lîeethovcn et déclare
39
3o6 RICHARD WAGNER
pas savoir bâtir un morceau, de procéder toujours par rosalies, en
répétant certains membres de phrases montant par ton ou demi-ton ;
il prenait alors la symphonie en si bémol, en disséquait le premier
morceau et démontrait sans réplique possible le néant de cette compo-
sition. Il ne traitait pas mieux ses délicieuses pièces de piano, au
contraire, et concluait à peu près en ces termes : « ... Même au point
de vue du métier, Schumann manque absolument de sincérité, de
vérité, et il faut souhaiter que les nombreux auteurs qui s'inspirent de
lui se dégagent au plus tôt de cette pernicieuse influence ; autrement,
ce serait la ruine totale du goût et du sentiment. »
Wagner, lui, n'attaqua pas Schumann de front, et c'est dans un
article général sur le poème d'opéra, sur la composition dramatique
en particulier, qu'il l'exécuta en passant. Il parlait là de quantité de
musiciens, de Mozart, de Weber, de Winter, de Spohr, etc., de Ros-
sini enfin, qu'il louait sans réserve et sur lequel il laissait échapper ce
singulier aveu : « On criait beaucoup (en Allemagne) contre Rossini ;
mais, au fond, ce qui nous blessait réellement, c'était moins sa poétique
que son génie. Heureusement que les Rossini sont rares. » Et les
Schumann aussi, n'en déplaise à Wagner. Voici pourtant comment
l'auteur de Tristan jugeait l'artiste auquel on ào\t le Paradis et la Péri :
« ... Mes succès sur le théâtre royal de Dresde ne tardèrent pas à
attirer auprès de moi d'abord Ferdinand Hiller, ensuite Robert Schu-
mann ; ils venaient pour voir de près comment, sur une des scènes
lyriques les plus importantes d'Allemagne, un compositeur allemand,
inconnu jusque-là, pouvait jouir d'une vogue durable auprès du public.
Les deux amis crurent d'abord reconnaître que je n'offrais rien de
particulier comme musicien et que, dès lors, mon succès trouvait son
unique raison dans le texte seul de mes opéras. En vérité, j'estime
aussi qu'il était de la première importance d'avoir un bon poème,
et je m'en ouvris à eux-mêmes, qui étaient en quête de sujets d'opéra.
Ils me demandaient mon avis et, quand je le donnais, se refusaient à
le suivre ; je soupçonne que c'était par défiance des mauvais tours
qu'ils redoutaient de moi. A propos de mon poème de Lohengrin,
Schumann déclara qu'il ne voyait pas là un sujet d'opéra ; en quoi il
différait d'opinion avec le maître de chapelle Taubert, de Berlin, qui,
plus tard, bien après l'achèvement et l'exécution de mon ouvrage, disait
avoir envie de prendre mon texte pour le mettre en musique à son
que les musiciens simplement ferrés sur leur métier qui croient s'élever par leurs symphonies jusqu'à
Beethoven ne fabriquent que du Brahms; ailleurs, dans un morceau sur la vivisection des chiens, qui
l'intéressait vivement, il insinue qu'il n'aurait que faire, à ses obsèques, du Requiem allemand, de
Brahms. Il ne l'eut pas, en effet, mais il eut une magnifique couronne que l'auteur, oublieux de ses
attaques, eut le bon goût d'envoyer pour les funérailles à Bayreuth.
RICHARD WAGNER 307
tour. Lorsque Scluimann composa le poème de sa Geneviève, je perdis
ma peine à vouloir lui faire modifier son troisième acte, qui est d'une
sottise malheureuse; mais il s'emporta, estimant au fond que mes
conseils n'allaient à rien moins qu'à ruiner ses meilleurs effets. Il ne
visait qu'un but : que tout dans son ouvrage fût allemand, chaste et
pur, relevé cependant par quelques pointes de légèreté; et c'est ainsi
qu'il est arrivé à écrire les vulgarités et les grossièretés de son second
finale. J'ai assisté, il y a peu d'années, à Leipzig, à une représentation
très soignée de cette Geneviève, et je dois confesser que le troisième
acte du Bal masqué d'Auber, oeuvre répugnante au premier chef et
bâtie avec des motifs de même acabit, m'a paru un chef-d'œuvre d'es-
prit auprès de la brutalité vraiment écœurante de ce poète et compo-
siteur allemand, chaste et pur. Chose étrange, je n'ai jamais entendu
en Allemagne une seule plainte à ce sujet, tant est grande l'énergie
avec laquelle l'Allemand impose silence à son vrai sentiment, quand il
s'agit d'élever un homme au-dessus d'un autre, par exemple Schumann
au-dessus de moi. »
Tout cela était-il bien sérieux? J'en doute, en vérité, tant ce serait
triste à croire. Et certain paragraphe arrivait où Wagner montrait un
peu le bout de l'oreille et semblait donner à entendre qu'il . écrivait
tout cela pour la galerie. « ... Il se peut, dit-il, que les idées ici
développées soient plus ou moins justes, mais cet article n'est pas des-
tiné à la Galette de Cologne ni à aucune feuille d'importance, en sorte
que, supposé que cela soit mauvais, la chose reste entre nous. »
Accordé ; mais, encore que les Feuilles de Bayreuth n'aient pas en effet
l'importance de la Galette de Cologne, comme Wagner le dit en riant,
était-il bien nécessaire d'imprimer de telles choses, et ne pouvait-il
contenter ces haines de coterie plus discrètement et à meilleur marché?
Ce qui frappait à première vue en Richard Wagner, c'était la vie
extraordinaire qui animait ce corps chétif, surmonté d'une tête très
forte, avec un énorme développement du front. Les caricaturistes, sur-
tout ceux d'Angleterre, ont bien saisi cette disproportion qui le faisait
paraître, plus petit qu'il n'était en réalité. La clarté du regard, la
transparence des yeux adoucissaient ce visage aux lignes très accusées,
et la bouche, malgré la forte saillie du nez et du menton, avait un
caractère inoubliable de douceur et d'affabilité. Bien pris dans sa courte
taille, extrêmement preste de mouvements, d'allure et de gestes, il don-
nait de prime abord l'impression d'une originalité vive et puissante ; il
fascinait par sa conversation, tant il s'animait sur les sujets qui lui
tenaient au cœur et mimait ce qu'il voulait dire. Il avait des violences
de tempérament extraordinaires : chez lui, la gaieté, comme la colère,
3oS
RICHAF'ÎD WAGNER
était tempétueuse et débordante. Était-il pris d'un accès de joie ou de
raillerie, alors il perdait tout ménagement ; il ne savait plus ni de qui
il parlait ni devant quelles gens, et sa femme, dont la diplomatie était
toujours en éveil pour prévenir ses écarts ou réparer ses boutades,
était souvent inhabile à le retenir ou à le rattraper sur cette pente
glissante : il était proprement incoercible.
Où qu'il se trouvât, il éclipsait tout autour de lui, et sa voi.\
mélodieuse ajoutait encore à FefFet musical de son discours ; bref,
son énergie native, irrésistible, sa façon de s'imposer, son don de pro-
duction incessante allaient de pair avec une bonté simple, avec une
sensibilité extrême. Et M. Dannreuther, qui
l'a vu de près, ajoute non sans une nuance
de regret : « L'homme noble et bon, que ses
amis appréciaient, et le critique ou le réfor-
mateur agressif qui s'adressait au public,
faisaient deux individus bien distincts en
Richard Wagner. A l'égard du public et du
monde des chanteurs, acteurs et musiciens,
il avait habituellement une attitude de défi ;
il était toujours sur le point de s'emporter ;
impatient, nerveux, irritable, il semblait
prendre plaisir à mettre en pièces hommes
et choses. « Hélas ! oui, c'était là le côté
fâcheux de sa nature.
Et cependant quel ascendant prestigieux
il exerçait sur tant d'artistes dévoués à sa
cause, comme il les subjuguait, comme il les
fanatisait par un charme supérieur, peut-être
par sa violence même et sans s'inquiéter
jamais des compétitions d'amour-propre qu'il pouvait provoquer entre
eux ! Après les représentations de Parsifal , dans la réception qui
suivit, ne le vit-on pas, au milieu d'un cercle d'admirateurs attentifs,
prodiguer les louanges et les conseils les plus flatteurs à sa chanteuse
préférée. M"''' Materna ? Par un contraste humiliant, M"'' Brandt, qui
s'était vouée corps et âme à son triomphe et qui avait fait une Kundry
incomparable, était dédaigneusement laissée à l'écart, seule avec
M"" Wagner, qui s'efforçait, par ses prévenances, de lui faire oublier
le triomphe écrasant de sa rivale auprès du maître. Et l'héroïque
artiste aurait, par fanatisme, recommencé l'année d'après, si Wagner,
avant de mourir, ne l'avait rayée du nombre des interprètes dignes
de participer aux fêtes de i883 !
v
WAGNER
Lisant aux Champs Elysccs les
journaux de Munich, qui lui ap-
prennent la mort du roi Louis II.
— B Le vrai meurtrier de ce pauvre
prince, ne serait-ce pas moi .' «
{Le Trihiiulct, 27 juin 1S86.)
RICHARD WACNER
3of)
"■j-?^»
La Critique le poui-suivait comme une Furie tant
qu'il vécut.
Qu'il fit un sip^nc, et près de deux cents des meilleurs artistes de
rAllemagne et de l'étranger accouraient pour les répétitions et repré-
sentations de la tétralogie, réparties sur deux étés : tout fiers de
s'associer à son œuvre, ils signaient gaiement l'engagement de passer,
ces deux années-là, trois mois
pleins à Bayreuth, sans gagner drstinkk de iucuard wagner icr-RAs.
plus que leurs frais de voyage
et de logement. Enfin, n'impo-
sait-il pas aux chanteurs les
plus réputés la stricte obliga-
tion de ne pas revenir en scène,
si fort qu'on les applaudît, pour
« mieux rester dans le cadre
de l'œuvre qu'ils devaient pré-
senter au public » ? Et tous se
courbaient sous cette règle de
fer, attendant sans broncher
qu'il plût à Wagner de les
démasquer, revenant tous alors
se grouper en costumes autour
du maître, non pour eux-mêmes
ni pour le public, mais afin de
donner à l'auteur et de lui
a donner peut-être à lui seul,
une dernière vue d'ensemble
de son œuvre >>. Notez que
c'est lui-même qui parle ainsi
dans de brèves notes de service
adressées aux chanteurs : cela
n'est-il pas merveilleux et vit-on
jamais homme exercer un em-
pire aussi grand sur des sujets
plus difficiles à gouverner ?
Tous les gens qui ont approché Richard Wagner ont été captivés,
séduits, dominés par sa personne, aussi bien ceux qui sont entrés
dans son intimité que ceux qui n'ont fait que passer ; mais tous aussi
témoignent des brusques soubresauts de son humeur et de la nécessité
qu'il y avait de plier devant lui. Que dit, par exemple, iM"'" Judith Gau-
tier, qui lui portait une sorte d'admiration religieuse? « 11 y a dans le
caractère de Richard Wagner, il faut bien le reconnaître, des violences
et des rudesses qui sont cause qu'il est si souvent méconnu, mais seulc-
i.: ^^ '1-
A présent,!; elle suit son cercueil"et joue le rolc
lu cheval drapé de deuil.
{Kikeriki, de Vienne, 22 février itS3.)
3,0 RICHARD WAGNER
ment de ceux qui ne jugent que par rextériorité des choses. Nerveux
et impressionnable à Texcès, les sentiments qu'il éprouve sont toujours
poussés à leur paroxysme ; une peine légère est chez lui presque du
désespoir, la moindre irritation a l'apparence de la fureur. Cette mer-
veilleuse organisation, d'une si exquise sensibilité, a des vibrations
terribles ; on se demande même comment il peut y résister : un jour
de chagrin le vieillit de dix ans, mais, la joie revenue, il est plus
jeune que jamais le jour d'après. Il se dépense avec une prodigalité
extraordinaire. Toujours sincère, se donnant tout entier à toutes
choses, d'un esprit très mobile pourtant; ses opinions, ses idées, très
absolues au premier moment, n'ont rien d'irrévocable; personne mieux
que lui ne sait reconnaître une erreur; mais il faut laisser passer le
premier feu. Par la franchise, la véhémence de sa parole, il lui arrive
assez souvent de blesser sans le vouloir ses meilleurs amis ; excessif
toujours, il dépasse le but et n'a pas conscience du chagrin qu'il cause.
Beaucoup, froissés dans leur amour-propre, emportent sans rien dire
la blessure, qui s'envenime dans la rancune, et ils perdent ainsi une
amitié précieuse; tandis que, s'ils avaient crié qu'on les blessait, ils
eussent vu chez le maître des regrets si sincères, il se serait efforcé
avec une effusion si vraie de les consoler, que leur amour pour lui
s'en serait accru. »
Que dit à son tour M. Monod, beaucoup moins intime à Bayreuth?
« C'est là qu'il faut voir et connaître 'Wagner, lorsqu'il met un frein à
sa nature indomptable pour recevoir avec une courtoisie parfaite les
nombreux visiteurs qu'ont attirés les fêtes de Bayreuth. Il exerce sur
ceux qui l'approchent un irrésistible ascendant, non seulement par son
génie musical, par l'originalité de son esprit, par la variété de ses
connaissances, mais surtout par une puissance de tempérament et de
volonté qui éclate dans toute sa personne. On sent qu'on est en pré-
sence d'une sorte de force de la nature qui s'agite et se déchaîne avec
une violence presque irresponsable. Quand on l'a vu de près, tantôt
d'une gaieté sans frein, livrant passage à un torrent de plaisanteries et
de rires, tantôt furieux, ne respectant dans ses attaques ni titres, ni
puissances, ni amitiés, toujours obéissant à l'élan irrésistible du premier
mouvement, on finit par ne plus lui reprocher trop durement les
manques de goût, de tact et de délicatesse dont il s'est rendu coupable ;
on est tenté, si l'on est Juif, de lui pardonner sa brochure sur le
Judaïsme dans la musique ; si l'on est Français, sa pantalonnade sur la
capitulation de Paris; si l'on est Allemand, toutes les injures dont il a
accablé l'Allemagne; comme on pardonne à Voltaire la Pucelle et cer-
taines lettres à Frédéric II, à Shakespeare certaines plaisanteries et
RICHARD WAGNKR 3,,
certains sonnets, à Goethe certaines pièces ridicules, à Victor Hugo
certains discours. On le prend tel qu'il est, plein de défauts, peut-être
parce qu'il est plein de génie, mais incontestablement un homme
supérieur, un des plus grands et des plus extraordinaires que notre
siècle ait produits'. » Il serait impossible de mieux dire en moins
de mots.
Tous les témoignages en font foi : Wagner, comme homme, était
très afïable et de relations charmantes, même à l'égard des Français.
Le peintre Renoir, voyageant un certain hiver en Italie et sachant la
répugnance que marquait Wagner à poser devant aucun peintre, espérait
fort peu faire le portrait du grand compositeur. 11 s'était pourtant muni à
tout hasard d'une lettre d'introduction perdue en route, et la première
personne qui le reçut, quand il se présenta chez Wagner, fut précisé-
ment le peintre russe Paul Joukowski, qui s'était attaché à la fortune du
maître et qui s'occupait alors à faire les maquettes des décors de Par-
sifal •. Comme Renoir lui marquait le but de sa visite, il avoua de son
côté qu'il suivait depuis deux ans Wagner afin de faire son portrait :
« Mais restez, dit-il; ce qu'il me refuse à moi, il peut vous l'accorder;
et quand même, vous ne pouvez partir sans le voir. «
Renoir resta et fit bien Mais écoutez-le parler; c'est un vrai
tableau que ce récit familier, fait par lettre à un ami, de Sa visite à
Wagner : « ... J'entends un bruit de pas assourdi par les épais tapis.
C'est le maître avec son vêtement de velours à grandes manches
doublées de satin noir. 11 est très beau et très aimable. Il me serre la
main, m'invite à me réasseoir et alors commence une conversation des
plus insensées, parsemée de ah! de oh! moitié français, moitié allemand,
avec des terminaisons gutturales. « Je suis bien goûtent (ah! oh! et
un son guttural). Vous venez de Paris? — Non, je viens de Naples »,
et je lui raconte la perte de ma lettre, ce qui le fait beaucoup rire.
Nous parlons de tout. Quand je dis : nous, je n'ai tait que répéter :
« Cher maître, certainement, cher maître. » Et je me levais pour m'en
aller. Alors, il me prenait les mains, me refourrait dans mon fauteuil :
« Addente^ encore un peu; ma îemmQ fa fenir... d
Bref, Wagner, entraîné par la gaieté du peintre parisien qui
l'amuse, offre de poser une demi-heure, le lendemain avant son déjeuner,
à la fois pour le peintre russe et pour le français : « Vous me ferez.
1. Articles de M. G. Monod publiés dans le Moniteur universel sur la tétralogie à Bayreuth en 1S76.
2. « Ce ieune peintre — écrit M""" Judith Gautier — qui, rencontrant Richard Wagner à Naples,
brigua et obtint l'honneur d'être choisi pour faire les décors de Parsifal et quitta tout pour suivre le
inaitre, est le tils d'un des plus illustres poètes de la Russie, qui fut le précepteur d'Alexandre II.
L'artiste s'est installé dans une maison toute voisine de Wahnfried et vit là en ermite, travaillant de
tout son cceur. »
3,2 RICHARD WAGNER
dit-il au premier, tournant le dos à la France, et M. Renoir me fera
de l'autre côte. » [Ah! oh!) « .... Le lendemain, poursuit Renoir,
j'étais là à midi; vous savez le reste. Il a été très gai, moi très ner-
veux et regrettant de n'être pas Ingres. Bref, j'ai, je crois, bien employé
mon temps, trente-cinq minutes : ce n'est pas beaucoup. Mais si je
m'étais arrêté avant, c'était très beau ; car mon modèle finissait par
perdre un peu de sa gaieté et devenir raidc. J'ai trop suivi ces chan-
gements; enfin vous verrez. A la fin, Wagner a demandé à voir. 11
a dit : « Ah! ah! je ressemble à un « prêtre protestant. » Ce qui est
vrai. Enfin j'étais très heureux de n'avoir pas trop fait four; il y a
un petit souvenir de cette tète admirable. »
Voilà comment ce portrait à l'huile, brossé à Palerme en une
demi-heure par le peintre français Renoir, le i5 janvier 1882, surlen-
demain du jour où Wagner avait terminé Parsifal, est un des rares
pour lesquels le maître ait bien voulu poser. « .... Il a répété à plusieurs
reprises que les Français lisaient trop les critiques d'art [ali ! ah! et
un gros rire), les Juifs allemands (et il en nomme un). « Mais, monsieur
c( Renoir, je sais qu'il y a en France de pons garçons que je ne confonds
« pas avec les Juifs allemands. » Je ne puis malheureusement pas rendre
la franche gaieté de toute cette conversation de la part du maître. »
Le singulier Wagner que nous avait fait une légende hostile et
comme il difî"érait de celui-ci, pris sur le vif! Quoi d'étonnant à cela?
Les vrais génies sont aussi simples dans l'intimité que les faux génies
le sont peu. Ceux-ci n'oublient jamais leur personnage et ne se lassent
pas de poser, qui pour le penseur absorbé, qui pour le mystique
exalté. Ce sont de grands comédiens, sinon de grands musiciens.
A LA PORTE DU CIEL.
Wagner dcmaiidaiit il sainl Pierre de lui ouvrir le Paradis.
[Ucr jiiii^c Kilicrild, iS fOvricr iStiJ.)
CHAPITRE XVl
LE GENIE EN FACE DE SES PARTISANS ET DE SES UETRACTELUS
I LIE devait-il advenir de Richard Wagner après sa
mort, et quelle sera vraisemblablement sa place dans
le livre d'or de la postérité ? Eh ! mon Dieu, tout
simplement celle d'un musicien du premier ordre et
dun réformateur inspiré. 11 aura le sort de tous les
génies qui l'ont précédé et dont il s'est ouvertement
inspiré avant que de dégager sa personnalité si
puissante. Aux temps héroïques, lors des grands
combats de plume engagés autour du maître, on le déifiait presque,
on incarnait tout l'art musical en sa personne et l'on n'admettait rien
auparavant, rien après : c'était comme le dieu de la musique descendant
un jour sur terre, éclairant le monde et ne devant plus laisser après
lui que ténèbres. Mais ces excès de pensée et de style, éclatant dans
le feu de la lutte et provoqués par les négations du parti ennemi, se
sont calmés à mesure que le génie ainsi défendu rencontrait moins de
détracteurs et s'imposait à l'admiration durable de tous les esprits
réfléchis.
Ce fut alors une autre antienne. Dès que le génie musical de Richard
Wagner fut reconnu à peu près par tout le monde, apparurent les
wagnéristes de la dernière heure, esprits maladifs et contournés qui,
pour se distinguer d'avec les premiers prosélytes, assagis par l'âge,
imaginèrent de rejeter le musicien en seconde ligne et d'exalter chez
Wagner le philosophe et le poète, pour en faire une sorte de
mystagogue universel. Jeux littéraires destinés à jeter de la poudre
aux yeux des lecteurs naïfs, gageures de jeunes gens en humeur de
rire,' simple cliquetis de mots qui ne veulent rien dire et dont les
premiers à s'amuser sont, il me plait de le croire, ceux qui s y
exercent. Wagner est dans tout, tout est dans Wagner : telle est la
formule néo-panthéistique à laquelle on pourrait ramener ces merveilleux
discours, un peu confus sans doute au premier abord — ces facétieux
épigones l'ayant ainsi voulu pour exaspérer les bourgeois — mais dont
on discerne aisément le fond, peu profond, si touffues que soient les
broussailles entassées pour masquer ce piège à nigauds.
40
3,4 RICHARD WAGNER
Du penseur qu'on s'ingénie à découvrir en Wagner, du philosophe
et du poHticien qu'il croyait être lui-même, autant en emportera le
vent ; du poète, il en restera tout juste ce qui est inséparable du
musicien, la réforme qu'il a conçue et réalisée n'ayant pu être menée
à bien que par un grand compositeur doublé d'un littérateur instruit et
perspicace. Quant au musicien, sur lequel des détracteurs arriérés et
des partisans trop avancés se dépensent en de puérils écrits, c'est une
autre affaire, et l'on peut affirmer, sans se targuer du don de pro-
phétie, que son œuvre entier traversera les siècles, dans la mesure
permise à une œuvre musicale, et rendra le nom de Richard "Wagner
immortel. C'est une destinée commune, en France, aux compositeurs
qui innovent ou réforment que d'être, à leur apparition, combattus par
leurs pairs et défendus par des hommes de lettres : en fut-il autrement
pour Wagner que pour Lulli, que pour Gluck, et ne sont-ce pas des
littérateurs purs, médiocrement musiciens, mais très ouverts aux idées
de progrès, qui furent frappés tout d'abord de l'excellence des réformes
proposées, qui embouchèrent la trompette pour défendre et soutenir le
novateur contre les musiciens ?
Les femmes, aussi, prirent part à la lutte avec leur fièvre habituelle,
et de même qu'au siècle dernier on voyait la reine et la comtesse de
Provence faire cabale, ainsi qu'on disait alors, pour Iphtgénie en Aiilide,
on vit également telle princesse étrangère, telle belle dame de la cour
impériale battre éperdument des mains à Tannhœuser et briser son
éventail de dépit, en faisant tête à toute une salle déchaînée. « ...Un
dernier ennui, mais colossal, écrivait alors cet éternel railleur de Méri-
mée, a été Tannhœuser. Les uns disent que la représentation à Paris
a été une des conventions secrètes du traité de Villafranca ; d'autres
qu'on nous a envoyé Wagner pour nous forcer à admirer Berlioz. Le
fait est que c'est prodigieux. Il me semble que je pourrais écrire
demain quelque chose de semblable en m'inspirant de mon chat mar-
chant sur le clavier d'un piano. La représentation était très curieuse.
La princesse de Metternich se donnait un mouvement terrible pour faire
semblant de comprendre et pour faire commencer les applaudissements
qui n'arrivaient pas. Tout le monde bâillait; mais, d'abord, tout le monde
voulait avoir l'air de comprendre cette énigme sans nom... » Conclusion :
le fiasco est énorme; Auber dit que c'est « du Berlioz sans mélodie ».
Au moins, la bataille poussée à ce degré d'acharnement et menée
des deux côtés avec une furie inimaginable avait-elle quelque gran-
deur ; on s'abordait de front et l'on se portait de terribles coups, sans
faux-fuyants, en criant au génie ou au monstre. C'était la période
héroïque pour Wagner et ses tenants, tandis que les attaques insi-
RICHARD WAGNER 3i3
dieuses des derniers ennemis et les glorifications façonnccs de ses
modernes zélateurs sont empreintes d'une mesquinerie singulière : des
deux côtés s'accuse — ou s'affiche — la décadence. Heureusement que
le génie du maître est assez grand pour résister aux uns comme aux
autres et qu'il ne saurait être jugé à la taille de ses adversaires vieillis
ou de ses dévots de la nouvelle observance. Aujourd'hui, Wagner est
salué compositeur de génie, et les musiciens mêmes qui s'acharnent
désespérément contre lui ne se peuvent tenir de l'imiter, l'occasion
venue, et de se traîner à sa remorque. L'ère héroïque et légendaire
est donc close ; l'âge classique commence ; le maître est entré désormais
dans l'histoire et dans l'immortalité.
Ce malheureux échec de Tannhœuser à Paris, auquel il faut toujours
revenir, était resté comme un point noir dans l'existence de Wagner,
si puissant est l'attrait que notre capitale a toujours exercé sur les
musiciens étrangers. Tantôt, il affectait de s'en désintéresser, assurant
qu'il ne tenait nullement rigueur au public français ; tantôt, il s'en
réjouissait comme d'un bienfait des dieux qui avait sauvegardé son
indépendance d'artiste ; mais, dès qu'il ne parlait plus pour la galerie
et qu'il n'avait plus affaire à des amis de France, il laissait percer dans
ses écrits un regret amer, une rancune insurmontable. Et c'était tout
naturel. Dans les derniers temps de sa vie, il écrivait encore à l'un de
ses partisans qu'il ne voulait pas mourir sans avoir mené son fils à Paris
pour lui montrer l'endroit où Tannhœuser avait été sifflé. Ses amis, pour-
tant, avaient fait l'impossible afin de panser sa blessure, et, dès le
premier moment, des esprits droits, des écrivains d'élite avaient protesté
contre ce jugement sommaire avec une généreuse indignation.
« ... Le succès ou l'insuccès de Tannhœuser ne peut absolument
rien prouver ni même déterminer une quantité quelconque de chances
favorables ou défavorables dans l'avenir. Tannhœuser, en supposant
qu'il fût un ouvrage détestable, aurait pu monter aux nues. En le
supposant parfait, il pouvait révolter. La question, dans le fait, la
question de la réformation de l'opéra n'est pas vidée, et la bataille
continuera; apaisée, elle recommencera. J'entendais dire récemment
que si Wagner obtenait par son drame un éclatant succès, ce serait
un accident purement individuel, et que sa méthode n'aurait aucune
influence ultérieure sur les destinées et les transformations du drame
lyrique. Je me crois autorisé, par l'étude du passé, c'est-à-dire de
l'éternel, à préjuger l'absolu contraire, à savoir qu'un échec complet
ne détruit en aucune façon la possibilité de tentatives nouvelles dans
le même sens, et que dans un avenir très rapproché on pourrait bien
voir non pas seulement des auteurs nouveaux, mais même des hommes
3i6 RICHARD WAGNER
anciennement accrédités, profiter, dans une mesure quelconque, des
idées émises par Wagner, et passer heureusement à travers la brèche
ouverte par lui. Dans quelle histoire a-t-on jamais lu que les grandes
causes se perdaient en une seule partie ? »
Qui parle ce beau langage et qui donc a lu si clairement dans
l'avenir au lendemain de la déroute ? Un homme assurément peu versé
dans les choses de la musique, mais auquel sa haute intelligence avait
révélé les lois éternelles de toute œuvre d'art et dont la plume acérée
les avait jetées sur le papier avec une chaleur éloquente. Et nul non
plus n"a mieux dépeint que Baudelaire l'enfièvrement qui s'empare des
esprits à la première audition d'œuvres de Richard Wagner, et cette
sorte d'envahissement moral qui fait que tant d'amateurs, une fois
qu'ils ont pénétré un peu avant dans sa musique, n'en veulent plus
entendre aucune autre et lui reviennent toujours.
« Aucun musicien n'excelle, comme Wagner, à peindre l'espace et
la profondeur, matériels et spirituels. C'est une remarque que plu-
sieurs esprits, et des meilleurs, n'ont pu s'empêcher de faire en plusieurs
occasions. Il possède l'art de traduire, par des gradations subtiles,
tout ce qu'il y a d'excessif, d'immense, d'ambitieux, dans l'homme
spirituel et naturel. Il semble parfois, en écoutant cette musique ardente
et despotique, qu'on retrouve peintes sur le fond des ténèbres, déchiré
par la rêverie, les vertigineuses conceptions de l'opium. A partir de ce
moment, c'est-à-dire du premier concert', je fus possédé du désir
d'entrer plus avant dans l'intelligence de ces œuvres singulières. J'avais
subi (du moins cela m'apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une
révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pou-
vais m'empêcher d'y vouloir retourner sans cesse. Dans ce que j'avais
éprouvé, il entrait sans doute beaucoup de ce que Weber et Beethoven
m'avaient déjà fait connaître, mais aussi quelque chose de nouveau que
j'étais impuissant à définir, et cette impuissance me causait une colère
et une curiosité mêlées d'un bizarre délice. Pendant plusieurs jours,
pendant longtemps, je me dis : « Où pourrais-je bien entendre ce soir
« de la musique de Wagner? » Ceux de mes amis qui possédaient un
piano furent plus d'une fois mes martyrs. Bientôt, comme il en est de
toute nouveauté, des morceaux symphoniques de Wagner retentirent dans
les casinos ouverts tous les soirs à une foule amoureuse de voluptés
triviales. La majesté fulgurante de cette musique tombait là comme le
tonnerre dans un mauvais lieu. Le bruit s'en répandit vite, et nous
1. Le premier concert donné par Richard Wagner au Théâtre-Italien de Paris est du 25 jan-
vier i8ôo. Cet article parut dans la Revue eiiropéeiine du i"'' avril i8Ci, soit iininédiatement après la
débâcle de Tannhcvuscr.
RICHARD WACiNF. R
3-7
eûmes souvent le spectacle comique d'hommes o-raves et délicats suliis-
sant le contact des cohues malsaines, pour jouir, en attendant mieux,
de \a marche solennelle des Invités au Wartburg ou des majestueuses
noces de Lohengrin. »
« Où pourrais-je entendre de la musique de Wagner? » Quel cri du
cœur et combien l'ont poussé, dans les premiers temps de la révélation
wagnérienne en France ! Mais quelle fut donc l'origine et quelle est
la raison de ce pouvoir souve-
rain, de cette attraction fasci-
natrice que la musique de
Waoner exerce invinciblement
sur tous les gens qui n'y oppo-
sent pas une résistance achar-
née et de parti pris ? Elle pro-
vient sûrement de la façon dont
le maître a conçu son œuvre
d'art entière, car ce n'est pas
seulement un charme musical
qui s'en dégage, et du bonheur
avec lequel il a fondu tous les
éléments émotionnels dans une
œuvre d'art homogène, en
attribuant à tous un rôle égal,
sans en laisser dominer un seul
au détriment des autres. Cela
doit tenir aussi à ce que Richard
Wagner, préoccupé surtout de
traduire et d'exprimer des sen-
timents, des mouvements de
A BAYREUTH.
Richard Wagner à Kikeriki. —Vous le voyez, clier
ami, il y a ici des gens qui applaudissent.
A'iVv-eriA-i. — X'ous faites erreur, grand maître; ils ne
l'âme, de peindre moins les font que joindre leurs mains .lU-dessus de leur tète.
événements extérieurs, que les ^vAm/,/, de vienne. 3 août iss-.i
passions qui les ont provoqués
ou les. conflits qui en résultent dans l'àme de ses héros, du même
coup, pénètre au plus profond du cœur de ses auditeurs.
En fait, sa proscription de l'histoire au profit du mythe équivalait
à dire que dans toute action scénique, dans tout drame, au sens ori-
ginel du mot, il ne cherchait qu'un sujet très simple et simplement
traité, dépourvu surtout des combinaisons et péripéties dramatiques en
faveur dans l'opéra ordinaire. Or il trouvait cela aussi bien dans
l'histoire héroïque des siècles passés que dans la légende pure, telle-
ment que beaucoup de ses poèmes se meuvent dans l'histoire, dans
3,8 RICHARD WAGNER
l'histoire rudimentaire il est vrai, mais non plus seulement dans la
légende. Qu'il ait formulé ses préférences d'une façon trop exclusive
et trop absolue, cela ne paraît pas douteux; mais il n'est pas douteux,
non plus, que les raisons de son choix étaient judicieusement déduites :
étendez seulement à l'histoire embryonnaire ce qu'il dit du mythe,
— comme il l'a fait d'instinct en passant de la théorie à la mise en
œuvre, — et vous devrez reconnaître qu'il avait pleinement raison. Il
était dans le vrai, dans le vrai pour sa nature artistique et son tem-
pérament musical, lorsqu'il résolut d'adopter des sujets appartenant à
la légende (et à l'histoire en formation, aurait-il dû ajouter), parce que,
disait-il, les éléments émotionnels d'une donnée mythique sont toujours
peu complexes et se peuvent aisément dégager de tout détail accessoire,
parce que c'est seulement dans le cœur d'une histoire et dans son pathé-
tique essentiel que le musicien puisera ses meilleures inspirations.
Cette observation témoignait à la fois d'un retour clairvoyant sur
lui-même et d'une connaissance exacte du public, plus accessible aux
émotions, aux sentiments simples, qu'aux raffinements et complications
de passion. Mais ce n'était pas tout que de l'avoir faite, il fallait en
tirer parti, et c'est à quoi tendaient les procédés de Wagner dans la
conception première et dans l'exécution définitive de ses ouvrages,
quand il accouplait divers arts ensemble : musique, poétique ou
mimique, en tenant toujours entre eux la balance égale. « Je reconnus,
répète-t-il avec insistance, que précisément là où l'un de ces arts attei-
gnait à des limites infranchissables, commençait aussitôt, avec la plus
rigoureuse exactitude, la sphère d'action de l'autre; que, conséquem-
ment, par l'union intime de ces deux arts, on exprimerait avec la
clarté la plus satisfaisante ce que ne pouvait exprimer chacun d'eux
isolément; que, par contraire, toute tentative de rendre avec les moyens
de l'un d'eux ce qui ne saurait être rendu que par les deux ensemble,
devait fatalement conduire à l'obscurité, à la confusion d'abord, et
ensuite à la dégénérescence, à la corruption de chaque art en particu-
lier. » Voilà qui est fort bien dit en théorie ; mais comment procédait-il
dans la pratique, car il n'est cerveau si vaste et si richement orga-
nisé qui puisse enfanter d'emblée une œuvre aussi complexe ? Il était
donc obligé de suivre un ordre et, dans la besogne préparatoire au
moins, il lui fallait diviser ce qui, plus tard, devait paraître issu d'un
seul effort de volonté.
Lorsque Wagner avait fixé son choix sur tel ou tel sujet, le pre-
mier travail, et non le plus facile à ses yeux, était de condenser en un
canevas très serré les fils épars du mythe auquel il s'était arrêté et de
les tresser, pour ainsi dire, à nouveau. Tâche préliminaire formidable
RICHARD WAGNKR 319
et dont on peut se faire une idée en pensant à combien de sources
diverses il devait aller puiser ses matériaux avant de les fondre et de
les souder pour obtenir un tout hom.ogène. Une fois qu'il en avait fini
avec ces recherches pittoresques ou littéraires et lorsque les person-
nages se détachaient clairement à ses yeux, il entamait son ébauche ;
ici commençait le travail proprement dit de Fauteur dramatique. En
donnant corps aux actes et aux scènes, il ne perdait pas un instant de
vue le théâtre, et la représentation avait lieu, pour ainsi parler, dans
son esprit.
Avant tout, il voulait que le dialogue, dans chaque scène, mît à nu
les motifs intérieurs qui guidaient les personnages et que, d'une scène
à l'autre, la marche du drame apparût comme étant le résultat direct
de ces sentiments pour s'arrêter, à la fin de chaque acte, sur quelque
événement décisif, sur un point culminant de l'histoire. La pièce une
fois esquissée et les principaux passages du dialogue fixés, Wagner
s'occupait de mettre son poème en vers, recherchant surtout l'accentua-
tion rythmique et s'efforçant de concevoir à la fois le vers et le son
musical, tant la syllabe prononcée, à ses yeux, devait être adhérente,
adéquate à la syllabe chantée. Et quand son poème avait ainsi pris
corps, il entreprenait la musique, ou plutôt il commençait à l'écrire,
car, en fait, le poète et le musicien ne faisaient qu'un chez lui ; la
conception musicale allait de pair avec la conception poétique, la devan-
çait peut-être en certains cas.
Dès la première période d'incubation de son œuvre, alors qu'il ne
faisait qu'entrevoir et caractères et situations, il se présentait à son
esprit certaines phrases musicales, certains motifs, — les Leitmotn>e
comme il les désigna plus tard — qui déterminaient pour lui les émo-
tions dominantes ou les traits caractéristiques de ses personnages. Ces
motifs, et d'autres de même origine, deviennent les sujets, à propre-
ment parler les thèmes, que le symphoniste dramatique manie en se
servant de toutes les ressources orchestrales de Beethoven, mais en y
ajoutant tout ce que peut lui suggérer le cours de l'action dramatique.
Les tableaux et les événements qui se déroulent sur la scène deviennent
ainsi comme des visions expliquées par la musique symphonique ; 1 or-
chestre prépare et met à flot l'action, appuie sur les détails, rappelle
les événements passés et devient, en quelque façon, la conscience
artistique de toute l'œuvre'.
I. Ces considérations sur l'cntantement des opcras de \^"agner, rcsumccs ici d'aprcs le travail de
M. Dannreuther dans le Dictionnaire de musique de Grove, sont d'autant plus curieuses à connaiire
qu'elles doivent venir de Wagner lui-même. M. Dannreuther paraît aller un peu loin quand il affirme
que Wagner ne veut pas de narrations dans ses opéras et qu'il prétend que tous les faits importants
se déroulent sur la scène, — il n'est presque aucun de ses ouvrages, au contraire, uix les récits ne
3zo
RICHARD WAGNER
Assurément, il serait intempestif de demander à tous les musiciens qui
écrivent pour le théâtre un tel travail préparatoire, une somme égale
de connaissances diverses, en un mot, une méthode identique pour
concevoir, pour exécuter, et Richard Wagner aurait été le premier
à réprouver de telles exigences. C'est sottise de répéter que Tauteur
de Tristan a perdu tous les compositeurs de son temps qui n'ont
pas réagi contre son influence, et ceux qui s'en vont prêchant la croi-
sade contre cet « hérésiarque musical » savent fort bien qu'il ne dépend
ni d'eux, ni de personne, d'arrêter le mouvement qui pousse un art
dans les voies ouvertes à la suite d'un oénie novateur : comme les
charlatans de village, ils ne font du bruit que pour retenir un peu
\t^
EXCLAMATION D U N K A N A T 1 Q U t DE RICHARD WAGNER.
« Bienheureux luaitrc, les bassons sont avec toi ! »
Il y il dans cette légende un ii-peu-près assez fade en allemand et intraduisible en tianv'ais.y
'KiUcriliî, de Vienne. 6 aoiit iSS^.)
plus longtemps les badauds autour de leur estrade. 11 est dans les lois
générales de l'univers qu'un génie hors ligne attire à lui, par son seul
rayonnement, tous les artistes contemporains ; mais il n'est pas en son
pouvoir de diriger en tel ou tel sens l'influence géniale que le Ciel lui
a départie, ni de faire qu'elle soit bienfaisante ou maligne sur ceux qui
tiennent une place considérable; — mais il est plus dans le vrai quand il résume en peu de mots les
diUérentcs façons dont Wagner, successivement, a compris la mélodie chantée et traité les voix. Il ne
cherchait d'abord, dans Rieri^i, que de simples mélodies, dans lesquelles le chanteur produisit
facilement de l'effet; puis, dans le Vaisseau fantôme et plus consciemment dans 7"ii)i«/uri(ïer, le flux et
le reflux mélodique est réglé par l'action dramatique; dans Lohengrin, les sentiments en jeu tout
autant que les particularités de la mélodie attirent l'attention, tandis qu'une harmonie et une instru-
mentation caractéristique accentuent l'esquisse mélodique; enfin, dans ses derniers ouvrages, la
mélodie vocale jaillit directement des paroles; elle est souvent indépendante de l'orchestre et dans
certains cas, à vrai dire, elle n'esi qu'une version intensifiée des sons parlés de la langue allemande.
RlCHAkl) WAGNER 321
la subissent : c'est à ceux-ci d'en savoir tirer profit, suivant leurs
forces, et de s'abandonner au courant sans s'y noyer.
Dans l'ordre de la musique dramatique, il en fut ainsi avec Gluck,
à la fin du xviu'' siècle, avec Rossini, au commencement du xi\% et si
l'influence exercée par Richard "V\''agner paraît plus frappante, c'est
quelle embrasse un champ plus vaste, comprenant à la fois la con-
ception du drame, l'élaboration de la parole, la manipulation de
rorchestre, alors que l'influence de Gluck ne se fit sentir que sur la
déclamation proprement dite, et celle de Rossini sur la production
mélodique pure. 11 faut ajouter, pour compléter ce rapprochement, que
Gluck et Rossini ne visaient aucunement à exercer un ascendant quel-
conque sur les musiciens qui vivaient de leur temps ou qui viendraient
DIFFERENCE ENTRE DEUX COMPOSITEURS CELEBRES.
Mozart jouait seul et sans accepter d'hono- Richard Wagner emploie des centaines de
raircs : il était applaudi par des centaines de per- chanteurs, de musiciens; des milliers de gens
sonnes. louent des places et il est seul à applaudir.
yKikcriki, de Vienne, 6 août 1SS2.)
après eux; Tinfluence de leur génie fut toute spontanée et inconsciente,
même en tenant compte de TÉpître dédicatoire à^Alcestc. Wagner, au
contraire, ambitionnant le rôle de chef d'école et de novateur, ratiocinait
sur lui-même et réunissait toutes ses idées en corps de doctrine, afin
d'assurer à son œuvre un empire et plus durable et plus étendu.
Doutez-vous qu'il y ait réussi ? La musique ou l'école, que certains
balourds s'amusent à appeler encore « école ou musique de l'avenir »,
est bien déjà celle du présent, car de nombreux faits démontrent que
les destinées de l'opéra moderne y sont étroitement liées. Il n'est plus,
à cette heure, un seul compositeur vraiment digne de ce nom qui ne tende
à se servir des créations de Richard Wagner, comme tous les succes-
seurs de Gluck, Salicri en première ligne, se sont approprié les inno-
vations de ce génie supérieur.
4>
322 RICHARD WAGNER
Mais c'est affaire à eux de profiter des conquêtes du génie dans la
mesure de leurs moyens, et de dégager, s'il se peut, leur individualité
propre en puisant dans la musique ou les procédés du maître seule-
ment ce qui doit convenir à leur nature particulière. C'est là un travail
encore assez difficile et qui demande, outre l'inspiration personnelle,
beaucoup de judiciaire et de sens artistique : à défaut de l'un et de
l'autre, on verse, ou dans l'imitation servile, inintelligente, ou dans la
négation obstinée, inintelligible. Et d'ailleurs, s'il fallait prémunir les
compositeurs contre une propension fâcheuse à pasticher servilement
Richard Wagner, afin d'arriver plus vite à la réalisation d'oeuvres
similaires, nul plus que lui ne serait habile à leur signaler les dangers
d'une telle entreprise et son inanité, car nul ne se connaissait mieux,
n'avait plus réfléchi sur lui-même et sur son art.
ft Toutes les fois qu'un compositeur de musique instrumentale
abandonne la tonalité, disait-il, il est perdu. » Et, pour compléter sa
pensée, il prenait dans ses œuvres, dans Lohengrin, dans Tristan,
certains exemples de modulations éloignées, tourmentées, qui passaient,
emportées par l'élan de la situation dramatique, alors qu'elles auraient
profondément choqué dans une composition purement instrumentale :
« Que l'occasion se présente, ajoutait-il, et je puis me risquer à peindre
des chos&s violentes, terribles, parce que l'action les rend compréhen-
sibles ; mais que la musique, séparée du drame, affecte de telles audaces,
et tout aussitôt elle paraîtra grotesque et barbare.. En vérité, j'ai peur
que mes partitions ne soient guère utiles aux compositeurs de musique
instrumentale; elles n'admettent pas la condensation, la dilution moins
encore ; elles menacent d'égarer, et, dès lors, le plus sage est de les
laisser de côté. Je dirais volontiers aux jeunes gens qui veulent écrire
pour le théâtre : « Tant que vous serez jeunes, abstenez-vous du
« drame, écrivez des opérettes [Singspielé). » Voilà pour les composi-
teurs en goût d'imiter Richard Wagner des conseils autrement judicieux
et profitables que maintes déclamations mystiques avec anathèmes
contre le démon de Bayreuth, accompagnées de béates génuflexions
devant le dieu Mozart.
D ailleurs, les compositeurs du monde entier, même les plus avan-
cés dans leur carrière et les plus glorieux, ont conscience aujourd'hui
de la supériorité d'un tel génie et la proclament, pour peu qu'ils
soient de bonne foi. 11 ne reste plus pour le méconnaître et le com-
battre que ceux dont le sens artistique est primé par l'amour-propre
ou par l'instinct commercial et qui cherchent à reculer le triomphe
définitif du génie, afin de prolonger d'autant le débit de leurs produc-
tions frelatées que ces créations supérieures feraient justement rentrer
RICHARD WAGNFR 323
dans le néant. l-",t de même que les musiciens, les critiques, partout
ailleurs qu'en France, ont tous fait amende honorable au i^n-and com-
positeur trop longtemps méconnu. Richard Wagner est mort juste à
l'heure où le seul écrivain musical d'Allemagne qui lui fît encore oppo-
sition, le plus considérable il est vrai, M. Edouard Hanslick, venait
de lui rendre hommage en confessant son génie, en reconnaissant
que, par tout le monde musical, en Italie, en France, en Allemagne,
il ne restait debout que Richard Wagner.
C'était à propos du Tribut de Zamora, dont l'échec à Vienne
avait été exemplaire : « A qui s'adresser désormais pour l'opéra, se
demandait l'écrivain, car il n'y a même plus en France de quoi
alimenter un répertoire. Avec Bizet a disparu prématurément le talent
nouveau qui donnait le plus de promesses ; la musique de Massenet
manque de jeunesse, et les deux pontifes bien connus de l'art
parisien, Ambroise Thomas et Gounod, ont beaucoup vieilli. Ah! c'est
une triste chose que la vieillesse, lorsque l'orgueil continue à entretenir
la fièvre de production, sans parvenir à rendre à la fantaisie créatrice
le feu qui réchauffait autrefois et qui est désormais éteint ! « 11 ne
« faut pas s'exposer à devenir une vieille danseuse, disait Rossini ; on
« ne me fera plus danser. » Rossini s'était fait une vieillesse facile,
paresseuse si l'on veut ; mais combien il devait lui être agréable
d'entendre dire autour de lui : « Quel dommage qu'il ne veuille plus
«écrire! » Tandis que ses deux confrères parisiens sont exposés aujour-
d'hui à entendre la foule murmurer tout bas : « Quel dommage qu'ils
« ne veuillent pas cesser d'écrire! » — Quelqu'un avait déjà dit
tout cela, même en France, avant M. Hanslick, mais il était bon
que celui-ci l'écrivit à son tour : la vérité n'est d'aucun pays et il
n'est jamais tfop tard pour la proclamer.
Richard Wagner est mort, et ses détracteurs français n'ont pas
désarmé. On aurait eu grand tort d'espérer le contraire. Il fallait avoir
une forte dose de naïveté pour croire que des gens dont le siège est
fait depuis la représentation de Tannhœuser à Paris, et qui se sont,
durant plus de vingt ans, enferrés comme à plaisir dans la négation
complète des chefs-d'œuvre de Richard Wagner, n'attendaient que sa
mort pour faire volte-face et s'incliner devant son génie en confessant
leur erreur aux yeux du monde entier. Il faut un certain courage,
ou tout au moins une certaine bonne foi, pour agir de la sorte, et ce
qui a paru tout simple à M. ' Hanslick, le critique éclairé de Vienne,
aurait semblé faiblesse insigne aux journalistes français, qui ne se
rétractent jamais, dussent-ils aller à l'absurde. Et ils y vont.
Tant que Wagner était vivant, ils pouvaient couvrir leur entête-
324 RICHARD WAGNER
ment d'un semblant de patriotisme ; ils allaient prenant des airs de
justiciers, affirmant qu'ils condamnaient seulement l'homme et réser-
vaient leur Jugement sur le compositeur jusqu'au jour où sa mort,
calmant leurs susceptibilités, les laisserait libres de prêter l'oreille à sa
musique. Ils le disaient, et certaines gens les croyaient; mais ces
scrupules leur étaient venus un peu tard. Ils n'avaient pas hésité, dès
l'origine, à porter le jugement le plus irréfléchi non seulement sur
Tannhœuser, mais sur l'œuvre entier d'un compositeur qu'ils couvraient,
sans le connaître, de huées et de risées. C'est après bien des années,
lorsqu'ils virent le public applaudir et qu'ils se sentirent de plus en
plus isolés dans leur opposition obstinée, qu'ils imaginèrent cette dis-
tinction subtile entre l'homme et le compositeur, qu'ils voulurent
arrêter ce mouvement irrésistible en appelant la police à leur aide, au
nom du patriotisme outragé.
Wagner avait prêté le flanc, c'est vrai, et ces scrupules, même
exagérés, n'auraient rien eu que de respectable s'ils eussent été sin-
cères; mais quelle apparence qu'ils le fussent? Par ce grand étalage de
beaux sentiments, ces Aristarques fourbus cherchaient uniquement à
masquer un temps, à retarder leur irrémédiable défaite ; eux-mêmes
l'ont prouvé en injuriant, en outrageant de plus belle, après sa mort,
l'homme et l'artiste à qui ils avaient promis justice et répit dès qu'il
aurait eu le bon goût de mourir. Ce n'était qu'un faux semblant, et sa
mort leur importait peu. La seule chose qui les préoccupât et qui les
préoccupe encore était leur propre influence, qu'ils croyaient grande,
et qui se trouve être nulle et sans portée.
Est-ce à dire que le temps soit déjà venu de jouer à Paris quelque
opéra complet de Wagner, fût-ce Lohcugrin? Certes, le nombre va
croissant des amateurs qui admirent les œuvres de Wagner ou qui
sont seulement disposés à les écouter d'une oreille attentive; mais,
outre que les gens de sens rassis sont peu manifestants de leur
nature, il suffit d'un siffleur entêté pour gâter le plaisir ou troubler
l'attention de deux ou trois mille auditeurs. Et qu'importe, après tout,
qu'on joue ou qu'on ne joue pas Lohengrin à Paris ? En quoi cette
représentation peut- elle augmenter le renom d'un compositeur dont
les opéras sont admirés, applaudis partout ailleurs qu'en France et
qui, de l'aveu d'un ennemi d'hier, est le seul maître encore debout
dans le monde musical ? L'aveu est précieux à noter venant d'un
adversaire aussi convaincu que M. Hanslick l'était naguère, et cette
conversion éclatante, au moment où l'on cherchait à galvaniser certains
opéras mort-nés de musiciens français, devrait faire réfléchir tout
écrivain un tant soit peu prudent. Mais à quoi bon réfléchir? Les
RICIIAllD WA(JNER
325
journalistes français n'ont-ils pas eu de tout temps la science infuse
et le verbe haut, depuis les contempteurs de Gluck jusqu'à ceux de
"Wagner, sans oublier ceux de Mozart et de Beethoven, de Wcbcr et
de Berlioz?
REPRÉSENTATION d'uN OPÉRA EN PRÉSENCE DU « MAITRE ».
(OberlaMidcr, Flicgendc Blœtler, de MunL'li, 1880.)
Le fait qu'on continuerait à ne pas jouer d'opéra de Wagner à Paris
ne nuirait qu'aux amateurs français très désireux de les entendre et,
quant à Wagner, il ne souffrira pas plus, en définitive, de cet ostra-
cisme prolongé ou de ces critiques injurieuses que n'en ont souflert ses
326 RICHARD WAGNER
devanciers. Si Ton pouvait me dire en quoi la gloire de Weber et de
Beethoven a été moins grande alors qu'on les ignorait ou qu'on les
critiquait violemment en France, j'admettrais volontiers que le juge-
ment de notre pays a une importance quelconque, opposé à celui de
toute l'Europe ; mais c'est régulièrement le contraire qu'on observe
dans l'histoire musicale, et il n'est pas jusqu'à ce pauvre Mendelssohn,
si poétique et si délicat pourtant, que nous n'ayons accueilli d'abord
avec une froideur polie. En fut-il, de son vivant, moins fêté en Alle-
magne, en Angleterre? En fut-il moins goûté, même en France, après
sa mort ?
Quand bien même on jouerait avec succès Lohengrin à Paris, les
derniers clabaudeurs pourraient toujours se retrancher dans cette
objection que ce n'est pas là le vrai Wagner, qu'il faudrait essayer de
Tristan et Iseult , des Maîtres Chanteurs, de Parsifal, enfin d'un
ouvrage où l'auteur ait pleinement réalisé ses réformes du drame lyrique
ou de l'opéra, comme on voudra dire, et que jamais ces œuvres ne
s'acclimateraient à Paris. Pour Parsifal, il se peut faire, moins à cause
de la musique que du poème, absolument contraire aux idées qu'un
public français se forme d'une action théâtrale. Autre chose est de Tristan
et surtout des Maîtres Chanteurs, qui pourront forcer l'admiration
même des auditeurs français, mais seulement lorsque ceux-ci se seront
peu à peu préparés, habitués aux théories essentiellement louables de
Richard Wagner. Son oeuvre d'art est à ce point diflFérente des pro-
ductions musicales qui règlent la mode à Paris qu'il s'écoulera long-
temps avant que ces théories y aient acquis force de loi ; mais cette
lenteur même à s'imposer au goût d'une nation est un gage de durée,
et les œuvres qui pèsent le moins dans la balance de l'histoire sont
presque toujours celles dont le monde, aveuglément, s'est le plus
engoué à l'origine et que les esprits indépendants ont eu le plus de
peine à déraciner.
De cette union absolue de la poésie et du drame, rêvée et réalisée
par Wagner, de cette fusion complète entre l'orchestre de Beethoven
et la parole déclamée de Gluck ; de cette symphonie en un acte, établie
sur des motifs-types qui reviennent travaillés, accouplés à l'infini pour
expliquer et commenter le drame, de ce magnifique tissu orchestral
au-dessus duquel court la mélodie vocale, de la déclamation la plus
juste, sans aucune répétition de parole, sans nul ensemble convention-
nel ; de tous ces éléments associés et fondus dans un cerveau de
génie il est résulté une œuvre d'art tout à fait nouvelle et tellement
contraire aux productions courantes qu'il est presque impossible d'en
donner une idée à ceux qui ne la connaissent pas. Certains ont
RICHARD WAGNER 3^7
essayé de le faire en ayant recours à l'amplification poétique et n'ont
obtenu qu'un résultat négatif. J'ai sur ce point l'aveu de nombreux
convertis qui, d'abord ignorant tout à fait Wagner, m'auraient volon-
tiers reproché de le défendre et qui, maintenant, ne veulent presque
plus entendre d'autre musique que la sienne : ils l'admirent sans jamais
s'en lasser et confessent ne savoir comment faire partager leur jouis-
sance au commun des amateurs.
Qu'est-ce que Berlioz aurait dit des Nibeliingen et de Parsifal, lui
qui dénigra si fort Tannhœiiscr et qui déclarait le prélude de Tristan
une énigme indéchiffrable ? Ah ! pauvre Berlioz ! ce fut son tort le plus
grand comme homme et sa faute la plus grave comme artiste que
d'avoir méconnu Wagner, que de l'avoir desservi avec une animosité
haineuse. Aveuglé par le dépit qu'il éprouvait à voir son rival, son
cadet, un étranger, lui barrer le chemin de l'Opéra, où Tannhœiiscr
semblait prendre la place des Troyens, il ne comprit pas que, pour
la foule ignorante et moutonnière, il n'y avait nulle différence entre
les deux opéras, entre les deux musiciens, et que l'un et l'autre
auraient le même sort à peu d'intervalle. Kn poussant à la ruine de
Tannhœuser, il préparait la défaite des Troyens. Ce fut de sa part
un acte et malhonnête et maladroit. C'est sur lui, sur ses méchants
articles que s'appuient encore aujourd'hui les derniers ennemis de
Richard Wagner, tandis que Wagner, lui, n'a jamais jugé Berlioz
avec aigreur dans ses écrits. W^agner, c'est vrai, de dix ans plus
jeune, a beaucoup profité des innovations introduites par Berlioz dans
la technique orchestrale; mais c'était son droit, et Berlioz, au lieu de
lui nuire, aurait beaucoup mieux fait d'étudier, d'approfondir et de
mettre à profit les admirables réformes tentées dans l'opéra par un
rival, qui, s'il s'était fait son disciple dans l'art de l'instrumentation, s'est
montré son maître au théâtre.
Les plus chauds partisans de Berlioz sont bien forcés de recon-
naître aujourd'hui que ce déni de justice fut une maladresse insigne,
et celui de nos compositeurs qui a le plus hérité de lui, qui le veilla,
le soutint jusqu'à la mort et qui garde à sa mémoire un culte attendri,
ne l'a pas caché, de son vivant même, au maître qu'il aimait : « Je suis
fâché de vous le dire, mon cher Berlioz, mais sachez bien que la
chute du Tannhœuser, à laquelle vous avez tant soit peu contribué, a
préparé la chute des Troyens, chute moins éclatante, moins brusque,
mais non moins réelle que l'autre. Mieux valait pour vous que les
Troyens entrassent à l'Opéra à la suite du Tannhœuser, et même de
Lohengrin, que de ne pas y entrer du tout. »
C'est le même écrivain qui formulait ensuite en termes passionnés
328
RICHARD WAGNER
une idée qui m'est chère, ainsi qu'à lui, et sur laquelle je veux
terminer ce long travail; aussi bien est-ce toujours de Richard Wagner
qu'il s'agit : « Poser ainsi devant une génération d'artistes qui vit,
qui pense et qui travaille, ces colonnes d'Hercule faites avec les osse-
ments de ceux qui sont morts, c'est nier le progrès, c'est vouloir
rompre violemment une chaîne dont les anneaux doivent arriver, en se
multipliant, jusqu'aux époques les plus éloignées. Ces morts illustres
que vous acclamez aujourd'hui n'ont-ils pas vécu, pour la plupart,
critiqués ou méconnus comme ceux qui vivent et que vous repoussez
aujourd'hui?... O pieux thuriféraires des gloires du passé, oublierez-
vous donc toujours que les novateurs, que les romantiques de la veille
deviennent les classiques du lendemain ? Du vivant de Beethoven et
de Weber ne leur opposait-on pas Haydn et Mozart, comme vous
opposez aujourd'hui à Wagner et à Berlioz Beethoven et Weber ?
N'avez-vous jamais pensé que, dans un avenir peu éloigné, car le
temps marche vite , Wagner et Berlioz seraient les béliers avec
lesquels on battrait en brèche quelque vivante renommée contempo-
raine ? Les classiques ! les classiques ! dites-vous ; tenons-nous-en aux
classiques ! Mais Wagner et Berlioz, dans quelques années d'ici, seront
des classiques!... Depuis combien de temps Mendelssohn est-il un
classique? Depuis qu'il est mort. »
C'est là la vérité vraie, celle qu'il n'est pas toujours bon de dire,
mais qui finit tôt ou tard par triompher, si violemment qu'on lui
résiste, si puissants que soient les intérêts ligués contre elle. Et la
preuve en est que la prédiction de M. Reyer s'est déjà réalisée :
aujourd'hui Berlioz est un classique, presque un ancien, et c'est Wagner
qui rayonne, éblouissant, sur tout le monde musical.
RICHARD WAGNER DANS o LANNEAU DU NIBELUNG «.
Le inonde entier se prosterne à ses pieds.
{Caricalurc alU'tnanJc. 1S76.)
fej^^^!^^-v:T:.^'4>4\te, V...--. v-.;
APPENDICE
LES ŒUVRES DE RICHARD WAGNER DANS LES CONCERTS DE PARIS
E petit travail qui va suivre n'est rien de plus qu'un mcmentu musical. 11
est bourré de titres, de dates et de noms propres ; mais, par cela même
et parce qu'il est d'une précision historique indiscutable, il offrira sûre-
ment quelque intérêt aux gens qui n'écoutent pas seulement de la
musique au jour le jour et qui aiment, de temps à autre, à regarder
en arrière, atin de mieux juger du chemin parcouru. Tel est l'esprit qui m"a guidé en
l'écrivant; je me flatte d'ailleurs que les plus anciens détracteurs de Richard Wagner
y trouveront matière à réflexion.
Les théâtres n"ont rien fait pour Richard Wagner en France, et c'est par les concerts
qu'il est arrivé à la gloire, au succès incontesté, même à Paris, lui, compositeur essen-
tiellement dramatique et qui regardait la représentation théâtrale comme absolument
nécessaire pour la parfaite compréhension de ses œuvres. D'où vient donc que pareil
renversement se soit produit en France? Uniquement en raison de l'insuccès bruyant
de Tannhœuser à l'Opéra. Depuis lors, en effet. Jamais directeur de théâtre n'aurait eu
l'idée de jouer une grosse partie sur une œuvre capitale de Wagner, — et la tentative
inutile faite en 1869 P'^'" ^- Pasdeloup avec Rien\i, sinon contre le gré, au moins sans
l'approbation de l'auteur, ne pouvait que justifier cette prudente abstention, — tandis
qu'un entrepreneur de concerts, ne courant pas grand risque à essaver de temps à
autre un morceau, quitte à le retirer s'il déplait au public, pouvait faire efficacement de
la propagande en faveur du grand musicien.
Voyons donc ce qu'ont fait les concerts et par quelles lentes étapes ils sont parvenus
à réparer le honteux échec de Tannhœuser. La nomenclature est aride et longue, mais
sa longueur et son aridité témoignent des efforts souvent infructueux, toujours répétés,
qu'ont dû faire et chefs d'orchestre et partisans de la première heure, afin de restituer au
maître allemand la place d'honneur à laquelle il avait droit en France, aussi bien que
dans tout le monde musical. Richard Wagner ne fut un peu connu à Paris qu'après les
trois concerts donnés par lui-même aux Italiens en janvier 1860; il ne fut générale-
ment bafoué chez nous qu'après le désastre de Tannhœuser en mars 1861. C'est à dater
de ce jour qu'il est intéressant d'observer les progrès de ses œuvres en France, à dater
du jour où tout le monde à peu près demeura persuadé qu'on n'entendrait plus jamais
parler de lui ni de sa musique à Paris. Je prends donc à cette époque, après avoir rap-
pelé toutefois que, bien auparavant, Seghers avait exécuté pour la première fois, à
Paris, l'ouverture de Tannhœuser, dans les concerts de la Société Sainte-Cécile, qu'il
inaugurait au Casino Paganini, rue de la Chaussée-d'Antin : c'était le dimanche
24 novembre i85o. Donc, honneur à Seghers ' !
I. Elle reparut ensuite aux Concerts de Paris, dirigés par Arban, à la tin de janvier i858. « Le
42
J
3^j A P P E N b I C K
Mais honneur surloiu à M. Pasdcloup. Car le premier défenseur acharne de
Richard Wa£;ner en France, celui qui s'obstina à jouer de sa musique en dépit des cris
du public et qui résista aux plus terribles orages avec un entêtement rageur, c'a été
M. Pasdcloup. Il en avait d'abord essayé aux concerts de la Société des jeunes artistes
du Cunservatuire et, l'année même où allait se jouer cette grosse partie de Tannhœuser,
il exécutait la marche et le chœur des fiançailles de Lohengrin (3 février i8(3i^, puis il
faisait chanter par M. Gourdin une mélodie de Wagner, le 17 février; et, comme
pour protester, aussitôt après le désastre, il faisait rechanter le chœur des fiançailles
au concert du 14 avril.
Les Concerts populaires, installés dés l'origine au Cirque d'Hiver, datent du
2" octobre 1861, — l'année même de la catastrophe de Tannha'user, — et c'est le
10 mai 1862 que M. Pasdeloup inscrivit pour la première fois le nom de Richard
Wagner sur son afhche ; il jouait la marche de Tannhœiiser . Ensuite un silence de
trois ans. Le 5 mars i865, première audition de l'ouverture de Tannhœuser : 'grande
.tempête. Il la répète cependant deux fois avant de risquer le prélude de Lohengrin
(il février 1866). Cette fois les partisans l'emportent et le prélude est bissé. Le 7 mars
1866, la marche et le chœur des fiançailles de Lohengrin passent presque sans
encombre. Ajoutez l'ouverture du Vaisseau fantôme (i3 janvier 1867!, un air de
Lohengrin murmuré par M. Capoul ^24 mars 1867), l'ouverture de Rien^i (3 novembre
1867), la marche religieuse de Lohengrin (9 février 1868), des fragments du troisième
acte de Tannhœuscr, chantés par M. Faure et Mi><= Nilsson le vendredi saint 10 avril
1868, de courts morceaux pour orchestre tirés des Maîtres Chanteurs (t 8 octobre 1868),
l'ouverture des Maîtres Chanteurs, huée d'un bout à l'autre au point qu'on n'entendit
rien (12 et 19 décembre 1869), l'ouverture de Faust (6 mars 1870) ; et vous aurez toutes
les pages de Richard Wagner que M. Pasdeloup, à force de les répéter, imposa presque
à son public jusqu'en 1870, au milieu de cris, clameurs et sifflets que rien ne pouvait
arrêter. Tout cela parce qu'on avait joyeusement sifHé Tannhœuser à l'Opéra, le
i3 mars 186 1 1
M. Pasdeloup recommence à j(juer plusieurs de ces morceaux dans la saison
1873-1874. Le i5 novembre 1874, il s'attaque au prélude de Tristan et Iseult ; puis,
après une nouvelle année de silence, il exécutait, le 29 octobre 1876, la marche funèbre
du Crépuscule des Dieux, qui soulevait dès la veille un terrible émoi. Devant le
déchaînement presque général de la presse, il dut rester trois ans sans rien risquer
de Richard Wagner; puis, après avoir tàté le terrain avec l'ouverture du Vaisseau
fantôme et le prélude de Tristan (3o mars et 6 avril 1879), il donna immédiatement
ces trois auditions intégrales du premier acte de Lohengrin qui eurent un si grand
succès (20 avril, 8 et i5 mai 1879I; les rôles étaient tenus par MM. Prunet, Bacquié,
Seguin, Piccaluga, M"" Juliette Rey et Caroline Brun.
De ce jour date le grand mouvement, qui entraîne les amateurs français impartiaux
vers Richard Wagner et va bientôt gagner la foule; mais, de ce jour aussi, de court;-,
morceaux ne suffirent plus et il fallut offrir au public de longs fragments chantés, de
véritables sélections des œuvres de Wagner. M. Pasdeloup donna d'abord divers mor-
ceaux du Vaisseau fantôme chantés par M. Lauwers, M'"" Brunet-Lafleur et Rose
(>aron [6 février 188I;. Le lo avril 1881, il fait entendre des fragments du troisième
loul se unninc, disuil alors la Galette musicale, par une espèce de tumulte harmonique, tenant lieu
de péroraison, et en cet endroit l'auteur a cru pouvoir mettre \emoi_fin. Pourquoi là plutôt qu'ailleurs.'
Rien ne l'indique. Le public a écouté dans un silence religieux cette œuvre étrange; il a même
applaudi, ce qui est très poli de sa part. »
APPENDICK 33,
acte des Maîtres Chanteurs, chantes par M"'=^ Panchioni et Caron, MM. Holly,
Lauwers et Lecor, puis le 28 mai, les adieux de Wotan à Brunehild et l'incantation
du feu, de la Valkyric, dits par M. Faure. Le i 1 décembre 188 i reviennent des frai,'-
ments du troisième acte de Tannliceuser, par M. Faure et M""; Rose Caron. Le
i5 janvier 1882, la mélodie : Raves, transcrite par Wagner lui-même, et le morceau
de concours des Maîtres Chanteurs, transcrit par M. Wilhelmy, sont exécutés sur le
violon par M. Waldemar Meyer. Le 5 février, M"i= Panchioni chante la scène finale
de Tristan, et, le vendredi saint 7 avril, on entend pour la première fois le chœur final
de l'Agape des Apôtres.
Le 22 octobre 1882, première audition du prélude de Parsifal, en même temps que
le jouaient M.M. Colonne et Lamoureux; les 28 janvier et 4 février i883, nouvelles
auditions du premier acte de Lohengrin, et les 11 et 18 février, exécution de l'épisode
du Vendredi Saint, de Parsifal, pour orchestre seul. Ici finit le répertoire des ceuvrcs
wagnériennes essayées au Cirque d'hiver par M. Pasdeloup ; ici finissent les Concerts
populaires eux-mêmes, puisque M. Pasdeloup, atteint par l'âge et lassé par la concur-
rence, abandonnait alors, après vingt-trois années, ces excellents concerts qui ont
renouvelé le goût musical en France et dont la popularité même assure un renom
durable à leur fondateur.
Tandis que les Concerts populaires étaient tellement agités par les furieux combats
qui se livraient autour des œuvres de Richard Wagner, les Concerts dits aujourd'iiui du
Chàtelet, fondés en mars 1873 à FOdéon et transportés seulement pour la saison
suivante au Chàtelet, restaient jusqu'au i" février 1880 sany donner une seule note de
Wagner. M. Colonne exécuta ce jour-là l'ouverture de Tannhœuser. Durant la
saison suivante, au premier concert, ouverture du Vaisseau fantôme [\j octobre 1881 ;
Siegfried's Idyll, le 14 novembre; la Chevauchée des Valkyries pour orchestre seul,
qui allait devenir un des plus grands succès de ces concerts, les 23 janvier, 6 et
i3 février 1881 ; puis le prélude et le finale de Tristan, toujours pour orchestre seul, le
vendredi saint i5 avril. Les 23 et 3o octobre 1881, la scène du Venusberg, de Tann-
hœuser; les 20 et 27 novembre et 4 décembre, longs fragments pour orchestre et chant
de Tannhœuser, avec MM. Bosquin et du Wast dans Tannhœuser et Auguez dans
Wolfram; les 5 et 12 février 1882, sélection de Rien^i, chantée par M. Stéphanne,
Mlles Marie Battu, C. Brun et Dihau; le 26 mars enfin, fragments de Tannhœuser, avec
M. Faure pour Wolfram.
Le 22 octobre 1882, le prélude de Parsifal se joue au Chàtelet en même temps que
chez MM. Pasdeloup et Lamoureux; le 5 novembre, Huldigung's-Mar'sch ,-les 25 février
et 4 mars i883, sorte de Festival-Wagner, composé presque entièrement de ses œuvres,
avec M. Lauwers et M'"» Rose Caron comme solistes; puis, le i i mars, ouverture des
Maîtres Chanteurs. Durant la saison de 1883-1884, réapparition des précédents
morceaux ; le 20 janvier, fragment de Lohengrin, chante par M"'= Schrœder lElsa) ;
puis le grand finale du premier acte de Parsifal exécuté le 10 février et le 2 mars 1884,
suivi la seconde fois de V Enchantement du vendredi saint, avec M. Faure (Gurne-
manz) et M. Mazalbert [Parsifal). M. Faure rechante ses fragments préférés de
Tannhœuser le 9 mars, et M. Colonne termine la saison (6 avril; avec la Chevauchée
des Valkyries, qu'il a bien dû jouer quinze ou vingt fois et qui demeurera le grand
succès wagnérien des Concerts du Chàtelet.
A la réouverture d'automne, en 1884, M. Colonne s'appropriait Touveriure de
Faust (2 novembre) ; puis, les 25 janvier, i"et8 février (885, il donnait divers fragments
de la Valkyrie : les adieux de Wotan à Brunehild. chantés par M. Soum, le sr-lut de
332 APPENDICE
Siegmund ;iu printemps soupiré par M. Bosquin, et l'inévitable Chevauchée, avec
parties vocales. Au début de la saison suivante, M. Lauwers redit les adieux de Wotan
(6 et i3 décembre!; puis M. Maurcl et M"'-' Tanesi chantent le duo du deuxième acte
du Vaisseau fantôme aux concerts des 7 et 14 février 1886.
Les Concerts du Chàteau-d'Eau, fondJs il y a seulement cinq ans, le 2'} octobre
1881, se sont, dès le début, consacrés au triomphe de Richard Wagner sous l'énergique
impulsion de M. Lamoureux. Pendant la première année, ouvertures de Rien\i (6 et
i3 novembre) et du Vaisseau fantôme (20 et 27 novembre) ; cavatine du Vaisseau
fantôme chantée par M. Guiot (11 décembre); ouverture et tragments des Maîtres
Chanteurs pour orchestre (18 et 25 décembre); ouverture de Tannhœuser 8 et i5 jan-
vier 1882); chœur des tileuses du Vaisseau fantôme, etmarcheet chœur des fiançailles
de Lohengrin, exécutés trois fois de suite (22, 29 janvier et 5 février) ;puis quatre auditions
triomphales du premier acte de Lohengrin chanté par MM. Lhcrie, Plançon, Heus-
chling, Auguez, M""" Franck-Duvernoy et Gayet [12, 19 et 26 février, 5 mars 1882];
enfin le grand duo de Lohengrin, par M'"= Franck-Duvernoy et M. Bosquin (19 mars et
7 avril), et sélection de Tannhœuser avec M. Heuschling dans Wolfram (26 marsV C'était
assez bien travailler pour une première année.
Au début de la deuxième, les 22 et 29 octobre 1882, exécution du prélude de Pars/y^/,
en même temps que chez MM. Colonne et Pasdeloup; les 5 et i 2 novembre, audition
du prélude de Tristan;\c 14 janvier i883, introduction instrumentale et prière de 7?!C'h^/,
chantée par M. Bosquin; pour finir la saison, Festival-Wagner (4 et 1 1 mars) où l'on
réentendait tous les morceaux déjà classés, en parti 'ulicr le premier acte de Lohengrin
chanté par M"»-' Brunet-Lafleur, MM. Bosquin, Couturier, etc. Dans le troisième
hiver, d'abord la marche funèbre du Crépuscule des Dieux (janvier 1884), admirable-
ment rendue et que M. Lamoureux dut rejouer quatre dimanches de suite ; enfin les quatre
auditions foudroyantes du premier acte de Tristan et Iseult, chanté par M'"«s Montalba
et Boidin-Puisais, MM. Van Dyck, Blauwaert et Mauguière (2-, 9, 16 et 23 mars).
Cette exécution, qui retentit comme un coup de tonnerre, acheva la reconnaissance et
la consécration du génie de Richard Wagner par le public français enthousiasmé.
M. Lamoureux ne devait pas s'en tenir là. Dès la réouverture, il exécutait la Grande
Marche de fête, composée pour le centenaire de l'indépendance des Etats-Unis
(26 octobre 1884), et la répétait aux deux concerts suivants I9 et 16 novembre), en y
joignant les deux fois l'ouverture de Faust. Il faisait chanter trois fois par M"'^ Brunet-
Lafleur et M. Van Dyck le grand duo de Lohengrin (7, 14 et 21 décembrel ; puis,
après avoir répété une fois le premier acte de Tristan et Iseult, il exécutait deux fois
le deuxième acte ^jusqu'à l'arrivée du roi Marke) avec M. Van Dyck, M'''^'^ Montalba
et Boidin-Puisais comme solistes (l'-'f et 8 mars i885). Enfin, le vendredi saint 3 avril,
il attirait la foule en donnant un grand concert exclusivement composé d'œuvres
orchestrales de Richard Wagner, précédemment entendues : dix numéros au programme,
autant d'éclatants succès.
Au commencement de la saison suivante, l'orchestre exécutait Siegfried's Idyll les
29 novembre et 6 décembre, et M. Van Dyck chantait les adieux de Lohengrin (22 et
29 novembre) qu'il répétait encore deux fois (3i janvier et 7 février 1886) après le grand
duo de Z.o/!e«^r/« avec M™ Brunet-Lafleur. Le 14 février, ces deux mêmes artistes
chantaient le premier acte presque entier de la Valkyrie, moins la scène deuxième avec
Hunding, et celte exécution avait un tel succès que M. Lamoureux la devait répéter les
21 février, 14 et 21 mars; à cette quatrième audition. M™" Brunet-Lafleur, indisposée,
était remplacée par M'"'= Boidin-Puisais. Dans le même concert, M. Lamoureux exécu-
APPENDICE 333
tait pour la prcmicrc fois la Chevauchce des ]'ii!kj-rics pour orciicstre, qu'il redonnait
les deux dimanches suivants ; cnlin le vendredi saint 2'} avril, comme l'année précé-
dente, il consacrait tout son concert aux œuvres de Richard Wagner. Outre quantité de
morceaux connus, outre le premier acte de la Valkyrie, exécuté pour la cinquième fois,
il faisait entendre, en première audition, le prélude du troisième acte de Tristan et
Iseiilt, l'Enchantement du vendredi saint, de Parsifal, et les Murmures de la forêt, de
Siegfried. Quelle afHuence et quelles ovations !
Et pendant ces vingt-cinq années, de 1861 à 1886, que faisait la Société des concerts
du Conservatoire? Le 8 avril 1866, elle risquait la marche de 7 annhœuser ; le
16 février 1868, elle jouait le chœur des pèlerins, et, le 24 janvier 1869, elle allait jusqu'à
la marche religieuse de Lohengrin. Puis, silence absolu pendant quinze ans. Le 20 jan-
vier 1884, elle rejouait la marche religieuse de /.o/!é'/z^/-//z, et, au concert spirituel du
vendredi saint 11 avril, elle exécutait, pour la première fois, l'ouverture de Taiiii-
liœuser. L'ouverture de Tannhœuser pour la première fois en 1884! Trente-neut ans
après l'apparition de ce chet-d'ceuvre à Dresde ! O sacro-saint Conservatoire! Enfin, le
3i janvier 1886, suprême audace, la Société faisait chanter le ch(eur des fileuses du
Vaisseau fantôme, après avoir essayé, toutes portes closes, la scène des Filles-fleurs de
Parsifal. M. Garcin n'aurait pas mieux demandé que d'aller un peu de l'avant pour
marquer son avènement au poste de premier chef d'orchestre ; mais rentêtcment routi-
nier a prévalu contre ses timides efforts.
Et quel est, aujourd'hui, le résultat manifeste, inespéré après la chute de Tann-
hœuser, de tant d'elïorts patiemment répétés? C'est que les théâtres parisiens, présente-
ment, ne rêvent plus que de jouer des ouvrages de Richard Wagner. L'Opéra-Comique
est aux regrets de n'avoir pu représenter ce Lohengrin connu, admiré du mande entier,
et s'il le regrette à ce point, croyez-le bien, c'est qu'il était assuré, la vogue aidant, d'y
trouver grosses recettes et grands profits; avec les directeurs de théâtre, il n'est pas
d'autre objectif. A la fin de sa précaire existence, et comme il était au plus bas, l'Opéra
italien de la place du Châtelet voulait tenter un dernier coup de fortune en montant
tant bien que mal, en huit jou.'s, le Fi3metn/yrt/z?o;nf; heureusement que les gens ayant
pleins pouvoirs pour autoriser cette folle entreprise ont répondu sans hésiter : non.
L'échec du Vaisseau fantôme, tombant sous une mise en scène ridicule et une exécu-
tion à la diable, aurait fait perdre en un soir tous les résultats gagnés par vingt ans de
luttes patientes et de lents combats.
Ce n'est rien, diront les gens trop pressés, qu'un acte de Tristan et Iseult ou de la
Valkyrie, entendu dans le plus grand silence et couvert d'applaudissements à la fin,
pendant quatre auditions consécutives. C'est un fait capital dans l'histoire musicale de
la France et la date en restera, car elle marque la reconnaissance absolue du génie de
Richard Wagner par tous les amateurs français, exception faite des critiques qui s'étaient
trop engagés naguère en sens inverse et qui en sont réduits à s'entêter tout seuls dans
leur négation : c'est comique et triste à la fois de voir les malheureux lutter aussi déses-
pérément, en poussant de grands cris, contre le courantqui les entraîne et les submerge.
Aujourd'hui, la représentation de Lohengrin à Paris n'est plus qu'une affaire de jours :
peu importe que ce soit dès l'hiver prochain ou plus tard. On peut le prédire à coup sûr:
ce chef-d'œuvre obtiendra le plus grand succès, et ce succès est précisément ce que redou-
tent et veulent retarder les compositeurs installés en maîtres dans nos théâtres lyriques.
Quoi qu'ils disent, fassent ou écrivent, ils sont dès à présent sûrs de leur fait. En
face d'un génie hors ligne, il n'v a qu'à s'incliner et, plus on tarde à le taire, plus on
apprête à rire à la postérité.
II
CATALOGUE COMPLET DES ŒUVRES MUSICALES DE RICHARD WAGNER'
I. — Œuvres dramatiques.
Les Noces, fragment d'un opéra : introduction, chœur et septuor. Inc'dit; copie
autographe de la partition, 36 pages, datée du i'"' mars i833. Fut présenté par Wagner
à la Société de musique de Wiirzbourg.
Les Fées, opéra romantique en 3 actes; i833. Ne fut jamais représenté; l'ouverture
seulement fut exécutée à Magdebourg en 1834. Inédit; la partition originale appartient
au roi de BaTière.
La Défense d'aimer, musique composée en i835 et i836. Représentée une seule
fois, à Magdebourg, le 29 mars i836. Partition originale en la possession du roi de
Bavière. Un air de cet opéra : Chant de carnaval, a été imprimé dans YEiiro a, de
Lewald (année 1837, p. 240), et publié par contrefaçon à Brunswick et à Hanovre.
Rien\i, le dernier des tribuns, grand opéra tragique en 5 actes. Musique commencée
à Riga en i838. Actes I et II terminés en 1839 à Riga et à Mitau; actes III et IV ter-
minés à Paris en 1840. Première représentation à Dresde, le 20 octobre 1842. Traduc-
tion française de MM. Gh. Nuitter et J. Guilliaume.
Le Hollandais volant, opéra romantique en 3 actes. Musique écrite à Meudon, près
Paris, en 1841. Première représentation à Dresde, le 2 janvier 1843. Traduction fran-
çaise de M. Ch. Nuitter.
Tannhœuser ou le Tournoi des chanteurs à Wartbourg, opéra romantique en 3 actes.
Poème écrit à Dresde en 1843 ; partition terminée en 1844-184^. Première représenta-
tion à Dresde, le 19 octobre 1845. Traduction française de M. Ch. Nuitter.
Lohengrin, opéra romantique en 3 actes. Poème écrit à Dresde en 1845 ; musique
commencée le 9 septembre 1846. Introduction écrite le 28 août 1847; instrumentation
de tout l'ouvrage terminée pendant l'hiver et le printemps suivants. Première représen-
tation à Weimar, le 28 août i85o. Traduction française de M. Ch. Nuitter.
L'Or du Rhin, 1^= partie de l'Anneau du Nibelung. Poème de l'Anneau commencé à
Dresde en 1848, exécute dans l'ordre inverse [la Mort de Siegfried, Siegfried, la
Valkyrie et l'Or du Rhin] ; terminé à Zurich en i85 i-i852. Musique de l'Or du Rhin
commencée dans l'automne de i853, à la Spezzia ; partition terminée en mai 1854.
Première représentati(Mi à Munich, le 22 septembre 1869.
La Valkj'rie, 2'= partie de l'Anneau du Nibelung, en 3 actes. Partition terminée i\
Zurich en i856. Première représentation à Munich, le 26 juin 1870. Traduction fran-
çaise de M. Victor Wilder.
Tristan et Iseult, en 3 actes. Poème écrit à Zurich en 1857; musique commencée
en 1857. Partition du i" acte terminée à Zurich pendant l'automne de 1857; du
2= acte, à Venise, en mars 1859 ; du 3= acte, à Lucerne, en août 1859. Première repré-
sentation à Munich, le 10 juin i865. Traduction française de M. Victor Wilder.
Siegfried, 3° partie de l'Anneau du Nibelung, en 3 actes. Musique commencée à
I. Cette liste très claire et qui permet de suivre distinctement la série d'ceuvres empiétant souvent
l'une sur l'autre a été' dressée avec beaucoup de soin par M. Dannreuthcr, auquel il con\ ient d'en
laisser tout le mérite, en y ajoutant quelques renseignements nouveaux.
Al'I'KNDICE 335
Zurich, uvain Tristan. Acte \^' icrmiiié en avril 1857; partie de l'acte II, jusqu'aux'
Murmures de la forêt, écrite en 1857; acte II termine à Munich le 21 juin i865;
acte III terminé au commencement de iSôg. Première représentation à Bayreuth, le
1 1) août 1876.
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, en 3 actes. Ébauche en 1845 ; poème com-
mencé à Paris durant l'hiver 1861-1862, publié en manuscrit en i8()2 ; musique com-
mencée en i8(i2; partition terminée le 21 octobre i8()7. Première représentation a
Munich, le 21 juin 1868. Traduction française de M. Victor Wiidcr.
Le Crépuscule des Dieux, 4'' partie de l'Anneau du Nibelung (le preinier projet
pour la Mort de Siegfried date de juin 1848). Musique commencée à Lucerne en 1870.
Ébauche de l'introduction et acte !'='■ terminés le 20 janvier 1871. Ébauche de la partition
complète terminée à Bayreuth le 22 juin 1872. Orchestration terminée en novembre 1874.
Première représentation à Bayreuth, le 17 août [876.
Parsifal, pièce de festival solennel en 3 actes (les premières esquisses du Charme du
vendredi saint datent de l'année 1857, à Zurich^. Poème écrit à Bayreuth en 1S76-1S77.
Esquisse de la musique commencée à Bayreuth en 1877, terminée le 25 avril 1879.
Orchestration terminée à Palerme le i3 janvier 1882. Première représentation à
Bayreuth, le 26 juillet 1882.
2. — Compositions pour okchkstre, irr chœurs.
Ouverture en si bémol (6/8). Inédite. Exécutée à Leipzig en i83o. Partition vraisem-
blablement perdue.
Ouverture en ré mineur (4/4). Inédite. Exécutée à Leipzig le 25 décembre i83i.
Partition à Bayreuth.
Ouverture en ut. (Ouverture de concert en forme de fugue.) Inédite. Composée en
i83i ; exécutée à Leipzig le 3o avril i833, et à Bayreuth le 22 mai 1873.
Ouverture : Polonia, en ut majeur ^4/4). Inédite. Composée à Leipzig en i832. Par-
tition à Bayreuth '.
Symphonie en ut. Inédite. Composée à Leipzig en i832, exécutée à Prague pcntlant
l'été de i832, et puis à Leipzig, d'abord à la Société iTM/er^c en décembre i832, ensuite
au Gewandhaus, le 10 janvier i833 ; enfin à Venise le 24 décembre 1882.
Cantate pour le nouvel an. (Introduction et deux pièces chorales.) Inédite. Exécutée
à Magdebourg la veille du jour de l'an i834-i835, et à Bayreuth le 22 mai 1873.
Ouverture de'Christophe Colomb. Inédite. Composée, et exécutée deux fois, à Mag-
debourg en i835 ; rejouée à Riga en i838 et à Paris le 4 février 1841. 1 Après cette
dernière exécution, la partition et les parties détachées disparurent, et depuis on n'en a
plus entendu parler -.
Musique et morceaux de chant pour une farce féerique de Gleich : l'Esprit de la
1. Il a été raconté ^p. 2<)) comment, après avoir été perdue, après avoir passé de main en main
pendant quarante années successives, cette partiiion fut enfin rc.due à Ricliard Wagner grâce aux
patientes recherches de ses amis de Paris.
2. On faillit la retrouver un jour (voy. p. '.^2); mais tout indice est aujourd'hui perdu. Ce récit piour-
rait s'appliquer aussi à l'ouverture : Rulc Britannia. que Wagner envoya de Paris, en 1S40, à la
Société Philharmonique de Londres, et qui est pareillement égarée. Cependant Jullien ne dirigea jamais
les concerts de la Société Philharmonique. En rapportant tout à la tin de sa vie, ce pitoyable épisode
de sa jeunesse, peut-être Wagner a-t-il fait confusion sur le titre de l'ouverture expédiée ou sur le
nom du destinataire. Peut-être aussi avait-il envoyé une ouverture à la Société Philharmonique, une
autre à Jullien. Quoi qu'il en soit, ces deux ouvertures de Cliristoplie Colomb et de Rule Britannia
paraissent être détinitivcment perdues.
336 APPENDICE
nviiitat^nc ou les trois souhaits. Mcigdcbourg, iS'-iiJ. InJdits ; manuscrit probablcmcnl
perdu.
(JuvLMture : Rule Britannia. Incditc. Ecrite à Kœnigsbcrg en i836. La partition
fut envoyée à la Société Piiilharmonique de Londres en 1840. Probablement perdue.
Ouverture pour Faust. Ecrite à Paris en 1839-1840. Première exécution à Dresde, le
22 juillet 1844. Recomposée en i855.
Marche d'hommage [Huldigungs marsch.'] Composée en 1864. Publiée en 1869.
La partition originale, pour musique militaire, demeura manuscrite. La version, publiée
pour grand orchestre ordinaire, fut commencée par Wagner et terminée par Raff.
Idj'lle de Siegfried (Siegfricd's Idjrll). Composée en 1870, publiée en 1877.
Marche impériale (Kaisermarsch), 1 87 1 .
Grande Marche de fête, pour l'Exposition du Centenaire, à Philadelphie, 1870.
La Cène des Apôtres (Das Liebesmahl der Apostel), scène biblique pour chœur
d'hommes et grand orchestre, 1841.
Cantate de circonstance, pour l'inauguration de la statue en bronze du roi Frédéric -
Auguste, à Dresde, le 7 juin 184?. Inédite.
Salut au roi (Gruss seiner Treuen an Friedrich Angust). Exécuté à Dresde le
9 août 1844, et publié la même année dans cette ville : i" pour quatre voix d'hommes
2" comme mélodie avec accompagnement de piano.
Au Tmubeau de W'eber : 1° Marche funèbre pour instruments à vent, sur des motifs
S Furj-aiithe : 2" double quatuor pour voix, 1844. Partition du n" 2 publiée en 1872.
3. — Pièces i'Ol;r piano.
Sonate en si bémol. Composée en i83i, publiée en i832.
Polonaise en re, à quatre mains. Coinposée en i83i, publiée en i832.
Fantaisie en fa dic:^e mineur. Inédite. Ecrite en i83i.
Sonate d'album, en la bémol, pour M""-' Mathilde Wcsendonck. Composéeen i853,
publiée en 1877.
Feuillet d'album, en ut, pour la princesse de Mettcrnich. Composé en 1861, publie
en 1871.
Feuillet d'album, en mi bémol, pour M'"- Betty Schott. Composé le i'-'' janvier 1875,
publié en 1876.
4. M liLODl KS.
Chant de carnaval, tiré de la Défense d'aimer, i835-i836. Reimprimé à Brunswick
en i835.
Dors, mon enfant; Mignonne, Attente, mélodies composées à Paris en 1839-1840.
Publiées comme primes musicales dans ÏFuropa, de Lewald, en 1841 et 1842. Repu-
bliées avec traduction allemande en 1871.
Les Deux Grenadiers, de Henri Heine, à lui dédiés, Paris, iSSg. Musique composée
sur la traduction française.
Le Sapin (Der Tannenbaimi), 1840. Publié en 1871.
Petite Chanson de Kraft (Hôtel de Prusse, 22 avril 1871). Petit remerciement
humoristique à son hôte, M. Louis Kraft, de Leipzig. Imprimé dans le Jmirnal illustré
de Vienne [i\ octobre 1877], puis dans le Recueil général de chansons d'étudiants, de
Millier von der Verra.
Al'I'ENDICE
337
Cinq Pdcijics : i. L'Aiige. 2. Demeure tranquille. 3. Dans la serre, ciudc pour
Tristan et Iseult. 4. Douleurs. 5. Rêves, ciuJe pour Tristan et Iseult (1862). Tradui.-
lioii anglaise de Francis Huerter.
5 . — ■ A U 1! A N G li M 1: N T s , E V C .
Gluck. Ipliigenie en Aulide, d'après rarrani^ement de Rii.Iiai-d Wagner: paiiiiiim
pour piano réduite par Hans de Bûlow, publiée en iS5'). Paililion de la CnJa de l'ou-
verlure publiée en iSSg.
Mozart. Dan Juan, avec dialogue et l'écitatifs remaniés, exécuté à Zurich en i85o.
Inédit.
Palestrina. Stabat mater, avec indications pour Texécution. Partition publiée
en 1877.
Allegro pour l'air d'Aubrey, dans le Vampire, de Marschner, en fa mineur. Parti-
lion de 142 mesures de texte et de musique ajoutées, au lieu des 38 mesures de l'ori-
ginal ; datée de Wiirzbourg, 23 septembre iS33, en la possession de M. \V. Tappert, à
Berlin.
Beethoven. Neuvième Symphonie, réduction pour piano, iS3i. Inédite.
Donizctti. La Favorite., réduction pour piano, Paris.
— HElisir d'amore, réduction pour piano.
Halévy. La Reine de Chypre, réduction pour piano, Paris, 1841.
— Le Guittarero, réduction pour piano, Paris, 1841.
Arrangement à quatre mains d'une grande fantaisie de Henri Herz^ pour piano a
deux mains, sur la Romanesca.
>,
BAYREUTHIANA.
Comment celui qui n'csi pas initie se représente la Chevauchée îles Valkyrics.
Devise : Que sert-il de re.yarcicr, si l'on n'y peut loucher :
{l'iuli. Je I.cip.cif;, 3 septembre 1S76.)
4J
ADDITIONS ET CORRECTIONS
Page ^3, ligne 21, et page 24, ligne i5. — Lire Kœnigsberg au lieu de Kœnisberg.
Page 23, ligne 3i. — Pour attirer plus de monde à la représentation de Norma, donnée à
son bénéfice au théâtre de Riga, Wagner avait fait imprimer sur l'affiche cette déclaration :
Noriuj. — Le soussigné croit ne pouvoir mieux prouver son estime pour le public de
cette cité qu'en choisissant cet opéra. La Nonna, parmi toutes les créations de Bellini,
est celle qui, à la plus abondante veine mélodique, unit avec la plus profonde réalité la
passion intime. Tous les adversaires de la musique italienne rendent justice à cette
grande partition, disant qu'elle parle au cœur, que c'est une œuvre de génie. C'est
pourquoi j'invite le public à accourir nombreux.
Richard Wagner.
Jusqu'à la fin de sa vie, il conserva la même admiration pour Bellini, et durant son
dernier voyage en Italie, comme il était à Sorrente et que les musiciens de Naples
venaient souvent lui faire visite, il leur dit à peu près en termes précis :
« On me croit un ogre pour tout ce qui se rapporte à l'école italienne et l'on me pose
en antithèse particulièrement avec Bellini ; mais non, non, mille fois non : Bellini, au
contraire, est une de mes prédilections, parce que sa musique est tout cœur, sentie
et liée intimement, strictement aux paroles. La musique que je déteste, c'est la musique
vague, sans conclusion, qui se rit du sujet et des situations... »
D'ailleurs, cette admiration persistante ne se fait-elle pas sentir dans l'œuvre du
maître et ne retrouverait-on pas l'infîuence manifeste de l'école it.alienn«, au moins pour
le dessin général, dans certains morceaux très applaudis de ses premiers ouvrages? Le
septuor de Tannhœitser, par exemple, n'a-t-il pas un air de famille avec le sextuor de
Lucie, et Wagner, par endroits, ne semble-t-il pas procéder de Donizetti et de Bellini,
plutôt que de Weber, dont il se réclamait volontiers à ses débuts ?
Page 24, note. — Le i"'' août 18S6, l'Opéra de Prague a justement fait sa réouverture en
reprenant encore une fois les Français à Nice, poème de Wagner, musique de Kittl.
Page 17, ligne 21. — D'après M. Dannreuther, qui s'appuie sur l'autorité de Théodore
Hagen, flenri Heine, en voyant arriver Wagner à Paris, aurait dit ces simples mots :
« Ce qui me rend ce jeune homme suspect, c'est qu'il est recommandé par Meyerbeer. »
II est inexact de dire que jamais plus il ne reparla de son compatriote ; au moins
prononça-t-il son nom plus tard en parlant des nombreux compositeurs allemands qui
avaient échoué sur le sol parisien et seulement réussi à se faire mystifier par les roués
raffinés du monde des planches. 0 Quelles tristes expériences n'eut pas à faire M. Richard
Wagner, qui, à la fin, écoutant la voix de la raison et de l'estomac, abandonna prudem-
ment le dangereux projet de prendre pied sur la scène française, et s'en retourna dans
le pays des pommes de terre d'Outre-Rhin ! » C'est peu, mais favorable au demeurant.
Page 38, note. — Lire Dietsch au lieu de Dicslch.
Page 44, note. — Le portrait donné à la page 45 n'est pas le premier de Richard Wagner,
puisque celui de Kietz, qui est indiscutablement îe premier, est parvenu à ma con-
naissance assez tôt pour trouver sa place dans VAvant-propos. Mais ce portrait repré-
sente bien Wagner âgé de trente ans, ou peu s'en faut, car il est très peu postérieur, de
ADDITIONS ET CORRECTIONS 33<(
toute (ividence, à celui de Kietz, qui fut fait pendant le séjour de Wagner à Paris, soit
en 1840 ou 1841. Quant à l'autographe de Wagner placé sous ce portrait lors de sa
réédition à Zurich, c'est la conclusion presque textuelle d'Opém et Drame, à laquelle il
attachait une importance telle qu'il l'imprima — dans son livre — en caractères parti-
culiers, avec le mot final : Kiinstler ^^Artiste|, bien détaché.
Page 07, ligne 2. — Lire Schnorr de Carolsfeld au lieu de Karolsfeld.
Page 69, légende de la gravure. — Lire Fricka au lieu de Frick.
Page 100, légende de la gravure. — Lire Gust. Gaul au lieu de Paul.
Page 106, ligne 14. ^ Le librettiste français avec lequel Wagner espérait pouvoir achever
pour Paris son opéra de U'/t'/.iiuY /e/orgeroJ! était Gustave Vaez, belge d'origine, de son
vrai nom Gustave Van Nieuwenhuyzen, inféodé à l'école italienne, auteur, avec Alphonse
Roycr, du livret de la Favorite, et traducteur, avec le même, de divers opéras de
Rossini, de Donizetti, de Verdi. « Pour commencer, — écrivait Wagner dans une
lettre de 1S49, traduite par M. Camille Benoît, — j'attaque la forme de l'opéra en
cinq actes, puis je donne l'assaut à la règle d'après laquelle il doit y avoir un ballet
spécial dans tout opéra. Si je réussis à enflammer Gustave Vaez, à lui communiquer
l'intelligence de mon dessein, h lui inspirer la volonté de le mettre avec moi à exécution,
ce sera parfait sinon je chercherai aussi longtemps qu'il faudra, jusqu'à ce que j'aie
trouvé le vrai poète, u Avec de telles idées en tête, autant valait chercher tout de suite.
Page 144, ligne i. — Si réservé que je prétende être en fait de citations d'anciens articles
hostiles à Richard Wagner, il me semble impossible de laisser perdre des perles telles
que celles-ci, tombées de la plume d'un écrivain qui faisait la pluie et le beau temps
en 1S61. Celui-là, sûr de son fait, parlait ex cathedra et ne prenait pas de gants pour
donner son sentiment sur Tannliwuser.
« Cette mystification, — dans laquelle les Parisiens ont joué le beau rôle en
définitive, — aura coûté à l'Opéra près de cent mille écus. Grâce au succès qui attend
le Tannhxuser, c'est cent mille francs par soirée. Ne les regrettons pas 1 Ils nous pré-
servent d'un véritable déluge germanique; car nous étions menacés d'une pluie de
Vaisseaux fantômes, de Lohengrin, de Tristan de Léonais, et le Rhin allemand allait
couler dans la Seine. Mais il aura suffi, pour remettre toutes choses en leur place, pour
faire taire les apothéoses, crouler les hauts patronages et crever des ballons pleins de
vent, DE l'attitude pleine de t.\ct et de mesure du public p.\risien, le critique par
excellencç, le juge en dernier ressort des productions de l'imagination et de l'esprit.... »
Puis, le trait final obligé : « Celte malencontreuse partition, c'était la tapisserie
de Pénélope, une tapisserie qui se défaisait toute seule chaque soir et qu'il fallait
recommencer le lendemain. On y travaillait mécaniquement, comme travaillent les
ouvriers des Gobelins, à l'envers, sans avoir conscience de l'œuvre, sans se rendre
compte de l'effet que le musicien voulait produire, en aveugles, ou, pour mieux dire, en
sourds. Heureux ceux qui ont pu le devenir! »
Avouez qu'il eût été dommage de ne pas tirer de l'oubli cet arrêt sans pareil, qui
résume tout ce qu'on a pu dire à propos de l'échec de Tannhœuser à Paris. M. Jouvin,
s'il se relit jamais, doit-il être assez fier de cet article! En vérité, cela lui a bien
réussi de faire le prophète, et, comme il l'annonçait en si beau style, on n'a plus jamais
entendu parler de Richard Wagner, — à Paris ni ailleurs.
Page 283, premier paragraphe. — Le prince-héritier d'Allemagne avait certainement vu et
goûté dans Parsifal autre chose que le pas martelé des chevaliers, car, durant les fêtes
de iSSi"), il est revenu à Bayreuth tout exprès pour P.iri-i/j/ qu'il n'avait pas réentendu
depuis l'origine. Bien plus, depuis la mort du roi de Bavière, on semble prendre à
Berlin un intérêt particulier aux manifestations de l'art national allemand, et l'on y agite,
à ce qu'il paraît, la question de donner une aide décisive à l'œuvre de Bayreuth.
J40
ADDITIONS ET CORRECTIONS
Page 2S6, note 2. — La principale des deux salles du théâtre où sont conservées les cou-
ronnes funéraires, celle qui fut le cabinet de repos du maître, est visitée par de nombreux
fidèles, en temps de représentations à Bayreuth : on l'appelle A'rjnï^ioniier (Chambre des
couronnes). Dès le seuil, on est pris d'une émotion sincère et profonde en entrant dans
cette sorte de chapelle commémorative. La demi-obscurité qui y règne et cette décoration
saisissante, avec le buste de Wagner au milieu, donnent à cette pièce un aspect quasi
sépulcral. Les murs disparaissent complètement sous l'amas des couronnes qui y sont
accrochées; le sol en est jonché; l'air est tout imprégné de l'odeur des fleurs et des
feuilles desséchées. Parmi les reliques qui s'y trouvent, on remarque un petit tableau
noir enfermé sous verre et sur lequel sont inscrits ces mots à la craie : Morgen General-
probe, Wagner (Demain, répétition générale, Wagner). Ce sont les derniers, paraît-il,
qui aient été écrits par le maître dans son théâtre. Une immense couronne, dont le
ruban porte cette inscription : Au meilleur et au plus noble des maîtres, son élève
reconnaissant, Emile Scaria, — et qu'on a dû mettre en évidence depuis la mort de cet
artiste, — impressionne également les pèlerins du Kran^pmnier.
M'"" Wagner, à ce qu'on dit, cédant aux instances de son entourage, s'est abstenue
jusqu'à présent de pénétrer dans ce lugubre sanctuaire.
— Page 3i2. — Le peintre Joukowski ne paraît pas avoir profité de l'offre que lui faisait
Wagner d'exécuter son portrait en même temps que Renoir ; mais il a composé, en i8Si,une
toile très curieuse qu'on peut voir actuellement dans le salon-bibliothèque de Wahnfried.
C'est une Sainte Famille où toutes les tètes sont des portraits. Ni le maître, ni sa femme
ne figurent dans cette assemblée; mais on y voit tous leurs enfants. Saint Joseph, c'est le
peintre en personne ; la Vierge Marie, c'est M""^ Daniela de Bulow; l'Enfant Jésus, c'est
le petit Siegfried Wagner. Enfin, les trois ligures d'anges jouant des instruments de
musique sont celles de M''" Claudine, Isolde et Éva de Blilow. L'effet de cette grande
toile, avec les accessoires obligés : un établi, une colonne, etc. (sur le chapiteau de cette
colonne se trouve une tête qui pourrait bien être celle de feu M. de Gobineau, grand
ami de Wagner), est très saisissant; la teinte générale en est bleuâtre et donne à toute
la composition l'apparence d'un rêve peint, d'une hallucination.
RlCU.^RD WAG.NEti, l'AR GUST. GAUL.
l'ortrait-cliarge fait à la rùpétition de la SocictcS do musique, à Vienne, le 27 février 1875.
TABLE DES GRAVURES
I
ILLUSTRATIONS HORS TEXTE
LITHOGRAPHIES ORIGINALES DE M . F A N T I N - L A T O II R
Tirées par Lemercifr et C'".
Pages .
1. Immortalité Titre.
2. La Muse xvi
3. RiENzi (acte V). Prière de Rienxi 5o
4. Le Vaisseau fantôme (acte lll). Ravissement de Senta et du Hollandais 64
5. Tannhjeuser (acte III). L'Etoile du soir 80
6. LoHENGRiN (acte III). Scène d'amour g4
7. Tristan et Iseult (acte II). Signal dans la nuit i58
8. Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (acte 1°'). Rencontre de Walther et d'Eva 178
9. L'Or du Rhin (scène I"). Les Filles du Rhin 194
10. La Valkyrie (acte I"). Sieglinde et Siegmund - 202
I I. Siegfried (acte III). Évocation d'Erda 222
12. Le Crépuscule des Dieux (acte III). Siegfried et les Filles du Rhin 242
l'i. Parsifal (acte II). Evocation de Kundry 28O
14. Réveil SaS
EAUX- FORTE S ET H F: Ll O GR A VU RE
Richard Wagner, eau-forte de Unger, d'après le portrait de Lcnbach 38
Richard Wagner, eau-forte de M. Abot ■ ' -
Devant la demkure des Giuichungen, eau-forte de H. L. Fischer, d'après le tableau de Joseph
HotTmann 2''2
Richard Wagner, héliot^ravure -9-
II
ILLUSTRATIONS DANS LE TEXTE
Richard Wagner vers 1840, par E. Kiet/ ^"'
Wagner saluant, caricature allemande-. ''\''
Portrait-charge de Wagner, par Gill 9
Maison natale de Richard Wagner, à Leipzig '^
Le Sommeil de Brunehild, caricature allemande -^
Herr Richard Wagner et John Bull, caricature anglaise 4"
342 TABLE DES GRAVURES
Pages.
Richard Wagner vers 1843 45
Représentation de Rioip à Dresde, en 1842 49
Scène finale du Hollandais volant, k Dresde, en 1843 53
Scène finale du Vaisseau fantôme, à Londres, en 1S7G 55
Richard Wagner dans le ciel, caricature allemande 5y
Wotan et ses corbeaux messagers, caricature allemande 69
Représentation de Tannhœuser à Dresde (Reprise de 1847) 77
Maison de Richard Wagner à Bayreuth 83
Représentation de Lohengrin à Weimar, en i85o 89
Richard Wagner en i853, par Clémentine Strocker-Escher 93
Représentation de Lohengrin à Munich, en 1867 97
Richard Wagner chef d'orchestre, portrait-charge par Gust. Gaul 100
Richard Wagner vers i855 io5
Richard Wagner vers 1857 109
Le Judaïsme dans la musique, comme il plait à Richard Wagner; caricature allemande iiG
M Wagner ouvrant son œuf de Pâques, caricature française ■ 118
M. Wagner prenant le parti de faire exécuter sa musique de l'avenir par des musiciens également
de l'avenir, caricature française 119
A une répétition de Tannhœuser, caricature française 120
Autographe musical de Richard Wagner 121
Le Tannhœuser demandant à voir son petit frère, caricature française 123
0 C'est faux, ce que tu joues là, mon enfant... » caricature française 124
Représentation de Tannhœuser (i" acte) à Paris, en 1861 I25
Minute d'une lettre autographe de Richard Wagner 128-129
0 Papa, je voudrais apprendre la musique!... » caricature française i3o
Craignant pour ses provinces du Rhin, l'Allemagne envoie le Tannhœuser pour endormir la
France, caricature française i3i
Représentation de Tannhœuser [2" acte) à Paris, en 1861 i33
A une répétition générale de Tannhœuser, caricature française '. i 36
Richard Wagner en 186 1 i37
La Clef de la musique de Tannhœuser, caricature française i39
Lettre autographe de Richard Wagner au directeur de l'Opéra 141
(1 J'ai vendu ma partition... » caricature française 143
Tannhœuser produisant son effet, même sur les artistes qui le répètent, caricature française. . . 143
Une Scène de patinage, caricature allemande 149
Représentation de Tristan et Iseult à Munich, en i865 i33
Richard Wagner vers i865 157
M. et M'"" Vogl dans Tristan et Iseult, à Munich, en iSôg iG3
Au comble du bonheur, caricature allemande i65
Le Roi Lohengrin, caricature allemande 1G8
Un Nouvel Orphée, caricature allemande iGg
Un B pauvre voyageur? » Oh! que non pas! caricature allemande 169
Une Simple Visite en passant, caricature allemande 172
Représentation des Maîtres chanteurs de Nuremberg (2" acte) à Munich, en 18G8 173
Richard Wagner vers 1868 177
Eva dans l'atelier de Hans Sachs (acte III des Maîtres Chanteurs) iSi
Richard Wagner, par Klic, caricature allemande 184
Richard Wagner, par Gill, caricature française 188
Représentation de Rien^i au Théâtre-Lyrique, ;i Paris, en 18G9 189
Costume de Brunehild dans la Valkyrie 192
Sieglinde aide Siegmund à arracher l'épée du frêne, caricature allemande 193
TABLE DES GRAVURES 343
Pag*».
Loge, le dieu du feu, emporté par son dnormc manteau rouge, caricature allemande ifj3
Richard Wagner vers 1874, par E. de Liphart ir,^
Le Messie des Juifs, dernière manière; caricature allemande sur Liszt, Richard Wagner et Hans
de Bùlow 200
Les Modernes Chevaliers du Oraal, caricature allcniaiide sur les trois mêmes 201
M. ILins Richter dirigeant l'orchestre il Bayrcuth 204
La Colline de Bayrcuth et le Théâtre des festivals 3o5
L'Orchestre en contre-bas de la scène avec sa demi-voûte en bois 2o5
Siegfried et le dragon attendant l'heure du combat, caricature allemande 208
Un Coin du théâtre de Bayrcuth 212
Vue extérieure du théâtre de Bayrcuth, en i.Sjô 2i3
Plan du théâtre de Bayrcuth 214
Vue intérieure du théâtre de Bayrcuth 2i5
Alberich et les Filles du Rhin, scène première de l'Or du Rhin ' 217
Appareil natatoire des Filles du Rhin 2icS
La Manœuvre des Filles du Rhin, vue du fond de la scène 2i<j
Wagner trinquant avec ses amis 210
Alberich et les Filles du Rhin, par E. de Liphart 221
Wagner faisant répéter à Betz le rôle de Wolan 224
La Demeure de Hunding f i" acte de ta \\-ilkyi-ie) 223
Un Rêve de Richard Wagner, caricature allemande 228
Richard Wagner, par Mars, caricature française 229
Liszt et Richard Wagner au banquet, par Cham, caricature française 229
Costume de Wotan en voyageur, dans Siegfried 23i
Mort de Siegmund (2° acte de la Valkyrie) 233
Affiche collée sous le promenoir extérieur du théâtre de Bayrcuth, en iSjô 235
Le Rocher des Valkyries (3" acte de la Valkyrie) 237
Le Réveil de Brunehild (3° acte de Siegfried) 239
Richard Wagner en 1877, par Herkomer 241
Un des restaurants du théâtre, à Bayreuth 243
Cortège funèbre de Siegfried (3° acte du Crépuscule des Dieux) 24D
Composition du peintre Krausse pour la façade de la maison de ^\'agncr, à Bayreuth 247
Wahnfricd, habitation de Richard ^^'agner à Bayreuth 248
Une Soirée chez Richard ^^'agner, par L. Bechstein 249
Pierre commémorative des représentations de la tétralogie à Bayreuth, en 1876 25 1
Médaille commémorative des fêtes de Bayrcuth 252
Le Motif de la forge animé, caricature allemande 253
Le Théâtre de Bayreuth dans son état actuel 255
Wagner, dit le Musicien de l'avenir, caricature française 236
Arrivée de Parsifal sur le domaine du Oraal (i" tableau de Parsifal) 257
Gurnemanz conduit Parsifal au château du Graal (2° tableau de Parsifal) 259
Richard Wagner, caricature anglaise 260
Richard Wagner en 1877 261
Richard Wagner, caricature anglaise 264
Évocation de Kundry par Klingsor (2* acte de Parsifal) ^55
M"'° Materna dans Kundry, au deuxième acte de Parsifal 2*^7
M. Pasdeloup ne se inétiant pas assez d^s marches de M. Wagner, caricature française 268
Le Tétralogue Wagner, caricature fran
268
Parsifal (M. Jœger) et les Filles-Fleurs, au deuxième acte de Parsifal 269
Parsifal baptise Kundry [3' acte de Parsifal) 271
La Musique de l'avenir, caricature anglaise 272
344 TABLE DES GRAVURES
Richard Wagner à liayreuth, par G. Papperitz 273
Kundry se traîne aux pieds de ParsifaI (3" acte de Parsifal) 273
Le Porteur du Saint-Graal, dans ParsifaI 27b
ParsifaI découvre le Graai (scène dernière de ParsifaI] 277
Menus souvenirs de Bayreuth : serviette du restaurant du théâtre, deux carte; postales, une
carte de membre de l'Association wagnérienne universelle 279
Carte postale publiée à Bayreuth lors des représentations de ParsifaI. . 28 1
Parole historique du maître, recueillie le 25 juillet 1882; caricature allemande '-' 283
Frou-frou Wagner, caricature allemande 2S5
Le Grand Canal, à Venise, et le Palais Vendramim-Galcrgi, par Robert Mois 289
Le vieux maître Richard Wagner arrive sans être annoncé dans la salle de musique du ciel,
caricature suisse 292
Le Palais Vendraminî, à Venise, oij est rnort Richard Wagner 293
Les Funérailles de Richard Wagner, à Bayreuth 296
Le Tombeau de Richard Wagner, à Bayreuth. . 297
L'Empereur d'Alleinagne et Richard Wagner, caricature allemande 3oo
Le Roi de Bavière et Richard W'agner, caricature allemande 3oi
Richard Wagner en 1882, par Renoir 3o5
Wagner apprenant aux Champs Élysées la mort du roi Louis II, caricature française 3o8
Destinée de Richard Wagner ici-bas, caricature allemande 309
A la porte du ciel, caricature allemande 3i2
A Bayreuth : Richard Wagner et Kikeriki ; caricature allemande 317
Exclamation d'un fanatique de Richard Wagner ; caricature allemande 32o
Différence entre deux compositeurs célèbres, caricature allemande 32 1
Représentation d'un opéra en préseiice du maître, caricature allemande 325
Richard Wagner dans l'Aitiicau du yibelung, caricature allemande 328
Bayreuthiana : Comment celui qui n'est pas initié se représente la Chevauchée des \'all<yries;
caricature allemande 337
Richard Wagner pendant une répétition à Vienne, portrait-charge par Gust. Gaul 340
W'agner dans le feu de la composition, caricature allemande 344
Wagner composant, caricature anglaise 34G
WAGNER DANS LE l-' E U DE LA COMPOSITION.
[Kikeriki, de Vieiuic, i3 novembre 1876.)
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos vu
CHAPITRE PREMIER
Mozart et Richard Wagner en face des Français , i
CHAPITRE II
La jeunesse et les premiers essais de Richard Wagner. — Les Fées et la Novice de Palerme. —
Séjours k Magdehourg, à Kœnigsberg, à Riga '. lo
CHAPITRE III
Trois années à Paris 2(i
CHAPITRE I\'
Ricii^i et le Hollandais volant à Dresde 41
CHAPITRE V
Richard Wagner niaitre de chapelle à Dresde. — La Vestale et Spontini. — Retour des cendres
de Weber. — La Symphonie avec chœurs. — Iphigénie en Aulide 38
CHAPITRE VI
TannluTiiser à Dresde 70
CHAPITRE VII
Lohengrin à Weimar 84
CHAPITRE \II1
Richard Wagner en e.\il. — Écrits théoriques. — Composition des Sibelungcn 101
CHAPITRE IX
Deux années à Paris. — Concerts aux Italiens. — Tanniuvuser à l'Opéra 117
CHAPITRE X
Tristan et Iseult à Munich ^. i4<>
CHAPITRE XI
Départ de Bavière. — Séjour à Tricbschen. — Les Maîtres Chanteurs de Nuremberir à Munich. . 166
44
34(", TABLE DES MATIERES
CHAPITRE XII
Pages,
Suite du séjour à Triebschen. — Rien^i à Paris. — Le Rhciiipold et la Valkyrie à Munich. —
Installation à Bayreuth et construction du théâtre i85
CHAPITRE XIII
L'Aivicaii du Nibeliiiig à Bayreuth 20'j
CHAPITRE XIV
Concerts à Londres. — La tétralogie à Berlin. — Parsifal à Bayreuth 264
CHAPITRE XV
Mort et funérailles de Richard Wagner. — Continuation de son œuvre. — Ses revirements
intéressés. — Son attitude envers .\uber, Rossini, Meyerheer, Schumann, etc. — L'homme
dans l'intimité, l'artiste en public 284
CHAPITRE XVI
Le génie en face de ses partisans et de ses détracteurs 3i3
APPENDICE
Les œuvres de Richard Wagner dans les concerts de Paris. — Catalogue complet des œuvres
musicales de Richard Wagner 329
Additions et Corrections 338
Table des Gr.avl'res 341
h'
Ci' f /
t/i•y/^|
le-
■0"
.yJm
H'AGNER COMPOS.\NT.
(ï/ii-' illuslraicd iporting and dr.ini.iîic ncivs, de Londres, y juin 1877.)
AUTRES OUVRAGES DE L'AUTEUR
La Comédie a la (2our; les Théâtres de Société royale pendant le siècle dernier. La Duchesse
du Maine et les Grandes Nuits de Sceaux, M"" de Pompadour et le Théâtre des Petits-
Cabinets, le Théâtre de Marie-Antoinette à Trianon. Ouvrage orné d'un frontispice en
chromolithographie, de 8 gravures en taille-douce ou eaux-fortes, de i8 gravures sur bois
d'après des portraits et tableaux originaux de l'époque, et de 20 cartouches, en-tètes et
culs-de-lampe expressément composés pour l'ouvrage sur des motifs du xviii" siècle, (ln-4"
carré, Firmin-Didot, éditeur.).
Paris Dilettante au commencement du siècle. Ouvrage orné de 36 gravures sur bois et
fac-similé de dessins originaux conservés aux Archives de l'Opéra. (In-S" écu, Firmin-Didot,
éditeur.)
Histoire DU Costume au Théâtre, depuis les origines du Théâtre en France jusqu'à nos jours.
Ouvrage orné de 27 gravures et dessins originaux, extraits des Archives de l'Opéra et
reproduits en fac-similé. (Grand in-S", Charpentier, éditeur.)
I^'Opéra secret au XVI II" siècle ( 1770- 1790), Aventures et Intrigues secrètes, racontées d'après
les papiers inédits conservés aux Archives de l'État et de l'Opéra, avec frontispice, en-tête
et cul-de-lampe à l'eau-forte, par de Malval. (In-S" écu, Rouveyre, éditeur.)
La Comédie et la Galanterie au XVIIIe siècle : l'Église et l'Opéra en iy.3S, les Spectateurs
sur le théâtre, le Théâtre des Demoiselles Verrières, A la Bastille; avec frontispice, en-tète
et cul-de-lampe à l'eau-forte, par de Malval. (In-8" écu, Rouveyre, éditeur.)
La Ville et la Cour au XVII I° siècle : Mo:;art à Paris, Marie-Antoinette musicienne, la
Musique et les Philosophes ; avec frontispice, en-tète et cul-de-lampe à l'eau-forte, par de
Malval. (In-8" écu, Rouveyre, éditeur.)
La Cour et l'Opéra sous Louis XVI : Marie -Antoinette et Sacchini, Salieri, Favart et Gluck :
d'après des documents inédits conservés aux Archives de l'État et de l'Opéra. (In- 18, Didier,
éditeur.)
Airs variés : Critique, Histoire, Biographies musicales et dramatiques. (In- 18, Charpentier,
éditeur.)
Gœthe et la Musique ; Ses Jugements, son Influence, les Œuvres qu'il a inspirées. (In- 18,
Fischbacher, éditeur.)
Hector Berlioz : la Vie et le Combat, les Œuvres : avec un portrait de miss Smithson, un
autographe et un portrait de Berlioz. (In- 18 carré, Charavay frères, éditeurs.)
Paris. — Imprimerie E. Mlnard et J. Aucitv, 41, rue de la Victoire.
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¥\. Jiillien, Adolphe
4.10 Richard Wagner, sa vie
W1J89 et ses oeuvres
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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